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Entretien avec RAGE sur Curtis Yarvin, le P-DG monarque

Entretien avec RAGE sur Curtis Yarvin, le P-DG monarque

Difficile de présenter Curtis Yarvin, figure centrale de la néo-réaction états-unienne, dite les Lumières sombres, et abrégée NRx. Nous avons pour cela interrogé NIMH. Cofondateur en 2019 du média en ligne RAGE, NIMH se veut progressiste, mais définit le progrès comme la réduction de l’entropie. Autrement dit, seul ce qui conduit à plus d’ordre peut mériter le terme de progrès. Une culture est alors un « masque d’ordre » défiant le chaos. Influencé par des auteurs comme Peter Thiel, Curtis Yarvin et Nick Land, dont il propose des traductions en français avec ses camarades du collectif RAGE, il s’inscrit dans ce courant d’auteurs, résolument antidémocratiques, anti-égalitaristes et anti-progressistes nés dans la galaxie de l’alt-right, du trumpisme et du paléo-conservatisme, et qu’on nomme donc « NRx » (pour néo-réactionnaires) et « /acc » (pour accélérationnistes). À chacun de se faire son avis.

En guise d’introduction à cet entretien, nous publions la présentation que nous avions donnée de Curtis Yarvin dans notre numéro consacré au phénomène du youtubing, sous la plume d’Ethan Rundell, le correspondant d’Éléments aux États-Unis (Éléments n° 199, novembre 2022, « 36 youtubeurs dissidents »).

Curtis Yarvin, le P-DG monarque

Véritable cerveau d’ordinateur devenu théoricien politique, produit de la Silicon Valley libertaire converti au royalisme « néo-réactionnaire », Curtis Yarvin (également appelé Mencius Moldbug) jure dans le paysage de la droite online américaine. C’est lui qui a popularisé la métaphore de la « pilule rouge » (Red Pill) comme passage de la caverne à la lumière. Depuis qu’il a lancé en 2007 son blog, Unqualified Reservations, ses attaques à répétition contre la démocratie et l’idéologie du progrès lui ont valu de nombreux disciples. Quand il a clôturé son blog en 2013 pour se concentrer sur sa carrière de brillant ingénieur en logiciel, il était déjà une célébrité. Aujourd’hui, ses positions en faveur de l’abolition de la démocratie et son remplacement par une forme de techno-monarchie responsable (un roi-PDG mandaté par ses actionnaires, qui pourraient à tout moment le « détrôner » en activant les serrures cryptographiques mises au point par Yarvin) ont fait de lui une cible de choix pour les journalistes d’établissement. À les écouter, ce serait un gourou qui menacerait notre « démocratie », comme ils se contentent de l’appeler. En quoi ils n’ont pas tort : ce que Yarvin critique, c’est l’incapacité des élites américaines, dont les élites médiatiques et culturelles, à gouverner en vue du bien commun. À ses yeux, la souveraineté a été confisquée par ce qu’il nomme la « Cathédrale » – il désigne par là l’Université et les médias centraux –, laquelle fabrique du consentement à partir d’abstractions mystifiantes (les droits de l’homme, la justice sociale, la « démocratie »). C’est la « Cathédrale » qui pilote l’État comme dans une « boucle de rétroaction » monstrueuse. La « Cathédrale » émet des ordres, l’État les exécute, la boucle s’amplifiant à chaque itération. Ou, comme le dit Yarvin avec concision : « La désinformation justifie le mauvais gouvernement, le mauvais gouvernement subventionne la désinformation. Voici notre boucle de rétroaction. » S’il y a une recommandation qui traverse son œuvre, c’est celle-ci : la seule façon de sortir de la boucle, c’est de la briser !

Ethan Rundell

Entretien avec RAGE sur Curtis Yarvin

ÉLÉMENTS : Vous traduisez pour la première fois en langue française l’œuvre de Curtis Yarvin, pourquoi est-ce important de la lire selon vous en Europe ?

