Zemmour, on ne lui ôtera pas ça, est un homme d’idées. Il a sur la plupart de ses rivaux à droite l’avantage de ne pas mépriser l’approche philosophique des choses sous prétexte de « réalisme » (terme souvent utilisé comme simple synonyme d’opportunisme). Marcel Gauchet pense même que cet élément intellectuel est ce qui, chez lui, le rattache encore à la gauche, souvent plus attentive que la droite à ce rapport dialectique au réel. « Je dirais, commente le philosophe, que l’élément de gauche chez lui est la passion des idées, une dimension assez étrangère à sa tradition politique. Il pense qu’on peut gagner intellectuellement. Ce n’est pas dans les gènes de la droite, dont la pente fondamentale est le pragmatisme.1 » Ce qui n’empêche pas l’ex-chevénementiste repenti de dénoncer, dans son dernier livre, les jacobins d’hier et d’aujourd’hui (on devine Mélenchon dans son viseur) dont la « montée aux extrêmes » serait « portée par un mélange détonant d’avidité et de culte très français du verbe et de l’abstraction »2. Avant d’être un candidat articulant des propositions économiques précises (ce qui est assez nouveau chez lui et ce à quoi l’a contraint son nouveau statut de candidat à la présidentielle), Zemmour est un journaliste qui lit beaucoup et qui ne s’interdit pas de penser. C’est de toute évidence un homme intelligent et il comprend la complexité des enjeux de l’époque, davantage sans doute que ce qu’il laisse entendre par ses déclarations qui, elles, au contraire, tendent de plus en plus souvent à des simplifications abusives et à des oppositions binaires.
Le lecteur de Marx et de Michéa
On peut voir, dans cette démarche (étudier des idées complexes, les digérer et les recracher sous une forme manichéenne et parfois caricaturale), une sorte de démagogie sujette à caution. Mais il aurait tort de s’en priver puisque dans son public, même ceux qui ne sont pas tout à fait dupes applaudissent. C’est le cas par exemple de l’ancien juge d’instruction Philippe Bilger, qui reconnaît en Zemmour ce travers tout en l’appréciant précisément pour cela : « Récusant toute nuance, affichant une appétence sans limites pour la globalisation et le systématisme, Zemmour renverse, comme un guerrier cultivé, les misérables précautions, les prudents accommodements dont face à lui on a l’habitude d’user, écrit-il. Personne n’a besoin d’un traducteur quand il regarde et écoute Zemmour, maître dans la capacité à rendre simple le compliqué et évident l’incertain.3 » Ce trait-là, en revanche, est bien de droite : faire passer le manque de nuances ou de subtilités non pas pour une forme de paresse ou de facilité rhétorique mais pour une expression du « parler vrai », une forme de virilité intellectuelle qui, en refusant de couper les cheveux en quatre, fonce dans le tas et donne de grands coups de pied dans la fourmilière. C’est cette même virilité de posture qu’on trouve de plus en plus souvent dans l’arsenal stylistique de toute une nouvelle génération de youtubeurs de droite qui – au-delà du défouloir et de l’amusement que peut provoquer un discours énergique réduit à une succession de saillies – perd en pertinence et en vérité ce qu’elle gagne en punchlines et en gesticulations. Un homme ça s’empêche, disait Camus, lequel préférait associer la vertu virile au courage.
Parmi les idées de Zemmour donc, il en est une qui nous intéresse particulièrement et qu’il a défendue assez brillamment au fil des années. Je veux parler de la critique du libéralisme comme fait social total, sans dissociation possible entre sa forme économique (le capitalisme) et ses applications morales, culturelles ou sociétales, que la gauche persiste à défendre sans saisir la contradiction à laquelle elle s’expose. Je me souviens, sur le plateau de Laurent Ruquier, de passes d’armes mémorables entre l’auteur du Suicide français et des personnalités censément communistes telles que Marie-Georges Buffet ou Clémentine Autain. Le chroniqueur, déployant une analyse rigoureusement « marxienne », leur donnait une véritable leçon de lutte des classes, leur clouant le bec l’air de leur dire : « Puisque vous voulez jouer la carte marxiste, jouons-la jusqu’au bout, allons au bout du raisonnement ; voilà ce que vous devriez logiquement dire et penser, voilà devant quelles conséquences inéluctables vous reculez ! » Pointant leurs contradictions et leur double discours, il révélait qu’il avait mieux compris qu’elles les principes du matérialisme dialectique, il citait Georges Marchais, il démontrait l’impossibilité (pour reprendre une formule de Jean-Claude Michéa) de dépasser le capitalisme sur sa gauche. Et ces réquisitoires anti-libéraux, il ne les réservait pas qu’à la gauche mais les adressait aussi à la droite, et même au centre, ce qui l’amenait en 2006 à reprocher à François Bayrou de proposer un programme « classiquement libéral »4. Ne pourrait-on pas aujourd’hui lui faire, à lui, le même reproche ?
