Fernand Khnopff (1858-1921) est exposé au Petit Palais jusqu’au 17 mars 2019. Cette rétrospective permet de le situer, en peinture, comme un répondant de ce que fut en musique son contemporain Erik Satie (1866-1925), la pure excentricité en moins. Ils surent plaire l’un et l’autre à un public pour lequel l’art et le décor procèdent d’un même besoin de distraction de soi, inclination très partagée dans la bourgeoisie industrielle fin de siècle, qui ne se donna d’autre horizon qu’elle-même pour comprendre une époque pourtant riche de diversités tant sociales que techniques.
Un dissident académique
Né en Flandres belges, Khnopff passa son enfance à Bruges et en conserva toute sa vie le souvenir d’un joyau idéal dans lequel rien n’advient, sinon d’exister à part soi. Il suit une année d’études de droit avant d’entrer à l’Académie des Beaux-Arts à Bruxelles, puis de fréquenter à Paris (1877-78) l’Académie Julian, les musées et les salons. Gustave Moreau, symboliste très en cour, est alors la référence ; la jeune génération s’emploiera à en simplifier les excès et les surcharges.
En 1883 et avec dix-neuf amis, Khnopff alors âgé de vingt-cinq ans fonde à Bruxelles le Groupe des Vingt (des XX). Il y côtoie l’avocat et musicien amateur Octave Maus, ou le peintre anarchisant James Ensor. A partir de 1884, ils s’exposeront dans un « Salon des XX » bien à eux, qu’ils souhaitent dissident.
Preuve de goût, ils y inviteront des toiles de peintres pas encore reconnus, Monet, Seurat, Pissaro, Gauguin, Cézanne ou Van Gogh. Mais leurs propres techniques, plus académiques, à la nuance près de thèmes parfois provocateurs ou fantastiques, les déclasseront rapidement. Dès avant la cinquantaine, et du point de vue des « fauves » ou des cubistes naissant, ils appartiendront à une génération passée. Ils seront toutefois revendiqués ultérieurement par une partie des néo-symbolistes (Léon Spilliaert) et surréalistes belges (Paul Delvaux, René Magritte), qui eux-mêmes influenceront les écoles de bande-dessinée bruxelloises à venir.
Une réaction à l’engagement de Proudhon et de Zola
Point commun entre les peintres des XX et Erik Satie : leur commune participation (au moins pour quelques mois) au groupe « Rose+Croix Catholique du Temple et du Graal » de Joséphin Péladan, dit le Sâr Merodach Péladan, lequel, comme Octave Maus, se réclame d’un « art total » prôné par Wagner à Bayreuth, et largement surinterprété par eux. L’une des toiles de jeunesse les plus révélatrices de Khnopff évoque d’ailleurs la musique.
En écoutant du Schumann (1883) met en scène, cachée derrière sa main droite, la mère de l’artiste ; elle trône dans un environnement intentionnellement flou, comme le serait une photo, à la nuance près de cette main très nette, centrale dans le tableau. Le personnage qui se raconte ainsi pourrait tout autant écouter du Chopin ou du Fauré. Il n’attend rien d’autre de soi-même que soi-même, par la médiation d’un art propice.
Le symbolisme pictural de Khnopff et de ses amis apparaît ainsi, dès ses débuts, avec ou sans Péladan, comme la réaction d’une génération à ce que le socialisme à la Proudhon ou le naturalisme à la Zola prônaient par ailleurs. Khnopff cultivera toute sa vie, et dans toute son œuvre, une forte méfiance à l’égard des idéaux collectifs, une forme d’atypie par rapport au monde contemporain, et de dépassement de soi en direction d’une éternelle étrangeté, à la fois contingente et sans objet déterminé. Rien, dans ce domaine, ne fait plus penser aux Sonneries de la Rose+Croix de Satie que la plus célèbre des toiles de Khnopff, Des Caresses (1896 ; dite aussi Le Sphynx), qui est un double portrait (mâle et femelle) de sa propre sœur Marguerite, de six ans sa cadette, reconnaissable à son menton légèrement prognathe.
Le même modèle réapparaît dans d’autres compositions oblongues, telle cette Offrande (1891)…
…, ou pensive devant un piano à queue fermé, dans I lock my door upon myself (1891) (« Je ferme ma porte sur moi-même »), au titre tiré d’un poème de Christina Rossetti, sœur du peintre préraphaélite britannique Dante Gabriel Rossetti que Khnopff admirait.
Le piano, la tête d’Hypnos (divinité du sommeil), et les trois iris orangés évoquant la déesse Iris (messagère d’Héra et des dieux de l’Olympe), résument ensemble l’intercession des arts dans la connaissance de soi, et dans celle de l’étrange et autre soi qu’est soi-même, dont la découverte passe par une mise à l’écart du monde ordinaire.
