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Embarquez dans le vaisseau cosmique avec Luc-Olivier d’Algange !

Embarquez dans le vaisseau cosmique avec Luc-Olivier d’Algange !

Par sa profondeur exigeante et sa poésie métaphysique, l’œuvre de Luc-Olivier d’Algange peut intimider ou dérouter le lecteur néophyte. Il aurait pourtant grand tort de ne pas s’y risquer, comme nous l’explique Jean Montalte, auditeur de l’Institut Iliade (promotion Léonidas), qui nous plonge avec enthousiasme et brio dans les multiples arcanes d’une œuvre foisonnante, à la rencontre des dieux toujours présents.

Les bouches d’ombre bavaient dans les scintillements de flammes dantesques, avalaient des maisons, des barres d’immeubles, des montagnes pour les recouvrir d’un liquide noirâtre. Des hurlements stridents épaississaient l’air rouge-vif, comme pour briser l’élan ascendant des oiseaux écrasés morts nés sous ce vacarme d’arrière-monde. Les méandres de l’enfer dégobillaient des lambeaux de chair poisseuse, vomissures éparpillées couvertes de moisissures. Yeux vides, haleine asphyxiée d’outre-tombe, barrière franchie, apocalypse, maison qui brûle, empire des morts. Tout s’était donc vraiment passé. Les ondes obliques et funéraires de mes tourments avaient forcé l’au-delà à passer aux aveux. L’univers s’était fissuré, atome après atome…  Je me réveillai et constatai que l’apocalypse était finalement ajournée. Tout cela pouvait donc continuer ad libitum et ad nauseam. Quand bien même nous en serions « là où le soleil se tait » selon la belle formule de Dante séjournant aux enfers, les siphonnés du cerveau aux banderoles multicolores tonitruent leur liesse de paradis retrouvé, déjouant l’évidence et le bon sens avec une allégresse de possédés.

C’est ainsi qu’à l’aube, étonné jusqu’à la perplexité d’un ajournement du jugement dernier, j’en profitai pour m’installer dans une lecture qui m’emporta des heures durant dans un autre monde, plus vrai que celui-ci, qui s’offre en contrepoint de beauté à ce cloaque qui nous sert de réel. Je me suis enfoncé dans cette forêt nocturne qu’est l’œuvre de Jünger, dont Luc-Olivier d’Algange fut le guide, tel Virgile pour le Dante insomniaque que je suis, à l’occasion de son excellent livre Le déchiffrement du monde, La gnose poétique d’Ernst Jünger, paru chez l’Harmattan, dans la collection Théôria. J’avais lu les incontournables Orages d’acier, La guerre comme expérience intérieure et Le contemplateur solitaire. Je dois avouer que, passé l’éblouissement initial, il n’en était pas resté grand-chose, probablement avais-je la cafetière qui me sert de tête un peu embuée à cette époque-là. Toujours est-il que ce ne fut pas le coup de foudre semblable à celui qui retentit lors de la lecture de Rimbaud, ni l’état d’éveil sur les hauteurs de l’esprit que me procura Pierre Boutang. C’était sans compter sur les pages que lui consacra Luc-Olivier d’Algange, secouant la torpeur et l’engourdissement qui s’étaient emparés de moi. Le livre comporte dix chapitres, abordant divers aspects de l’œuvre de Jünger. S’ils m’ont tous captivés, les chapitres consacrés aux comparaisons entre Jünger et Evola d’une part, et Jünger et Hölderlin d’autre part, m’ont apporté des éclaircissements décisifs et essentiels sur les trois auteurs, conjointement. Jünger se révélant un acolyte de l’auteur d’Hypérion dans la lutte pneumatique, à l’heure des Titans qui broient les authentiques puissances de l’esprit, apolliniennes et solaires.

Dépasser les alternatives stériles

Jünger, en poète-métaphysicien, nous aide à dépasser les alternatives métaphysiques stériles qui courent depuis des siècles. Luc-Olivier d’Algange écrit, page 105 : « Hölderlin, Nietzsche, Jünger sont fils d’Empédocle et continuateurs, à titres divers, de la tradition présocratique. Jünger, pas davantage que Hölderlin, n’accepte de choisir entre Héraclite et Parménide, entre le devenir et l’être. Le regard stéréoscopique fulgure dans la perspective hölderlinienne d’un au-delà de l’alternative. La poésie commence là où les philosophies de l’être cessent de s’opposer aux philosophies du devenir. Dans cette perspective, Parménide approfondit Héraclite. L’advenue de l’être dans la clarté de sa souveraineté reconquise aiguise la conscience que nous avons de ne jamais baigner deux fois dans le même fleuve. » Et c’est à cela que l’on reconnaît les esprits supérieurs, alors que nous tournons en rond, coincés comme des hamsters dans la roue des alternatives rémanentes, ils nous initient à la délivrance par une puissance de synthèse que nous ne soupçonnions pas.