L’antilibéralisme de Zemmour qui nous plaisait
En 2016, dans son essai sur le conservatisme, Laetitia Strauch-Bonart décrivait ainsi cet aspect de la pensée zemmourienne : « Si Zemmour s’en prend au libéralisme économique, c’est en grande partie parce qu’il l’accuse de faire le jeu de l’individualisme moral et, de ce fait, de déstructurer la société. Selon lui, l’équation se déploie dans les deux sens : le libertaire embrasse sans mal le libre marché, qui accompagne ses désirs égoïstes, tandis que le libéral au sens économique est conduit, peu à peu, à se convertir au libéralisme moral, application logique d’une liberté économique débridée dans le domaine moral.5 » Les lecteurs d’Éléments savent que nous sommes nombreux dans la rédaction à partager cette analyse et je dois confesser que ce Zemmour-là ne me déplaisait pas. Son anti-libéralisme d’alors s’accompagnait par ailleurs, sur le plan politique, d’un positionnement souverainiste et républicain, autres caractéristiques qu’il a en grande partie abandonnées ces dernières années.
Pourtant, dans son dernier livre, dans son livre de campagne, il revient brièvement sur cette critique anti-libérale en rappelant, judicieusement, le tournant marqué par l’accession de Giscard a la présidence. « Giscard a compris avant tout le monde que nous étions passés de la République des citoyens à une société des individus, écrit-il. Quinze ans avant Régis Debray et ses entrechats sur république et démocratie. Vingt ans avant les livres de Jean-Claude Michéa et son alliance entre les libéraux et les libertaires. Cette alliance, Giscard l’a façonnée entre lui et lui. À la fin de son septennat, Reagan et Thatcher sonnaient les trompettes de la révolution libérale ; mais celle-ci ne concernait que l’économie. Seul Giscard avait compris que le libéralisme était un projet total, économique et surtout social. Pour lui, la politique n’est plus dans la recherche du bien commun, ou la grandeur de la France, mais dans la quête du bonheur individuel.6 » On ne saurait mieux dire. Dès lors, comment Zemmour peut-il prétendre aujourd’hui dissocier les deux faces du ruban de Möbius libéral en continuant de condamner le libéralisme culturel tout en proposant un programme nettement orienté dans le sens du libéralisme économique ?
Épisode 2 : Éric Zemmour : les métamorphoses d’un antilibéral (2)
1. Marcel Gauchet, entretien, L’Incorrect, décembre 2021.
2. Éric Zemmour, La France n’a pas dit son dernier mot, Rubempré, 2021.
3. Philippe Bilger, « Que manque-t-il à Éric Zemmour ? », in. Causeur, septembre 2021.
4. Éric Zemmour, La France n’a pas dit son dernier mot, Rubempré, 2021.
5. Laetitia Strauch-Bonart, Vous avez dit conservateur ?, Éditions du Cerf, 2016, p. 163. 6. Éric Zemmour, La France n’a pas dit son dernier mot, Rubempré, 2021.
6. Éric Zemmour, La France n’a pas dit son dernier mot, Rubempré, 2021.
Une réponse
Merci pour cette pertinente analyse sur le libéralisme économique et son faux nez. Zemmour ferait bien de clarifier son discours sur la question sociale et économique où il semble se perdre dans une sorte de loto des mesures les plus « tape à l’œil ».
Vous rappelez votre légitime critique du libéralisme que pollue le politique depuis des décennies.
Le libéralisme ne peut pas s’affranchir de sa matrice : libérer l’individu, le rendre libre de toute contrainte susceptible d’entraver sa liberté. Il tend à réduire l’État à n’être qu’un supplétif des puissances financières dont il serait redevable à vie. Le libéralisme, dans sa volonté émancipatrice de l’individu, amène logiquement, de par sa vision du monde, à s’affranchir de toutes contraintes, d’où l’accélération des minorités actives à pousser le politique à instituer des lois dites sociétales. Zemmour semble bizarrement l’oublier.
C’est un piège dans lequel la chimérique » union des droites » n’a pas cessé de tomber, sacrifiant les convictions à la conquête du pouvoir sans demander vraiment ce qu’il en ferait. Bien à vous.
Guillaume d’Aram