RAGE. L’œuvre de Yarvin recouvre différents aspects qui peuvent trouver un intérêt pour tout lecteur indépendamment de son origine. Il établit par exemple une analyse des jeux de pouvoir qui empruntent des schémas observés dans toute société. Il est vrai cependant que son œuvre est fortement ancrée dans l’histoire américaine qui pourrait ne pas trouver un intérêt direct pour un Européen. Il consacre de longs chapitres aux événements qui ont fait l’histoire de ce pays comme la guerre d’indépendance, la guerre de Sécession ou encore le New Deal. Il le fait toutefois en s’appuyant sur des ouvrages peu connus dans nos contrées qui lui permettent d’adopter une position loyaliste contre les patriotes et la vision de l’histoire progressiste qui a cours aujourd’hui aux États-Unis. Il ne faut pas en conclure qu’il ne serait pas patriote au sens premier du terme. Il aime les États-Unis, mais ceci l’amène à être très critique envers l’ensemble du gouvernement américain, les progressistes comme les conservateurs. Ils forment pour lui un ensemble de personnes appartenant à ce qu’il nomme la « Structure Moderne » qui repose sur trois éléments : « la démocratie du XVIIIe siècle, la bureaucratie scientifique Mugwump1 et le protestantisme œcuménique principal2 ».

Tous les acteurs de cette structure sont plus ou moins atteints par le virus moderne qui nous entraîne vers la gauche. Il va alors décortiquer méthodiquement l’origine de ce virus. C’est pour lui le fruit du protestantisme puritain qui s’est doté d’un projet politique à la suite de la Seconde Guerre mondiale et il cite régulièrement à ce sujet un article du Time de 1942 (il héberge la version papier de l’article sur son site) où cette tournure d’esprit est explicitée. Dans le but d’une recherche de paix mondiale, il est recommandé de recourir à des organisations supranationales jouant le rôle d’arbitre, d’abandonner l’isolationnisme américain, de mettre sur pied un système monétaire universel pour piloter l’inflation et la déflation, de contrôler la liberté de circulation de tous les individus, etc. Yarvin considère que les bouleversements qu’on observe aujourd’hui sont mieux compris lorsqu’on admet que notre monde reste, à sa façon, très religieux et qu’on ne peut le comprendre sans prendre en compte le fait qu’il est parasité par ce virus mental. Toute son œuvre vise à mettre en avant que les actes de nos dirigeants, quand bien même la religion a été en apparence évacuée, n’en sont pas moins influencés par ce virus mémétique [concept introduit par Richard Dawkins, à partir de la racine « mème » (élément de comportement transmis par imitation), pour étudier les évolutions de la culture dans une approche darwinienne étendue (NDLR)] découlant de la religion, mais qui a muté pour augmenter son adaptation de façon darwinienne. Il nomme les organismes diffusant ce virus, comme les universités et les médias : la « Cathédrale ». Les États-Unis étant le pays ayant la plus forte influence dans le monde, ce virus se serait naturellement répandu dans tout l’Occident rapidement pour culminer avec ce qu’on nomme aujourd’hui le wokisme. Ce qu’il y a d’intéressant pour un Européen est alors de comprendre cette influence mémétique qui a un impact sur nos pays. On dit parfois que le gauchisme est une maladie mentale, Yarvin nous dit plus simplement que les gauchistes sont des dévots suivant une religion qui s’écartent de plus en plus de la réalité.

ÉLÉMENTS : Pourriez-vous résumer sa pensée en quelques points ?

