Certains films, si l’on s’en tenait à leur synopsis, ne présenteraient pas un grand intérêt tant ils nous semblent avoir été vus et revus. Une jeune fille cédant aux avances d’un séducteur qui l’abandonne lâchement après l’avoir mise enceinte, une opposition manichéenne entre la vertu austère de la province et le libertinage décomplexé de la métropole, la rencontre d’un homme de confiance, le mariage, la tentation de l’adultère, le retour dans le droit chemin et un happy end romantique aux allures de voyage de noces. Si Erotikon se résumait à cela, je n’aurais évidemment pas pris la peine d’en parler ici. Seulement, Machatý traite ce topos-là d’une manière bien à lui, à la fois audacieuse et avant-gardiste, compte tenu des limites et des codes du genre.
Lors d’une nuit pluvieuse, un voyageur demande le gîte au chef de gare car il a raté son train. Le choc culturel entre la bourgeoisie urbaine et l’univers laborieux du cheminot est présent dès la première scène lorsque Georges, le voyageur, cheveux gominés et tiré à quatre épingles malgré l’averse, charme le chef de gare avec une bouteille de bon whisky qu’il transporte dans sa valise et un joli briquet dont il lui fait cadeau. Cette opposition entre un monde de plaisirs et un monde d’efforts, entre le luxe libertin et la simplicité vertueuse, permet de présenter le jeune dandy comme une figure du corrupteur. Le vieil homme accepte de l’héberger mais il doit partir travailler de nuit, il le laisse donc seul dans sa maison avec sa fille Andrea, jouée par la belle Ita Rina. Dès son entrée en scène, celle-ci minaude, se passe la main dans les cheveux de façon suggestive. Georges lui offre un parfum subtilement nommé Erotikon. Que cet élément anecdotique ait donné son nom au film interroge : s’agit-il vraiment d’un détail, ou le parfum serait-il, comme dans Tristan et Yseult, un philtre d’amour qui expliquerait la suite du récit ?
L’idée de séduction réciproque est suggérée par le cinéaste au moyen d’un fondu enchaîné des visages des deux jeunes gens. Retirée dans la salle de bains dans un déshabillé très suggestif, Andrea offre au spectateur de la fin des années vingt un tableau de nudité partielle d’un érotisme rare pour l’époque. La scène d’amour qui s’ensuit est sans doute la plus originale du film sur le plan formel : des chevelures pétries par des mains, une succession de plans fragmentés, deux gouttes de pluie symboliques qui, sur la vitre de la fenêtre, coulent l’une en direction de l’autre, une caméra qui semble basculer en arrière et balaie l’espace, du mur au plafond, mettant le spectateur à la place de la jeune fille que son amant renverse sur le lit, puis une ellipse, sous forme de fondu au noir, faisant l’impasse sur le point d’orgue – avant un plan éloquent nous montrant les deux amants paressant au lit avec une cigarette. Cigarette qu’on retrouve quelques scènes plus loin, tendue par le bras d’une femme hors champ et dont Georges s’empare, laissant ainsi comprendre au spectateur qu’il y a une autre femme dans sa vie.
Le voyageur repart le lendemain matin, Andrea lui adresse des signes de la main tandis que son train s’en va, le cinéaste fixant son attention sur les fils électriques et les sémaphores – un goût pour les objets machiniques que l’on retrouve tout au long du film. La jeune fille se morfond dans sa petite maison au bord de la voie du chemin de fer tandis que Georges reprend sa vie de dandy, ajustant sa cravate devant le miroir de son bel appartement tandis qu’une femme sautille à l’arrière-plan sur le lit. Une blonde frivole et adultère à laquelle s’oppose Andrea, la brune éplorée. Le film nous présente alors, sur un mode comique, les soupçons et les remontrances du mari de la blonde en question (une scène nous montre le couple en pleine dispute dans un salon de beauté, espionné par des esthéticiennes curieuses), découvrant, en allant chez le tailleur, une photo de son épouse dans la poche d’un autre client. C’est pourtant ce personnage du cocu furieux qui, réapparaissant à la fin du film dans l’appartement de Georges armé d’un pistolet, fera prendre conscience à Andrea de la fourberie de son amant.
Mais nous n’en sommes pas là, et pour le moment la jeune fille réalise qu’elle est enceinte des œuvres du voyageur. L’apprenant, celui-ci se contente de lui envoyer un peu d’argent par la poste. Le facteur qui lui remet la lettre d’Andrea l’informant de son état n’est symbolisé que par une ombre dans l’embrasure de la porte. Cette représentation inquiétante, liée aux aspects graves du récit, sera utilisée par Machatý à plusieurs reprises : lorsqu’à la fin du film le mari trompé est arrêté à la suite de son geste de vengeance, le policier qui le prend en charge n’apparaît que sous forme d’une moitié de visage en marge de l’écran, renforçant par ce décadrage le ton dramatique de la scène. Le vieux chef de gare, humilié par la situation, devient la risée des compagnons qui jouent aux cartes avec lui au café. Ruminant de noires pensées seul chez lui en regardant la pluie tomber, il lève les yeux vers le portrait de sa femme décédée puis aperçoit à la fenêtre, comme une apparition, la face grimaçante et rigolarde d’un des soûlards avec qui il s’est battu au cabaret et qui se moque de son honneur bafoué…
Ayant accouché d’un enfant mort-né, Andrea décide de partir seule, en pleine nuit, et se met presque aussitôt sous la protection d’un homme qui l’a défendue face aux avances d’un cocher indélicat. Elle trouve vite une occasion de remercier son sauveur en lui transfusant son sang alors qu’il a été victime d’une agression. De cette dette réciproque s’ensuit un mariage, sans que l’on comprenne trop ce qui l’a rendu possible (ce passage du film est très rapide). Tout pourrait aller pour le mieux si, en se rendant dans un magasin de pianos, le couple ne tombait pas nez à nez avec Georges. De stupéfaction, Andrea écarquille les yeux lorsque leurs regards se croisent, mais les deux anciens amants gardent secrète leur liaison passée. Le mari se lie d’amitié avec le dandy avant de comprendre, un peu tard, qu’il se passe quelque chose entre son épouse et son nouvel ami, au moment où, lors d’une promenade hivernale en voiture, il surprend les mains gantées des amants se frôler sur le volant. Tout finira pourtant bien lorsqu’Andrea, tentée de renouer avec son amant, découvrira sa double vie et s’en détournera pour retrouver son mari. À l’exception de quelques plans trop contrastés dus peut-être à la détérioration de la pellicule, Erotikon se présente comme un beau drame amoureux, très classique dans le fond mais plein de surprises dans la forme.
EROTIKON
Gustav Machatý
Tchécoslovaquie / 1929 / 85 min
Avec Ita Rina, Olaf Fjord, Karel Schleichert.