Il y a – et c’est étrange – enfoui quelque part en nous le souvenir évanescent de cette première Chute, tragique et inaugurale, le souvenir de ce tourbillon infernal au commencement du Temps, l’image de cette pomme et de ce serpent qui s’entrelacent, le premier péché du monde et cette propulsion métaphysique soudaine dans l’Histoire douloureuse des hommes. Il y a – bizarrement entremêlé dans tout ça – la mélancolie diffuse d’un paradis perdu et quelques miettes de bonheur dispersées çà et là dans un monde divisé et voué, loin de Dieu, à l’incomplétude la plus totale. Pour qui daigne encore prendre le temps de regarder en lui, il y a quelque part au fond de cette fêlure – mais comme tout cela est loin ! – cette Chute originelle, cette Chute impossible et inadmissible qui faisait déjà tellement ricaner les Modernes ; cette Chute que nous autres – Postmodernes grandiloquents – pour la plus grande gloire du vide le plus total, sommes définitivement parvenus à éluder.
Et puis il y a désormais sous nos yeux cette seconde Chute, parfaitement visible et palpable quant à elle, cette petite chute au rabais affichée en continu à chaque coin de rue et de mille manières sur tous les écrans du cyber-monde, cette Chute si ostentatoire que personne – et peut-être à cause de cela ? – ne semble disposer à l’entrevoir. C’est là une drôle de Chute – mérite-t-elle véritablement une majuscule celle-là ? –, le double farcesque de notre Chute originelle, un drame en mode mineur – pas même tragique – qu’avait déjà en son temps génialement pressenti Émile Cioran dans sa Chute dans le Temps. C’est une chute libre dans un espace sans gravité où rien ne bouge, un vertige à l’envers en-deçà du Temps, du Péché et de l’Histoire, c’est la grande panne sèche de l’humanité tout au bout de son épopée, la terrible et si désespérément comique dégringolade du dernier homme en dessous de toute possibilité d’individuation à l’heure de l’hyper-individualisme triomphant. C’est une Chute à peine pensable en dehors de toute forme de réel, une décréation à rebours de l’être, le terminus d’un long voyage au bout de la fatigue d’un singe émancipé de tout ; c’est la grande dépression hystérique des posthumains réfugiés dans un même mimétisme final, fuyant sous sédatifs les derniers résidus de leur pauvre conscience atrophiée ; c’est la masse des zombies interchangeablement débraillés et cherchant sans fin leur salut dans l’interminable partouze de la bestialité retrouvée tout au bout des ultimes progrès de la technoscience.
Post-sexe pour post-humanité
Je voudrais aujourd’hui profiter de la tribune qui m’est offerte au sein de la revue Éléments pour parler banalement de sexe – du sexe dans notre petit paradis postmoderne. J’entends par là bien sûr – vous me voyez venir – parler du post-sexe, du sexe d’après la mort du sexe, du sexe officiel et transparent, pornographique et sans tabou, du sexe facilement consommable par nos voisins de palier, par vous, par moi, les post-mâles et les post-femelles. Oui, c’est drôle – si drôle, tout est finalement si drôle quand on laisse momentanément sa mélancolie de côté ! – mais j’ai de plus en plus l’étrange sentiment, tellement le sens des mots a totalement fini comme nous par muter – oui comme tous ces mots puent et comme chacun d’eux ne veut désormais rien dire ! – que pour m’approcher légèrement de la vérité – ne serait-ce disons qu’un tout petit peu –, il me faudrait mettre devant chacun d’eux le préfixe « post », à la manière de la petite croix que l’on vient ajouter dans un livre à la suite du nom d’une personnalité défunte, comme pour témoigner à chaque nouvelle ligne de texte, égarée dans un cimetière de mots, ma non-complicité devant l’absence de correspondance mortifère entre l’Être et le Verbe. Pour que dans notre monde effectivement renversé, le souvenir du vrai ne soit plus pris que pour ce qu’il est devenu : un pauvre alibi de réalité dans la perpétuelle mascarade. Marc-Édouard Nabe l’avait bien compris, lorsqu’il écrivait dans sa préface de J’enfonce le clou en 2004 : « Le XXIe siècle, c’est ça, c’est la remise en cause de toute la terminologie. » Alors, faute de mieux, j’use et j’abuse du préfixe « post », en attendant que les mots retrouvent un sens – à condition bien sûr qu’ils finissent par retrouver un jour un sens et qu’ils ne continuent pas sans cesse de dériver dans leur signification à l’infini comme un prélude à leur disparition ? Dans cette débâcle sémantique, qui peut savoir si demain ce ne sont pas les interjections et les onomatopées – perdues au milieu de quelques smileys – qui régneront sur le cadavre de la langue dans l’immense zoo de la postmodernité ? Louis-Ferdinand Céline prophète encore une fois !…