Le lecteur, avec Luc-Olivier d’Algange embarque « à bord du vaisseau cosmique ». Il se fait herméneute et navigateur, scrute les signes du ciel qui lui parlent des dieux toujours présents, bien qu’ils se soient retirés momentanément, dans le crépuscule. S’ensuivent des épiphanies pour ce gnostique qui chante l’Âme du Monde. « Tout herméneute est argonaute. Le Sens est la toison d’Or […] Le navigateur est herméneute car le principe même de son art et de sa survie est d’interpréter les signes que lui apportent le ciel et la mer. L’herméneute est navigateur car il traverse le temps, vers son bien et son beau, selon la formule rimbaldienne, comme la métaphore du mythe. Les dieux ne sont absents que pour ceux qui ne naviguent point. Là où l’homme s’aventure entre les hauteurs et les profondeurs, les dieux apparaissent. »

En effet, Luc-Olivier d’Algange nous montre que l’enjeu critique est celui du Sens, la bête noire du nihilisme déconstructeur qui règne en apparence sans partage ; mais il y a des formes secrètes de résistance, dans le sillage de l’Ontologie du secret de Boutang. Jean-François Mattéi, dans La crise du sens, écrit : « On pourrait dire que l’ensemble de la pensée moderne, chez les philosophes, les romanciers et les poètes, est une pensée de la crise du sens, et donc du nihilisme, là où la pensée chrétienne était une pensée de la déréliction de l’homme, et donc du salut, et la pensée antique une pensée de l’ordre du monde, et donc du bonheur. Ce qui est désormais en cause, c’est le sens même du temps. Les Anciens discernaient dans le retour éternel des périodes du Cosmos le signe de sa régénération et Platon pouvait espérer qu’à la fin du cycle des régimes politiques, au plus bas degré de la tyrannie, la perfection de la monarchie pourrait renaître. Au demeurant, le temps, selon la formule du Timée, était pour lui « l’image mobile de l’éternité immobile ». Les chrétiens attendaient pour leur part, à la consumation des temps, la parousie qui dévoilera aux élus le sens ultime de la création. Privés de retour éternel aussi bien que d’éternité, les modernes se meuvent dans le temps vide et chaotique qui vient de nulle part et qui ne mène nulle part, le temps des grands récits, pour parler avec Lyotard, étant lui-même aboli. Le soleil a bien le cou coupé, et nous vivons aujourd’hui de cette coupure, et de ce sang qui ne rachète ni l’homme ni l’Histoire. »

Métaphysique du temps

Ernst Jünger, en guerrier de l’Invisible s’attelle naturellement à la question du temps dans son aspect métaphysique, puisque nous avons vu qu’en cette question réside le mystère fondamental qui donne sens à la vie de l’homme sur Terre. À rebours de la modernité, avec Kant qui fait du temps une forme pure de la sensibilité, c’est-à-dire une donnée purement subjective bien que transcendantale, un artefact de la conscience dénué de consistance, l’auteur allemand s’abîme dans l’océan infini de ce mystère. Page 23, Luc-Olivier d’Algange écrit:« Ernst Jünger fut, comme presque tous les grands écrivains du siècle, hanté par la question du temps […] La réminiscence dans l’oeuvre de Marcel Proust, la dilatation temporelle aux dimensions odysséennes d’une seule journée qu’opère James Joyce dans Ulysse, ou encore la récapitulation du monde à la fois joyeuse et apocalyptique des Cantos d’Ezra Pound ravivent dans la littérature moderne ce questionnement immémorial. Comme ceux-là, Jünger n’a cessé d’éprouver la nécessité d’aller au cœur de l’être et du temps et de trouver son propre lieu et sa formule pour déchiffrer le monde. » Cette quête n’est pas sans faire écho à ces paroles de Gaston Bachelard dans L’intuition de l’instant :« La méditation du temps est la tâche préliminaire à toute métaphysique».

Une citation bien connue de Dostoïevski me revient en mémoire : « La beauté sauvera le monde. » J’ignore si tel est le cas et si les soifs esthétiques de nos contemporains sont propres à provoquer la rédemption du monde. Mais il ne faut pas se méprendre. L’écrivain russe avait tout autre chose en tête que les images à la beauté stéréotypée, retouchées par un logiciel dernière génération, dont se repaissent les hyperconnectés que nous sommes devenus. La beauté, à ses yeux, s’identifiait au visage du Christ orthodoxe. Nous sommes placés bien loin d’Instagram et des influenceuses refaites à vingt ans qui exhibent leur plastique afin de toucher des salaires mirobolants en ne fichant rien. Nous sommes aux confins merveilleux du théologique le plus transcendant, dans un univers de sens et de foi, d’espérance et de charité. Un univers, en somme, diamétralement opposé au nôtre, régi par le principe de plaisir et la narcissique Youtube Money.

La question esthétique est fondamentale chez Luc-Olivier d’Algange. Seulement, il y a plus qu’un dandysme d’esthète décadent, puisque, nourri de théologie médiévale, il ne sépare jamais les transcendantaux que sont le Beau, le Vrai, le Bon, qui trônent dans l’azur et dans l’âme constellée d’étoiles lorsqu’elle ne refuse pas la grâce du Sens. Il sait qu’indissociables, ils ont leur siège hors et en nous, pour parler comme Pascal. Le théologien catholique allemand Hans Urs Van Balthazar, constatant que la pensée chrétienne avait fortement négligé ce transcendantal – le Beau – a composé une somme théologique à partir de cette dimension esthétique : La Gloire et la Croix. La vérité n’en était pas plus évacuée que la morale, suivant l’adage : « Que l’homme ne sépare pas ce que Dieu a uni. » Luc-Olivier d’Algange, fidèle à cet adage, nous fait sentir le vrai à travers le beau et réciproquement. Qu’il en soit remercié.

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