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Esthétique du combat perdu

Esthétique du combat perdu

« On ne se bat pas dans l’espoir du succès ! Non ! non, c’est bien plus beau lorsque c’est inutile ! » s’écrie le Cyrano d’Edmond Rostand. À travers trois exemples – le siège de Massada, la guerre de Vendée et la mort volontaire de Mishima –, Jacques Chambray revient sur ces « défaites » qui n’en furent pas, où la geste héroïque des vaincus s’imprima dans la mémoire des hommes jusqu’à effacer le souvenir de leurs vainqueurs.

Il est une sorte de victoire que seule une poignée d’élus ait déjà connue : non pas le fait de vaincre ses ennemis, mais de vaincre cette envie, toute rationnelle, d’abandonner un combat perdu d’avance. Choisir sans hésiter de périr avec éclat plutôt que de vivre dans la défaite. Voilà l’esthétique du combat perdu.

D’apparence paradoxale, ces victoires intangibles inspirent autant d’admiration que celles tangibles, sinon plus. Car il y a quelque chose de proprement délicieux dans ce pied-de-nez fait aux lâches, aux raisonnables et aux ennemis rêvant du bruit d’armes déposées. À vrai dire, le héros d’une cause perdue représente l’union du stoïcisme et du romantisme : il est d’autant plus résolu qu’il est fichu. Une force surhumaine insuffle ses coups d’épées, sachant que chacun pourrait être le dernier. Son casque reflète mille soleils, avant de rejoindre la poussière. Après tout, c’est juste avant de mourir que le cygne émet son plus beau chant. Du panache, s’il vous plaît !

Pourtant, elle semble loin disparue, cette race d’hommes qui exécraient la tiédeur du compromis. Force est de constater qu’au niveau politique comme individuel, le courage a largement cédé sa place au « En même temps » et au « Pas de vagues ». Julien Freund avait défini la politique comme l’art de désigner l’ennemi. Il aurait pu ajouter : l’art de n’inspirer personne et de décevoir tout le monde. De quoi plonger l’esprit loin dans le passé et d’évoquer ces récits qui ont fait couler autant de sang que d’encre.

Le siège de Massada

Commençons par un exemple moins connu, l’événement qui signa la fin de la première guerre judéo-romaine (66-73 ap. J.-C.). Déclenchée par des soulèvements contre l’occupation romaine de la Judée, cette guerre, qui avait initialement tourné à l’avantage des milices juives, se solda par leur écrasante défaite, ainsi que la destruction du Second Temple de Jérusalem, en l’an 70.

Le pays de nouveau sous le joug romain et les soulèvements étouffés, une dernière poignée de rebelles se replia, en 72, à Massada, une fortification au sommet d’une montagne avoisinant la mer Morte. L’on n’accédait au fort que par un sentier unique, étroit et escarpé. Le plateau quasi plat au sommet était entouré de falaises abruptes. Tout cela conféra aux Juifs un avantage stratégique considérable, une sécurité dans l’isolement. Du moins, temporairement.

Sans doute s’attendaient-ils à la visite d’une légion romaine, mais certainement pas au nombre : 15 000 du côté romain pour seulement 960 rebelles. Néanmoins, les assiégés tenaient bon. Les mois passèrent sans aucune percée des Romains, incapables de prendre d’assaut le fort à pied. Puis ces derniers se mirent à construire une passerelle, montant peu à peu jusqu’à la cime. Enfin, le 16 avril 73, après plusieurs mois de siège, les murs de Massada cédèrent sous les coups de bélier, et les légionnaires firent irruption.

Mais personne ne les attendait : les maisons avaient été brûlées, et les rebelles juifs – sachant que leur étaient réservés la prison, l’esclavage ou l’exécution – s’étaient tous suicidés. Aussi morne que fût ce geste, il leur assura leur victoire : de n’avoir jamais connu, jusqu’à l’ultime instant, rien d’autre que la liberté.

La guerre de Vendée

Peu importe que vous soyez républicain, monarchiste ou même anarchiste. Si le récit des Vendéens n’éveille pas en vous une langueur romanesque mêlée de nobles sentiments, c’est que la modernité a évacué votre sens de la grandeur.

Pour résumer les faits, c’est en pleine Révolution française, en 1793, que se déclencha un soulèvement paysan en Vendée, à l’Ouest de la France. Or, plusieurs facteurs, notamment la constitution civile du clergé, entraînèrent ces Vendéens, attachés à la monarchie et au catholicisme, dans une ferveur contre-révolutionnaire. Alors la nouvelle Armée catholique et royale, composée à la fois de nobles et de paysans, affronta le camp républicain dans une guerre dévastatrice. Malgré quelques brillantes victoires, les monarchistes furent ultimement écrasés avec une violence rare, faisant quelque 200 000 morts militaires et civils, soit le quart de la population vendéenne, emportant des hommes dont l’aura mythique perdure encore.

