Le Monde1 s’en est réjoui : les chiffres de la délinquance sont stables depuis une quinzaine d’années, preuve s’il en est que l’ « ensauvagement » n’existe pas. De son côté , l’enquête « Cadre de vie et sécurité » de l’INSEE, parue en 2018, indique le contraire. Chaque jour en France ont lieu environ 1 945 agressions, soit une toutes les 44 secondes.
« Le réel, c’est quand on se cogne »
Ensauvagement ou pas, la bataille sémantique autour du mot semble plus importante que la réalité : « L’histoire moderne est semblable à un sourd qui répondrait à une question que personne ne pose », écrivait Léon Tolstoï dans Guerre et Paix. Pendant que les médias et la classe politique s’interrogent sur le mot « ensauvagement », le réel dépasse chaque jour un peu plus la fiction, un réel honni par la modernité, comme l’a démontré inlassablement l’essayiste Philippe Muray (1945-2006). « Le post-humain est quelqu’un qui se croit libéré des dettes que ses ancêtres pouvaient avoir envers le passé et qui file sur ses rollers à travers un réel dont la réalité ressemble à du carton-pâte (parc d’abstractions) ». L’homme contemporain a signé pour la fin de l’Histoire, trop obnubilé par le loisir instantané, la culture du « cool », une émotivité le maintenant dans une posture d’éternel enfant incapable d’accepter le réel. Car c’est bien le déni du réel qui caractérise l’homme moderne, devenu Homo Festivus sous la plume de Philippe Muray. Homo Festivus rejette le réel, car le réel est intrinsèquement amoral : « Le réel, c’est quand on se cogne », écrivait le psychiatre Jacques Lacan. Dans son ouvrage Après l’histoire (2000), Muray décrit l’individu moderne face à la montage ou l’océan, envisagés comme des terrains de jeux construits pour lui, mais échappant parfois à son désir, en rappelant son existence propre par des catastrophes naturelles : « La montagne serait méchante ? L’océan dangereux ? […] Même la recherche systématique des responsabilités […] ne consoleront jamais Homo Festivus de ce genre de trahison ».
Face à la montée de la violence, rejeton monstrueux d’une civilisation à bout de souffle, Festivus proteste. Pas contre les actes de violence, bien sûr ; l’homme contemporain, nimbé d’une « Vertu de mascarade », s’offusque de l’utilisation du mot « ensauvagement », mot forcément raciste et peut-être même concept de « l’extrême droite ». Une accusation, désormais classique, rendant impossible le débat ; débat qui tend à disparaître, puisqu’il met en exergue des divergences de point de vue, chose impensable pour Festivus. « La liberté de penser a toujours été une sorte de maladie, nous voilà guéris à fond », notait Philippe Muray dans L’Empire du bien. Dans les médias, les journalistes appellent à ne pas céder aux sirènes de ce langage politiquement incorrect. Le propre de notre société moderne est de faire disparaître le réel sous des discours grandiloquents où l’indifférenciation règne en maître.
Déni de la réalité
Dans le « monde réellement inversé » dénoncé par Guy Debord, dont Philippe Muray prolonge l’analyse, la frontière entre le réel et le fantasme tend à disparaître : le voyou multirécidiviste devient la victime d’une société raciste, la réalité biologique devient un choix personnel, les fleurs et les bougies permettent de lutter contre le terrorisme… L’époque contemporaine dévaste l’ancienne raison. « Ce travail, qui aurait semé l’épouvante dans l’humanité des temps héroïques, est accueilli désormais avec des cris de joie » (Chers djihadistes, 2002). La modernité accouche d’un ensauvagement qu’elle ne pourra bientôt plus gérer. Et son déni de la réalité n’y changera rien.
(1) Le Monde, « Un “ensauvagement de la société” ? Les études montrent, elles, une relative stabilité de la délinquance depuis quinze ans », publié le 2 septembre 2020.
Photo : Frederic Legrand – COMEO