RAGE. Outre les idées de « Structure Moderne » et de « Cathédrale » que je viens d’évoquer, les principaux points de sa pensée sont le formalisme, le néo-caméralisme et le patchwork qui visent à proposer des solutions. Le formalisme est la première notion qu’il a formalisée dans l’article qui a inauguré son blog Unqualified Reservations. On pourrait résumer cela à la guillotine de Hume connu sous le nom du « is/ought problem », selon laquelle « on ne peut pas déduire ce qui devrait être de ce qui est ». Il y a ce qui est et ce qui devrait être. Le formalisme de Yarvin est l’acceptation de ce qui est et la volonté de le formaliser. Rappelons que c’est un ancien libertarien influencé par les idées anarcho-capitalistes pour lesquelles il ne devrait pas y avoir d’État. Il a renoncé à cette idée (ce qui devrait exister) pour s’en tenir à ce qui existe et fait observer que, dans tout régime, même en démocratie, le pouvoir est de fait concentré dans quelques mains. Il propose alors de contourner cet état de fait en donnant réellement le pouvoir à des actionnaires qui posséderaient ainsi un territoire, à charge pour eux d’en accepter pleinement les responsabilités. Autrement dit, il admet qu’un État est bel et bien nécessaire, mais son objectif est d’en rendre efficace le fonctionnement. Comment ? En en privatisant et en responsabilisant ledit fonctionnement.

Cette idée de privatisation aboutit à ce qu’il nommera plus tard le néo-caméralisme en référence au caméralisme prussien [école de pensée économique et sociale prussienne qui préconisait la réforme de la société à partir de l’État, considérant que celui-ci ne devait pas seulement se fixer sur le régalien, mais aussi promouvoir la prospérité collective, via des mesures économiques (NDLR)]. Cette privatisation de l’État doit aboutir à une gestion du territoire par un P-DG nommé par un board. Le but de ce P-DG est alors de rentabiliser l’investissement des actionnaires, tout en offrant un service de qualité aux résidents. Des résidents qui ne sont pas des citoyens et n’ont pas d’influence politique directe, et qui sont libres de partir.

Partir où, me direz-vous ? C’est là qu’intervient son idée de « Patchwork ». Dans le monde tel qu’il l’envisage, un territoire devrait être divisé en « patchs » de taille raisonnable permettant aux gens de déménager de l’un à l’autre facilement, tant que les propriétaires du patch de destination acceptent de les accueillir. Ces « patchs » seront alors en concurrence et les mieux gérés seront les plus prospères.

ÉLÉMENTS : On dit que le courant NRx exerce une influence politique parmi l’aile droite du Parti républicain. Comment la mesurer ?

RAGE. Il est difficile de répondre pleinement à cette question. Les idées de Yarvin ne sont en aucun cas démocratiques. Il appelle à un désengagement total de la politique et ne recommande de voter que si le vote concerne la décision d’élire un monarque qui mettra fin à la démocratie. Ses idées ont surtout un impact au sein du microcosme de la Silicon Valley, atteignant des acteurs de premier plan qui ont un pouvoir politique. Par exemple, Peter Thiel, ancien associé d’Elon Musk chez PayPal, a financé Yarvin. Puis Thiel a financé des candidats républicains, dont Trump. Il y a donc effectivement eu une volonté d’amener ces idées dans le champ démocratique.

Il semble aussi évident que Musk a été influencé par Yarvin, du moins jusqu’à un certain point, même si on n’en a pas de preuve formelle. Relevons simplement des similitudes entre les positions de Yarvin et les actes de Musk. Par exemple, Yarvin est l’inventeur du mème de la Red Pill (la pilule rouge), une façon de sortir de la matrice et de voir les choses telles qu’elles sont. Or, Musk a tweeté : « Take the Red Pill ». Une autre idée majeure de Yarvin est celle d’« Antiversité » qui est pour lui un préalable à toute action politique dissidente. Pour le dire simplement, l’« Antiversité » doit être un moyen de faire émerger la vérité plus efficacement que la « Cathédrale ». Il a consacré plusieurs articles proposant des projets de réseaux sociaux allant dans ce but. Il semble que le rachat de Twitter par Musk et la création de sa propre IA aillent dans ce sens.

Pour en revenir plus directement à la politique, l’élection de Trump fut largement portée par les idées de l’Alt Right qui est en partie inspirée par NRx, ainsi que le paléo-conservatisme et la Nouvelle Droite. Je pense que si Trump a lui-même lancé un réseau social nommé Truth, cela relevait directement d’une influence NRx et de l’idée d’« Antiversité ». Même si le résultat fut très discutable.

