Le magazine des idées

« Ernst Jünger. Entre les dieux et les titans » d’Alain de Benoist

D’une écriture cristalline aux phrases finement ciselées, Alain de Benoist nous gratifie d’une étincelante biobibliographie intellectuelle d’Ernst Jünger où l’intelligence le dispute à une connaissance profonde de l’écrivain – comme de son alter ego français et germanophile, Drieu la Rochelle. Ernst Jünger est l’aquarelliste de la délicatesse cosmique (« Nous n’évoluons pas sur un échafaudage d’abstractions mais dans une galerie de peintures », écrit-il dans Type, nom, figure, 1996), ayant compris que l’homme, par une maïeutique particulière fondée sur une relation intuitive avec les choses, devait chercher à accoucher les vérités de l’univers. Jünger expérimente en littérature comme dans ses essais, la réalité sensible des universaux tels que, depuis Aristote jusqu’à Duns Scot, Vico et Kant, la philosophie européenne s’est efforcée d’en bâtir la théorie.

À leur suite, Jünger tente d’éprouver – à rebours de Platon qui oppose le monde sensible au monde intelligible – l’existence d’idées antérieures à toute expérience de la connaissance, ces idées jaillissant de « l’indifférencié » par une volonté de « puissance typificatrice ». Il est aisé de comprendre, alors, que de ce surgissement créateur le monde prend forme sous nos yeux ébahis, engendrant – Jünger prenant ici des accents pascaliens – une « connaissance ineffable : l’intuition ». L’homme rationnel peut ensuite étiqueter, libeller, ordonner, nommer les choses. Par cette métaphysique de l’immanence, Jünger montre qu’il est l’écrivain de l’étonnement perpétuel, ainsi qu’en témoigne sa passion éclairée pour l’entomologie, cette science animalière dont le papillon serait, somme toute, le symbole le plus achevé d’une discipline vraisemblablement plus éprise que d’autres de morphogenèse. De là, le Type se laisse posséder tandis que la Figure se discerne avec difficulté ; « Jünger n’hésite pas ici à parler de “divination”. C’est que la Figure est dévoilement, sortie de l’oubli au sens heideggerien – sortie des couches les plus profondes de l’indifférencié, dit Jünger –, et donc par là présence de l’Être », commente Benoist. Mais, par son dévoilement, se dérobe-t-elle, concomitamment, aux rets de la pensée, comme si cette évanescence de la Figure était le prix de sa « représentation la plus haute que l’homme puisse se faire de l’innommé et de sa puissance », concède Jünger comme une clé confiée discrètement au lecteur.

Clé avec laquelle il nous ouvre les serrures les mieux scellées d’une œuvre telle que Le Travailleur (Der Arbeiter, 1932). Antithèse métaphysique du Bourgeois utilitariste, la Figure du Travailleur se fond dans celle du Soldat, tous deux fruits de la technique et d’une « mobilisation totale » d’icelle. Le Travailleur préfigure, en quelque sorte, dans une perspective aristocratique (élitaire et prussianiste), la Figure de l’Anarque en ce qu’il incarne le « réalisme héroïque » d’une nouvelle race d’hommes, holistes, souverains « de grand style », aptes à maîtriser la technique, cette démiurgie de la toute-puissance qui consacre le retour d’une nouvelle Titanomachie hésiodique de type universel – « planétaire », disait même Jünger.

Bien que non marxiste, Le Travailleur fut très mal reçu, tant chez les nationaux-socialistes que dans une large frange de la révolution conservatrice, preuve que cette pensée tellurique – de laquelle Jünger finira par s’écarter radicalement, sous l’influence déterminante de son frère Friedrich Georg – était aussi novatrice que déroutante. Lecteur attentif de cette œuvre « inactuelle », – « bloc erratique », selon Armin Mohler, secrétaire de Jünger –, pourvoyeuse d’un véritable mythe sorélien, Heidegger la critiquera âprement comme célébration optimiste d’un « nihilisme actif » que dépasserait l’avatar nietzschéen d’une volonté de puissance métaphysique, persistant ainsi dans « l’oubli de l’Être ». Pour Heidegger, on ne peut dépasser le nihilisme par la métaphysique ; il faut emprunter le sentier vers la demeure de l’Être.

Silencieux et fécond dialogue…

Aristide Leucate
Source : Boulevard Voltaire

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