D’où venait cette trempe, ce souffle de bravoure chez Cathelineau, Charette et La Rochejaquelein, généralissimes de l’Armée royale ? De quel éclat brillaient-ils, considérant l’admiration presque religieuse de leurs soldats ? De l’âge d’or de la chevalerie, assurément. Quelle autre explication trouver à cette défense acharnée d’un monde perdu, alors que la Terreur et ses colonnes infernales perpétuaient des massacres sans précédent ? Rendez-vous compte : victimes de cruautés qui épouvantèrent ceux mêmes qui les commettaient, voyant leurs armées décimées, leurs villages brûlés, leurs femmes et enfants assassinés, jamais ne pensèrent-ils à se rendre. Parce que, voyez-vous, ils combattaient par amour. L’amour d’un idéal qui les surpassait, c’est-à-dire la monarchie, sa foi, sa tradition, sa verticalité. Une lumière qu’ils étaient seuls à voir, jusqu’à l’aveuglement par la baïonnette et l’échafaud.

Il est impossible de relater chacun de leurs faits d’armes ici, ou de consacrer un portrait détaillé de tous ces généraux vendéens, les derniers chevaliers français. L’on se contentera seulement du mot d’Henri de La Rochejaquelein, mort au combat à 21 ans : « J’ai d’ailleurs contre moi et ma grande jeunesse et mon inexpérience mais je brûle déjà de me rendre digne de vous commander. Allons chercher l’ennemi : si j’avance, suivez-moi, si je recule, tuez-moi, si je meurs, vengez-moi. »

Le suicide de Mishima

En dernier lieu, il s’agira non pas du combat d’un peuple conquis, ni des partisans d’un régime aboli, mais bien de l’exploit d’un seul homme, Yukio Mishima (1925-1970). Écrivain japonais à succès, auteur des Confessions d’un masque et du Pavillon d’or, annoncé maintes fois pour le Prix Nobel, Mishima ne manquait de rien en termes de prestige et de confort.

Et pourtant, au sommet de la gloire, il n’était pas moins rongé par le plus grand désespoir. Car il assistait à l’écroulement du monde qu’il chérissait – à l’image des Vendéens, mais sans révolution ni scandale ; seulement dans un calme des plus glaçants. À ses yeux, le Japon post-1945 sombrait dans un mercantilisme abrutissant, un pacifisme puéril et une amnésie identitaire. Quant à l’esprit aristocratique et guerrier caractérisant la tradition japonaise, et dont Mishima se revendiquait, il semblait voué aux pages jaunies de l’histoire. Il n’y a qu’à lire son essai débordant d’idéalisme, Le soleil et l’acier, pour comprendre son amour du militarisme, et surtout son rêve d’une mort héroïque.

Alors, poussé par la force de ses convictions, Mishima passa à l’acte. Il suivit une formation de base aux armées, en parallèle d’un conditionnement physique spartiate. En 1968, il fonda une milice privée comprenant une centaine de membres, le Tatenokaï, avec comme objectif de défendre les valeurs traditionnelles japonaises et de restaurer le pouvoir absolu de l’empereur.

Et enfin, le jour fatidique. Le 25 novembre 1970, Mishima et quatre membres de sa milice se rendirent au camp Ichigaya, une base militaire à Tokyo. Sans perdre de temps, ils ligotèrent le commandant dans son bureau et barricadèrent la pièce. Ensuite, Mishima monta sur le toit et y déploya une bannière exposant son programme politique. Devant des centaines de soldats interloqués, rassemblés devant le bâtiment, il prononça un discours, les invitant à le suivre dans sa tentative de coup d’État et de rétablissement du pouvoir de l’empereur.

Hélas pour lui, il fut accueilli non pas par des chants de ralliements, mais par des huées. Alors, comprenant que nul n’allait le suivre, Mishima se retira dans la base militaire. Sachant son combat perdu, il aurait pu se rendre à la police, ou tenter de fuir, de disparaître. Mais il suivit son idéal jusqu’au bout : après avoir présenté ses excuses au commandant, il se donna la mort par seppuku, le suicide rituel japonais.

Or, malgré l’échec de son projet nationaliste, Yukio Mishima connut la mort héroïque qu’il désirait tant. Et rien que pour cela, il faut le saluer.

Gagner devant les siècles

Aux yeux contemporains, ces barouds d’honneur semblent aussi extraordinaires que lointains – non pas temporellement, mais spirituellement. Oui, le mot « honneur » prend une saveur moyenâgeuse chez ceux qui, contrairement à ces hommes, auraient choisi de se prélasser dans une prison fleurie. Pourtant, si les rebelles juifs n’avaient jamais hissé leur drapeau à Massada, et si nul « Vive le roi ! » ne s’était échappé d’un cœur vendéen, aucun sang n’aurait irrigué cette terre immatérielle où naissent les légendes. Ne pas se battre pour ce qui nous est le plus cher, c’est mourir trois fois : d’abord moralement, puis physiquement, et enfin mémoriellement.

Or, en observant des instances de défaitisme précoce, comme l’envie de tout abandonner après l’échec de son candidat favori aux élections, ou un désespoir paralysant vis-à-vis des affaires du pays, niché entre deux coussins de son canapé, il y a lieu de se souvenir de ces personnes qui, certains de la défaite, se battirent comme si la victoire était à leur portée. D’où ce message aux résistants, aux assoiffés de transcendance, à ceux qui brûlent d’amour pour un idéal : ne leur donnez pas la satisfaction de vous avoir vaincu sans même essayer. Lancez-vous corps et âme. Si vous tombez, la victoire viendra par la mémoire des siècles. Et puis, qui sait, il se peut aussi que vous gagniez, non pas dans cent ans, ou mille ans, mais demain.

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