Mais assez de divagations… Revenons au sujet qui nous intéresse aujourd’hui. C’est au cœur de notre cyber-apocalypse, en voguant au gré des courants numériques dans le maelstrom des algorithmes diaboliques de nos réseaux sociaux, que j’eus vent pour la première fois de l’existence d’Annie Knight. Comment une publication du groupe « Paroles et info du rap » s’était-elle frayée un chemin jusqu’à mon fil d’actualité ? Moi qui rêve de voir un beau jour – de mon vivant si possible – chaque rappeur de ce maudit pays passé par les armes en compagnie de tous leurs auditeurs, je l’ignore tout à fait. Toujours est-il que ce matin-là – c’était un matin d’octobre si ma mémoire est bonne, il faisait gris sur internet – j’apprenais la nouvelle : « Une Australienne de 26 ans s’est donné pour objectif de coucher avec 600 partenaires en 2024. Actuellement, elle en est à 480 et prévoit d’atteindre les 120 restants avant le 31 décembre. L’année dernière, elle avait fixé son objectif à 300. La jeune femme précise qu’elle ne laisse pas n’importe qui entrer dans sa chambre, qu’elle est très sélective et qu’un formulaire en ligne est requis pour les candidats intéressés. »
Et moi qui terminais poussivement une année en solitaire sans avoir même caressé ne serait-ce qu’une paire de seins… Mais passons… L’essentiel dans tout ça, c’est qu’on y était presque – et qu’à défaut de jouir comme Annie, intérieurement je jubilais ! Le monde – enfin ! – s’était mis à conspirer dans mon sens ; et je voyais subitement la dernière ligne droite sous nos yeux se profiler avec plus de précisions ! Mes élucubrations sur la postmodernité comme partouze terminale prenait toute leur consistance, et ce de la manière la plus officielle qui puisse désormais exister : par le biais d’un petit post triomphant sur les réseaux sociaux. Et puis l’idée de « ce petit formulaire en ligne » ne manquait pas de me plaire ; il venait ajouter un peu d’humour et un piquant de vérité – dans une étrange synthèse de transgression supposée et de management intériorisé – à la grande débâcle des temps qui coulent à défaut de pouvoir continuer à courir dans la grande masse liquide des jours.
Les fêtes de Noël entre temps sont arrivées ; et voilà déjà la nouvelle année pointant sans vergogne le bout de son groin immonde. Où es-tu et que fais-tu ma petite Annie Knight ? Toujours pas de nouvelles de toi et ton éventuelle prouesse dans les médias… Fignoles-tu ta besogne à la hâte ? Tu sais, te connaissant, je t’imagine volontiers t’envoyer quelques bûches incandescentes entre deux bûches glacées avalées en famille, histoire de boucler tes comptes de fin d’année… Et puis que feras-tu l’année prochaine Annie – si tu permets bien sûr que je t’appelle Annie ? Doubleras-tu la mise encore une fois ? Tu sais j’aurais tellement de questions à te poser… Mais voilà, nous sommes le 24 décembre et Facebook m’apprend que la jeune Lily Phillips, star d’OnlyFans et de trois ans ta cadette, déjà auréolée du prestige d’avoir couché avec cent types en une journée au cours de l’année, se prépare à passer la barre des mille rapports sexuels en 24h pour février, renvoyant d’avance tes exploits au niveau d’un simple artisanat désuet… Adieu Annie ! Déjà tu t’éloignes inexorablement de nous… Et tu n’existeras dorénavant jamais plus que dans ce texte ma petite chérie…
Mais pourquoi reporter tout ça à février Lily ? Oui, Mme Phillips pardon… Je t’ai connu moins chipoteuse Lily ! Et pourquoi une annonce si tapageuse un mois plutôt ? Dans un monde si concurrentiel ma belle ! Qu’est-ce qu’il t’a pris ? Le mois le plus court de l’année est toujours bloqué dans le ventre glacé de l’interminable janvier, et voilà que Facebook à nouveau – encore lui, mais pourquoi un tel acharnement algorithmique ? – m’annonce qu’une dénommée Bonnie Blue vient de tuer la partie : 1057 partenaires en douze heures, soit à peu de choses près 1,46 hommes consommés par minute (sans tenir compte des intermèdes en gang-bangs à cinq ou six), le tout avec seulement deux pauses de trois minutes, un modèle de taylorisme sexuel à montrer dans toutes les écoles de journalisme de France ! À la guerre comme à la guerre dans ces cas-là me direz-vous ! Et puis à chaque époque les compagnonnages virils qu’elle mérite… C’est un même charnier au bout du jour qui nous attend ; tous nos héros finiront aujourd’hui dans un même trou humide…
Moi aussi j’aurais pu m’inscrire… Finir avec vous tous au fond du trou les gars… On trouvera toujours aisément quelques milliers de mâles suffisamment couillons pour partouzer en file indienne… Moi aussi j’aurais pu me retrouver au milieu de vous – les déconstruits et les virilistes enfin réconciliés ! – à la queue-leu-leu, le berlingo tout dur et la capote à la main, attendant mon tour comme tout un chacun, évitant de me faire emboutir l’arrière par le numéro suivant… Il y a tant de vicieux qui s’ignorent plus ou moins sur cette Terre vous savez… Suffisamment pour en trouver quelques-uns parmi nous – et pourquoi pas juste derrière moi ? – tout spécialement venus de leurs provinces miteuses des quatre coins du monde, pour profiter de cette réunion de cornichons dénudés et s’enfiler tranquillement sur le compte de Bonnie Blue… Oui, en restant sur mes gardes j’aurais pu, moi aussi, aller tout au bout de ce couloir de la mort – cette chose sans consistance que l’on s’est mis bizarrement à appeler la vie – et affronter enfin à mon tour Bonnie Blue seul à seule. Oui, je vois si bien la scène ! Encore quelques pas et me voici Bonnie !
