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«Édouard Limonov a vécu une vie totale»

Slobodan Despot rend hommage à l’écrivain russe Édouard Limonov, décédé mardi. Pour lui, Limonov était avant tout un «Rimbaud de fin du monde», un créateur de génie aux vies multiples qui symbolisait à lui seul tout un pan de l’histoire russe contemporaine.

La Russie actuelle a un point commun avec la France du général de Gaulle: la grandeur littéraire y vaut encore sauf-conduit. Edward Savenko dit Limonov, depuis son retour d’Occident, y a mené un ramdam de tous les diables. Son parti national-bolchévique (Natsbol) est dissous puis officiellement déclaré extrémiste en 2007. Son deuxième parti, «L’autre Russie», se voit refuser l’accréditation par le ministère de la justice. Sa candidature à la présidentielle de 2012 est rejetée sous un prétexte fabriqué. Il est au cœur d’un scandale de partouze obligeamment mise en ligne par les services. Il aura passé deux années en taule pour trafic d’armes et putschisme, deux années qu’il mit à profit pour écrire huit livres, dont les magnifiques Mes Prisons et Le livre de l’eau.

Edward Savenko, dit Limonov, avait beau être un adversaire enragé de l’autocratie poutinienne, sa disparition à 77 ans a été pleurée sur les chaînes nationales comme celle d’une figure nationale. Son ami proche, le commentateur militaire Vladislav Chouryguine, a exprimé en quelques phrases le vide qu’il laisse derrière lui: «La littérature russe a perdu l’un de ses derniers grands écrivains du XXe siècle, un auteur d’envergure mondiale dont la gloire était méritée. Il était resté lui-même contre vents et marées et a pu vivre la vie qu’il s’était fixée. Avec son départ, c’est toute une époque qui s’achève, y compris en politique. Nous ne prendrons conscience de cette perte que lorsque nous resterons seuls avec nous-mêmes et que nous saisirons tout ce qui s’en est allé avec lui.»

Zakhar Prilepine, l’écrivain majeur de ce début de XXIe siècle en Russie, a aussitôt revendiqué la filiation: «Je continue son œuvre et je me considère comme son élève. Et j’en suis fier, je ne m’en suis jamais dédit.»

Oui, Limonov a vécu très précisément la vie qu’il s’était fixée: une vie qui – jusque dans ses bizarres aventures politiques – n’est qu’une suite de romans.

Quittant l’URSS en 1974 pour New York «pour avoir refusé de collaborer avec le KGB», il y a connu les bas-fonds et les palaces, la gloire fragile de la dissidence et la réalité de la prostitution. Il y a été fouetteur et fouetté, serviteur de millionnaire, visage blême et ambigu tout droit sorti du Wild Side de Lou Reed. Son premier roman, C’est moi, Editchka (traduit en français par Le poète russe préfère les grands nègres) raconte cette carrière dans le véritable underground de la Babel du capitalisme qu’il abhorre. Au passage, il lègue à la culture russe un archétype social: l’Editchka, dandy, loubard, loser et mauvais garçon.

Ce Rimbaud de fin du monde, je ne l’ai rencontré que deux ou trois fois dans ma vie, à l’occasion de sa Sentinelle assassinée que j’avais publiée dans ma collection «La Fronde» aux éditions L’Âge d’Homme. C’était alors la star de la bande à Jean-Edern, à l’Idiot International. À l’aube des années 1990, sous l’hégémonie absolue des États-Unis et de leur vision du monde, il y célébrait la dignité des époux Ceausescu face à leurs juges en la rapprochant d’une tragédie d’Eschyle, pourfendait les illusions provinciales des Russes «démocratisés» et vomissait déjà du fond des entrailles le totalitarisme mou de l’Occident.

Tout pouvait être trash chez lui, rien n’était bas. Comme cela tranchait dans le consensus bon teint du milieu intellectuel parisien qui avait eu un éphémère béguin pour le forcené! Un malentendu aisément dissipé de quelques rafales de mitrailleuse larguées au hasard sur la ville de Sarajevo (ce Shangri-La de la bien-pensance française) depuis les lignes serbes. Car le poète délicat qui parlait si bien d’Akhmatova et de Maïakovski aimait la force brute et les armes. Ce n’étaient pas les cachemires de Libé qui l’intéressaient en France, c’était le treillis de combat de Bob Denard. Lorsqu’il finit par lui être présenté, il trépignait comme un enfant, me rapporte le reporter du Figaro Jean-Louis Tremblais, témoin de la rencontre. Il aurait, disait-il, préféré être un guerrier plutôt qu’un penseur. Son disciple Prilepine unira les deux.

Il utilisait les mots comme on utilise les banquettes de train dans le krav maga: prends tout ce qui passe, pourvu que ça fasse mal. Il écrivait même dans ce français qu’il connaissait à peine, quitte à donner des heures d’insomnie aux rédacteurs. Les éditeurs du légendaire magazine d’expats The Exile (exile.ru) basé à Moscou ne prenaient même pas la peine de le rédiger. On pouvait y lire la prose limonovienne débitée dans son anglais brut de décoffrage. Un véritable joyau d’art brut linguistique.

J’ai tenté de revoir cette étoile filante l’été 2000 à Moscou. Des permanences de parti aux répondeurs inaudibles, des adresses qui changent tout le temps… Un rappel, une fois, pour me dire qu’il me rappellerait… puis plus rien. Il était quelque part, grenade à la main (on l’appelle limonka dans le jargon militaire russe), prêt à soulever la Sibérie ou le Kazakhstan. J’ai fini par laisser tomber. D’autres ont eu plus de persévérance. Onze ans plus tard, je découvrais sa biographie non autorisée ou plutôt le «récit» qui lui était consacré par Emmanuel Carrère. Le livre m’est tombé des mains. On aurait cru un séminariste essayant de tirer le portrait de Casanova. Comment l’Europe démagnétisée peut-elle comprendre le jusqu’au-boutisme sans rémission des Russes, fussent-ils poètes ou soldats? Seul un ogre américain, un Hunter S. Thompson ou un Jim Harrison, aurait pu se risquer à lui tirer son portrait, quitte à vider ensuite la querelle au champ de tir.

Avant de quitter la France, Limonov y a pondu un œuf à fragmentation qui n’éclôt pour de vrai que dix-sept ans plus tard. À sa parution, son Grand hospice occidental (Les Belles Lettres) avait choqué avec ses thèses sur la violence molle et l’hospitalisation générale de la société capitaliste avancée. Virus aidant, nous nous réveillons soudain camisolés, thermométrés et confinés.

C’est bien une époque qui s’achève avec le départ d’Editchka, une épopée de bruit et de fureur qui résonne comme un phonographe oublié dans nos rues rendues désertes par l’hygiène. Sa mort d’un cancer en pleine pandémie est encore une dernière provocation. Jusque-là, comme me l’a fait remarquer Olga Schmitt, il aura vécu une vie totale.

Source : FigaroVox

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