ÉLÉMENTS : Le concept de « Structure Moderne » ressemble point pour point à l’Occident décrit par Guillaume Faye dans L’Occident comme déclin (1984). Quelles conséquences en tirez-vous ? Faut-il jeter à la poubelle ce qu’on appelle aujourd’hui Occident ?

RAGE. Je crois que votre question doit être explicitée. Quand vous dites « ce qu’on appelle Occident », il faudrait savoir de quoi on parle et qui en parle. Pour la majorité des gens, l’Occident est purement et simplement l’aire de civilisation des Européens qui comprend bien évidemment l’Europe mais aussi les terres conquises. Ce que vous appelez Occident à la Nouvelle Droite est différent et rejoint effectivement l’idée de « Structure Moderne » de Yarvin. Nouvelle Droite et Yarvin voient derrière ce mot une entité qui étend son pouvoir et uniformise, donc, in fine, dirige le monde vers plus d’entropie. L’Occident ainsi conçu est une rupture avec le droit international, qui est remplacé par des structures supranationales, lesquelles ne sont pas neutres [ce n’est pas nécessairement – et seulement – ce que nous lui reprochons (NDLR)]. Elles ont une tournure d’esprit particulière décrite plus haut. Mais je crois que nommer cela « Occident » est un facteur de confusion puisqu’on peut être opposé à la « Structure Moderne » et favorable à la civilisation occidentale comme l’est Yarvin. On peut être opposé à l’unification politique, mais favorable à l’existence d’une sphère d’influence dont les pays reconnaissent la spécificité civilisationnelle qu’ils partagent. De la même façon, Yarvin pointe un problème précis de notre système bancaire, ce qu’il appelle la transformation de maturité, mais il n’est pas anticapitaliste pour autant.

Cela conduit la Nouvelle Droite à adopter des positions pro-européennes, mais anti-occidentales, qui l’amènent à chercher des amis dans les pays du tiers-monde qui partagent cet ennemi [ce qu’on appelle aujourd’hui le Sud global serait plus juste (NDLR)]. Ceci est absent de l’œuvre de Yarvin. Il ne veut pas jeter l’Occident à la poubelle, mais mettre les employés de la « Structure Moderne » à la retraite. Il emploie l’acronyme RAGE, signifiant Retire All Government Employees, que nous avons repris à notre compte. Alors je vous retourne la question. Puisque cette même critique peut être effectuée sans y mêler le nom d’Occident, faut-il jeter ce vocable à la poubelle pour lui préférer l’emploi d’un autre terme ?

ÉLÉMENTS : Vous employez fréquemment la notion d’entropie. Comment ce détour par des concepts scientifiques vous permet-il d’explorer les failles de la démocratie libérale ?

RAGE. On retrouve l’idée d’entropie dans l’œuvre de Spengler, de laquelle découle l’idée qu’une culture possède un cycle de vie comme un organisme et que les civilisations sont mortelles. Spengler, dans ses notes, fait explicitement référence à Ludwig Boltzmann3, qui disait « la lutte pour la vie est une lutte pour dissiper l’énergie ». On peut dire aujourd’hui en empruntant un mot venant d’Ilya Prigogine4 que les sociétés sont des structures dissipatives. Elles luttent pour la dissipation d’énergie, comme le dit Boltzmann ; et Spengler avait raison de reprendre ceci à son compte.

Mais il faut comprendre que tout système est soumis à l’entropie et que cela n’est pas particulier aux démocraties libérales. L’entropie est une mesure d’ordre, de quantité d’énergie disponible pour effectuer un travail mécanique et d’information sur ledit système. Plus le système acquiert de l’information, plus il réduit son entropie. Considérer une société humaine comme une structure dissipative revient alors à dire que ce sont des systèmes cybernétiques dont le bon fonctionnement repose sur la qualité de l’information qui y circule. La qualité de cette dernière va conduire à une action favorisant l’ordre ou le désordre, chaque entorse conduisant la société vers l’entropie. Les mensonges des médias, le capitalisme de connivence, le système bancaire inflationniste ou encore les allocations délirantes à des gens ne faisant rien pour les mériter sont autant de façon de manquer de respect à l’information et de favoriser le désordre.