Et pourtant comme je suis malheureux… Tout est si froid ici – où sont passés mon courage et mon érection ? En approchant du front, je ne peux m’empêcher de songer à ce pauvre Dominique Pélicot, ce drôle de prophète maladroit incompris par sa femme… Qu’est-ce qui m’attend derrière cette porte, tout au bout du couloir – une Sainte ou une Putain ? Ni l’une ni l’autre à coup sûr… Puisque nous vivons toi et moi Bonnie après l’Histoire, et qu’il n’y a plus de Péché ni de Rédemption après l’Histoire, pas plus que de post-putain et de post-sainte dans un monde post-chrétien – oui certains mots se sont déjà fait définitivement la malle ma petite chérie, aspirés par ton vagin et tant d’autres orifices béants autour du globe… Comme une machine fatiguée – contrairement à Nietzsche qui arrivait trop tôt, j’arrive trop tard… – oui, comme une pauvre machine fatiguée, tu m’aurais alors simplement ordonné – comme à mille autres avant et après moi – de choisir à mon tour un trou – bouche ou vagin à discrétion, c’est à peu près tout ce qu’il reste de libre arbitre à notre humanité finissante – pour y bricoler quelques secondes dans notre incurabilité mutuelle.
C’est une chose étrange que l’Occident à la fin, avec tous ses siècles de civilisation perdus dans les nuées du temps, réduit à ne plus pouvoir produire qu’en série une meute d’acteurs et d’actrices pornographiques… Qu’est-ce que le Grand Remplacement dans tout ça, sinon l’histoire anodine d’un sombre étron venu s’étaler au fond d’un bidet trop blanc ? Car nous serons balayés par le temps comme les bidets hors de nos salles de bain ; et combien parmi vous aujourd’hui regrettent-ils les bidets de leurs pauvres grands-mères ? Coloniser un pays rempli de Blancs, c’est provoquer en duel un suicidaire qui sauterait sur cette incroyable occasion pour mourir. Et sur les ruines du monde blanc vérolé, débutera un jour le plus grand défi que la fin de l’Histoire réserve à l’islam, celui de son combat sans vainqueurs possibles contre la grande partouze planétaire créolisante.
En 1947, une équipe scientifique de l’Université de Chicago se crut à n’en pas douter bien maline lorsqu’elle décida d’inventer l’horloge de la fin du monde. Il faut être au moins à côté de la plaque comme un scientifique pour vouloir créer une horloge de l’Apocalypse alors que celle-ci venait justement d’avoir lieu. Car il va évidemment toujours de soi pour nous autres – matérialistes enfoncés jusqu’au cul dans le règne terminal de la quantité – que la fin du monde ne peut être forcément que physique – en l’occurrence ici nucléaire ou climatique. Et le 28 janvier dernier, lors de sa mise à jour annuelle, leur horloge de pacotille n’affichait plus que 89 secondes avant le minuit final. Oui, il faut être décidément bête comme un scientifique pour penser que l’Apocalypse est un compte à rebours, quand elle n’est en réalité rien d’autre qu’un comptage interminable. Comme l’avait parfaitement compris Philippe Muray, avec son art inimitable de la formule : « la fin du monde a été reportée à une date antérieure ». Car oui, la fin du monde est déjà derrière nous ; et nous vivons tous aujourd’hui après la fin, dans la vérité crue de l’humanité, égarés au milieu des derniers divertissements standardisés du monde, condamnés à compter sans fin jusqu’à la fin de la fin à peu près tout… Nos partenaires sexuels ou nos jours d’abstinence… Nos bitcoins et notre pouvoir d’achat… Nos soirées Netflix et nos journées détox… Nos voyages vaguement inoubliables et tous ces kilomètres parcourus avec leur bilan carbone… Ou bien n’importe quoi encore…
Mais je me hâte de conclure cet article interminable – et dont je ne voudrais pas risquer de gâcher la qualité par une quantité de mots exagérés. Déjà ce matin j’apprends par internet que Lilly Phillips revient à la charge me concernant, et qu’elle se balade désormais avec un plug coincé entre les fesses en préparation de son prochain « challenge anal »… À ce rythme-là les filles, je ne pourrais pas vous suivre éternellement – en tout cas certainement pas jusqu’à la fin de la fin !
L’Apocalypse est une partouze bien triste…
© Photo : extrait vidéo du générique de la série Mad Men.