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Éléments n°183 : l’interview choc d’Angus Deaton, Prix Nobel d’économie

Pour la première fois depuis 1918, l’espérance de vie baisse aux États-Unis. Une épidémie de suicides et d’overdoses sans précédent touche la classe ouvrière blanche américaine. Guillaume Travers, notre spécialiste de l’économie, détaille les dessous de son entretien exclusif avec Angus Deaton, Prix Nobel d’Économie 2015. À lire dans Éléments n°183.

ÉLÉMENTS : Éléments publie un entretien passionnant que tu as réalisé avec Angus Deaton qui publie ce mois-ci, aux États-Unis, Deaths of Despair and the Future of Capitalism, (Princeton University Press), co-écrit avec sa femme l’économiste Anne Case. Qui est Angus Deaton ?

GUILLAUME TRAVERS. Angus Deaton est un économiste d’origine écossaise, professeur à l’Université de Princeton depuis le début des années 1980. Il a obtenu le Prix Nobel en 2015, pour des travaux statistiques de modélisation des comportements de consommation. Il est également connu pour un livre, La grande évasion, qui montre que contrairement à ce que l’on pensait, il n’y a entre pays aucune relation de cause à effet entre l’augmentation du revenu et l’amélioration de la santé ou de l’espérance de vie.

ÉLÉMENTS : Qui sont les « Deaths of Despair », les morts de désespoir ? Peut-on parler de crise invisible de l’Amérique ?

GUILLAUME TRAVERS. Dans ses travaux, qu’il détaille dans Éléments, Deaton montre qu’aux États-Unis, l’espérance de vie est en recul depuis plusieurs années. Cette baisse qui se concentre au sein de la population ouvrière blanche a trois causes principales : les suicides, les overdoses et l’alcoolisme. Dans les trois cas, ce sont des morts que l’individu s’inflige à lui-même. C’est ce que Deaton nomme les « morts de désespoir » : ces morts affectent une population qui souffre de plus en plus, qui a perdu toute reconnaissance sociale, et dont le mal-être est présent mais invisible dans les discours politiques et médiatiques.

ÉLÉMENTS : Pourquoi la population blanche est-elle plus particulièrement touchée par la crise des opioïdes qui a pris l’ampleur d’un fléau de santé publique ?

GUILLAUME TRAVERS. La volonté de s’infliger la mort résulte fondamentalement d’un sentiment d’abandon, de perte de statut social. Depuis quelques décennies, en termes relatifs, les Blancs sont ceux qui ont subi le déclassement le plus profond. Bien sûr, la situation des Noirs n’est guère enviable (ils conservent une mortalité plus élevée en niveau), mais elle s’améliore. Celle des Blancs se dégrade, de sorte qu’ils n’ont plus aucune perspective. 50 % d’entre eux ont l’impression d’être discriminés dans les couches populaires. Et cela touche l’emploi, mais aussi la famille (baisse des mariages), la vie sociale (baisse de la vie communautaire), etc. Quant aux quantités astronomiques d’opioïdes consommés aux États-Unis, c’est la réponse des grandes compagnies pharmaceutiques (« Big Pharma ») à ce mal-être. Avec pour conséquence des centaines de milliers d’addictions et de morts.

ÉLÉMENTS : La situation des ouvriers blancs aux États-Unis est apocalyptique selon Angus Deaton. Poussé dans ses retranchements, il ne veut pourtant pas remettre en cause le capitalisme, seulement le corriger. Comment l’expliquer ?

GUILLAUME TRAVERS. La doxa dominante est bien trop forte. Si l’on ne regarde que les chiffres, Deaton a probablement raison : on pourrait inverser la courbe et mieux prendre soin des plus précaires aux États-Unis avec un système de santé comme en Europe. Cela permettrait probablement de stopper la baisse de l’espérance de vie. Mais la question du mal-être, du déclassement, qui est beaucoup plus difficile à percevoir à travers les chiffres, ne serait pas résolue pour autant. Il faut retrouver une vie communautaire, un statut social, de l’estime de soi, pour reprendre goût à la vie. De simples allocations sociales ne permettent pas cela. Seul un changement plus profond de système le permettrait.

Propos recueillis par Pascal Eysseric

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