Le lys de droite de ce tableau est placé au-devant d’un paysage étrange, désolé comme savait en peindre Khnopff, enrichi d’une silhouette de personnage solitaire.
Une vue recomposée de la place Hans Memling à Bruges, qui en devient Bruges-la-morte, pour reprendre le titre d’un recueil du romancier et poète symboliste Georges Rodenbach, est exemplaire de ce que Khnopff demandait d’inspiration à ses paysages (Une ville abandonnée, pastel et crayon, 1904 ; très admirée par Magritte).
Même dans le portrait, Khnopff ne montre que des solitudes. Il réussit le tour de force de faire entrer de jeunes enfants dans cette approche équivoque (Portrait de Jeanne Kéfer, 1885)…
…, une ambiance que le Portrait des enfants de Monsieur Nève (1895) n’anime guère.
… ambiance triste et figée comme l’était, quoi qu’il en soit de la maîtrise technique, cet étrange et septuple portrait de sa sœur Marguerite (Memories, 1889).
Le peintre de la monotonie
L’actuelle rétrospective Fernand Khnopff au Petit Palais, et la présence choisie de nombre de ses toiles dans d’importants musées de la planète (notamment celui d’Orsay, à Paris, la Neue Pinakothek de Munich ou le Paul Getty de Los Angeles), montre un regain d’intérêt pour ce peintre. Voilà qui caractérise moins son art qu’un courant de pensée de l’époque contemporaine, qui se prend à y retrouver une trace de lui-même et, concentré sur l’importance de sa propre subjectivité, affiche son détachement des soucis ordinaires.
Cinq ans avant sa mort, Khnopff était entré dans l’Église de la Nouvelle Jérusalem, rue Gachard, à Ixelles. Le culte se situait dans le droit fil des enseignements de Swedenborg, un mystique suédois du XVIIIe siècle qui ouvrait grand sa porte aux mystères, et dont les officiants annonçaient l’advenue d’un « Prince de la Paix » universel. Khnopff admettait, fût-ce indirectement, que, toute sa vie, il avait travaillé ses techniques non pour elles-mêmes mais pour les rendre aptes à servir des vertus plus hautes dont il se faisait, pour la sensibilité, l’intercesseur cultivé et appliqué.
Les artistes groupés autour de la revue La Libre Belgique, qu’il avait un moment fréquentés dans sa jeunesse (1881-82), assuraient que « Rien n’est vrai que le beau. » Khnopff, quant à lui, en inversa le principe : rien ne devient plus beau que le Vrai, vers lequel il faut tendre. Encore ce dernier n’est-il pas donné directement à l’expérience. A chacun d’en découvrir les voies d’accès, en lui-même ou par l’intercession des arts.
Il s’agissait là – dans un mouvement littéraire, pictural ou parfois musical qui eut de multiples écoles et expressions en Europe – d’une réaction aux premiers bouleversements sociaux et aux premiers dégâts de la technique industrielle, quelque chose comme une forme inavouée de philosophie de l’histoire dénonçant l’oubli d’une Vérité de celle-ci, qui se percevrait pourtant en chacun, et pour sa propre part. Il est ainsi possible d’y lire une première expression, maladroite parce que naissante et peu organisée, de cet « oubli de l’Être » que célébrera plus tard, dans la philosophie allemande, un Martin Heidegger à propos duquel n’est que trop rarement évoqué ce que les replis de sa méditation doivent au symbolisme début de siècle.
Se préoccuper du monde tout en s’y considérant comme étranger, telle serait, dans cette recherche de faveur, l’attitude fondatrice de toute démarche artistique ou créatrice. Il n’est pas garanti qu’une telle direction de pensée ou de travail évite une certaine monotonie des résultats artistiques rapportés d’outre-tombe, ou d’outre-mémoire. En témoignent, outre la musique de Satie déjà évoquée, ces trois recherches d’un même absolu dans trois portraits dus à Khnopff : de haut en bas, celui de sa sœur Marguerite (1887), sans doute son meilleur tableau…
…, celui de son élève Madeleine Mabille (1888), armée de sa palette…
…, et celui, posthume, de la jeune Marguerite Landuyt (1896).
L’état d’apesanteur est trois fois suggéré par un bas de robe coupé au-dessus des pieds, trois fois par une robe blanche quasi nuptiale, et trois fois par un regard détourné, absorbé dans un outre-ailleurs intérieur. Le monde réel, celui de l’expérience ordinaire, est-il si monotone ?