Ce qui est intéressant avec cette approche, c’est que cette façon d’envisager une société humaine, qu’on qualifierait de progressiste, retombe sur des constats réactionnaires. Des injonctions à ne pas mentir et ne pas voler comme on les trouve dans les Dix commandements peuvent être résumés à « Tu ne tricheras pas avec l’information ». La qualité de l’information, de l’action et de l’ordre, au cœur de l’entropie, rejoint les idées de vrai, de bon et de beau, et, in fine, de bien.

On retrouve cette pensée chez Yarvin qui met en avant trois informations délétères qui conduisent au désordre : l’emballement sur le changement climatique, la transformation de maturité monétaire et les différences cognitives entre populations. Il voit la gauche comme le camp de l’entropie et la notion de Progrès comme allant vers plus d’entropie. Il a cette phrase célèbre « Cthulhu always swims left » [« Cthulhu nage toujours à gauche » – Cthulhu est un mégamonstre repoussant inventé par Lovecraft (NDLR)] pour représenter cette mégamachine cybernétique qu’est la « Structure Moderne » sous les traits d’un monstre lovecraftien. Je n’ai pas autant de griefs que lui envers les démocraties libérales. Je crois qu’elles furent fonctionnelles, mais qu’elles ont fait leur temps et ont subi l’entropie, comme tout ce qui existe. Je les regarde comme on regarde un soldat vaillant qui a posé le pied sur la Lune, mais qui est devenu sénile, avec respect et déférence, tout en ayant conscience que leur heure est venue. Je rejoins néanmoins la conclusion de Yarvin sur le fait qu’il est temps de passer à autre chose.

ÉLÉMENTS : Curtis Yarvin se dit réactionnaire mais parle de concentrer les pouvoirs dans un CEO, un Chief Executive Officier, tandis qu’un de ses lecteurs, Reid Hoffman, un des fondateurs de LinkedIn, parle de créer des cités-États à citoyenneté contractuelle. N’est-ce pas là une contradiction ?

RAGE. Reid Hoffman, qui est le troisième larron de la « Mafia PayPal » [les cofondateurs de Paypal (NDLR)] avec Elon Musk et Peter Thiel, est impliqué dans le projet d’achat de terres au nord de San Francisco pour y construire une ville privée. Il a acheté ces terres avec Marc Andreessen qui a récemment publié un manifeste techno-optimiste (The Techno-Optimist Manifesto) où il fait explicitement référence à Nick Land, le père de l’accélérationnisme, qui est l’autre grand auteur de la galaxie NRx. Une ville peut être un « patch » et la création de cette ville privée pourrait constituer la naissance du premier « patch » proposant un modèle de gestion en opposition au système démocratique. Un point de Schelling [dans la théorie des jeux, le point de Schelling décrit une situation où les participants à un jeu, qui ne peuvent pas communiquer entre eux, ont tendance à se rallier (NDLR)], comme le dit Yarvin, qui met en avant que ce qui manque à un système en fin de course pour tomber est une alternative.

Cette ville appartiendrait à des propriétaires clairement identifiés qui pourraient nommer un CEO pour la gérer. Le CEO n’aurait alors pas tous les pouvoirs, ceux qui auraient vraiment le pouvoir seraient les propriétaires. Les résidents quant à eux devraient effectivement signer un contrat pour y habiter, mais ils ne seraient en rien des citoyens. Ils n’auraient pas de rôle politique et pourraient s’apparenter à des sujets comme dans l’Ancien Régime. Les propriétaires de « patchs » partageraient d’ailleurs des traits avec les monarques de l’Ancien Régime : ils auraient une autorité centralisée sur leurs domaines, géreraient et contrôleraient les terres, et seraient responsables du bien-être des résidents. Pareillement aux rois, ils jouiraient ainsi d’une autonomie dans la gestion de leurs territoires et pourraient établir des dynasties à travers l’héritage et la succession. Les PDG combineraient, eux, des rôles symboliques et pratiques, étant à la fois les visages représentatifs et les gestionnaires actifs de leur « patch ».

C’est une forme revisitée de ce modèle ancien. Cela présente un aspect réactionnaire, mais là où Yarvin est vraiment réactionnaire, c’est dans sa conception d’un système de valeur absolutiste où le bien et le mal sont clairement identifiés. Pour Yarvin, comme pour son auteur de référence Thomas Carlyle, la droite est le bien, l’ordre ; et la gauche est le mal, le chaos. Yarvin est cependant athée, mais Nick Land n’hésite pas de son côté à parler de Gnon qui est l’acronyme inversé de « Nature or Nature’s God » (la nature ou le dieu de la nature). Ce terme laisse en suspens la question de Dieu, mais rend compte de l’existence de forces de la nature dont le marché fait partie. Alors soumettre les gouvernements à un fonctionnement répondant aux lois du marché revient à les soumettre à Gnon, de la même façon que nos monarques étaient les représentants de Dieu sur Terre choisis par l’Église. Un P-DG serait choisi par des propriétaires pour gérer leur « patch » soumis au marché, donc à Gnon. C’est une forme de Restauration et une nouvelle organisation tripartite avec les propriétaires, le P-DG et les résidents. Les propriétaires seraient alors les détenteurs du religieux, et je crois que c’est ainsi qu’il faut comprendre l’accélérationnisme de Land qui est prôné par Andreessen. C’est profondément religieux.

ÉLÉMENTS : Comment l’ordre peut-il restaurer la liberté maximale selon Yarvin ?

RAGE. Pour Yarvin, l’anarchie est fondamentalement le chaos et c’est pourquoi il ne peut plus être anarcho-capitaliste. La liberté ne constitue plus pour lui un idéal éthique, mais un but à atteindre pragmatique. Il ne s’embarrasse alors plus des considérations éthiques libertariennes et en arrive à la conclusion qu’un système autoritaire tel qu’il l’imagine favorise la liberté. Cette dernière pour lui naît de l’ordre. Une société a des besoins suivant une pyramide de Maslow [qui hiérarchise les besoins des individus (NDLR)]. Elle doit d’abord avoir la paix extérieure qui vient après la guerre avec ses voisins, la sécurité intérieure pouvant être assurée par tous les moyens, même les moins libéraux, puis enfin des lois instituées et un droit permettant cette liberté.

Propos recueillis par Gabriel Piniés

Pour en savoir plus : Rage

1. Les Mugwumps sont des militants et élus du Parti républicain opposés à la corruption financière de leur parti dans les années 1880 et qui ont soutenu des candidats démocrates. Le terme vient de l’algonquien mugquomp qui désigne une personne importante. Parmi eux, James C. Carter, avocat newyorkais, souhaitait remplacer les hommes politiques par des juges, plus impartiaux. Herbert Baxter Adams, professeur à la prestigieuse John Hopkins University de Washington D.C., a tenté de former une nouvelle classe d’experts réformistes.

2. Le mainline protestantism est composé des dénominations historiques pré-évangéliques et politiquement très progressistes : méthodistes, luthériens, presbytériens notamment.

3. Ludwig Boltzmann est un physicien et philosophe autrichien de la deuxième moitié du XIXe siècle. Il est le père de la physique statistique.

4. Ilya Prigogine est un physicien et chimiste russe, Prix Nobel de Chimie en 1977. Influencé notamment par Boltzmann, il a travaillé sur les structures dissipatives, c’est-à-dire des systèmes qui échangent avec leur environnement énergie ou de la matière.

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