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Drôle de genre

Drôle de genre

Popularisées par la philosophe américaine Judith Butler, les théories du genre (gender studies) partent du postulat que l’identité sexuelle est le résultat d’une construction sociale. En clair, les femmes ne seraient pas opprimées s’il n’existait pas un concept de « femme ». Pareils pour les homosexuels, les lesbiennes, les trans-genre, etc. Ce qu’il faut détruire : les catégories d’« homme » et de « femme » qui n’existent pas. Plongée au cœur d’un courant de pensée qui réinvente la haine du sexe pour mieux libérer l’humanité !

Sous le titre « Les femmes sont des hommes comme les autres », une contribution au prochain congrès du parti socialiste (septembre 2012), signée par les dirigeantes de la fédération PS du Rhône, a proposé une « approche universaliste » du féminisme prévoyant que la « déconstruction des représentations sexuées » soit enseignée « dans le cadre de l’école de la République, dès le plus jeune âge ». Ce texte précise qu’il ne faut plus désormais évoquer les « droits de la femme », terme de nature à distinguer les femmes des hommes, mais de droit « à l’émancipation des individus ».
Cet appel a déjà été entendu, puisque depuis 2011 les manuels scolaires destinés aux lycéens de première ES, S et L se réfèrent explicitement à l’idéologie du genre. « L’identité sexuelle est la perception subjective que l’on a de son propre sexe et de son orientation sexuelle. Seul le sexe biologique nous identifie mâle ou femme, mais ce n’est pas pour autant que nous pouvons nous qualifier masculin ou féminin », peut-on lire ainsi dans le manuel Hachette. Et dans le manuel Nathan : « Les sociétés forgent des modèles et des normes associés au féminin et au masculin […] Ces attitudes sont tellement intériorisées que nous reproduisons les stéréotypes sans nous en rendre compte ».


« On ne naît pas femme, on le devient »

La notion de « genre » (gender) au sens où l’emploie la théorie du même nom, avec une portée beaucoup plus large que dans la langue française, est apparue à partir des années 1950 et 1960, notamment chez le psychologue John Money et le psychanalyste Robert Stoller, dans le cadre d’études cliniques ayant porté sur des catégories pathologiques comme l’hermaphrodisme, l’intersexualité et la transsexualité. L’introduction du terme dans le vocabulaire féministe a été le fait de la sociologue Ann Oakley en 1972. La théorie du gender se popularise ensuite dans le mouvement féministe, en partie sous l’influence de la French Theory (Foucault, Deleuze, Derrida, Hélène Cixous et autres penseurs de la « radicalité critique »). Rapidement, elle se diffuse largement dans les grandes Universités américaines, où les gender studies détrônent peu à peu les anciennes women studies, donnant naissance à une nouvelle vague de littérature ennuyeuse, répétitive, et d’une totale stérilité intellectuelle1. En 1990, Judith Butler lui donne sa forme canonique dans un livre qui va connaître un succès quasi mondial2. L’idéologie du genre commence alors à entrer dans le discours public. Au Sommet de Pékin sur la femme organisé en septembre 1995 par l’ONU, le mot gender apparaît pour la première fois dans les documents officiels. Le Parlement européen l’adopte ensuite dans ses résolutions. En 2011, enfin, le Conseil de l’Europe définit officiellement le « genre » comme « les rôles, les comportements, les activités et les attributions socialement construits, qu’une société donnée considère comme appropriés pour les femmes et les hommes » (art. 3c de la Convention sur la prévention et la lutte contre la violence à l’égard des femmes). L’intégration de la théorie du genre dans les programmes scolaires a été la conséquence directe de cette consécration.
Les très nombreux ouvrages qui ont déjà été consacrés à la théorie du genre3 la mettent en général en rapport avec la célèbre phrase de Simone de Beauvoir : « On ne naît pas femme, on le devient »4, mais ce rapprochement n’est qu’en partie justifié (le « devenir femme » n’étant au moins pas contesté). On oublie d’ailleurs souvent de rappeler que les thèses de Simone de Beauvoir ne sont qu’une application à la différence des sexes de la théorie sartrienne du « pour-autrui », qui réduit l’identité des êtres au regard des autres ou à l’idée qu’ils s’en font. Dans son essai sur la question juive, Sartre explique ainsi que les Juifs n’existent comme tels que dans le regard des antisémites. Le problème est évidemment que les Juifs ne sont nullement prêts à accepter que leur identité se réduise à un fantasme, fût-il éprouvé par autrui – sentiment que les femmes peuvent aussi bien partager. L’idéologie du genre va beaucoup plus loin. En France, plus que chez Simone de Beauvoir, on en trouverait plutôt l’écho chez Elisabeth Badinter, lorsqu’elle laisse prévoir l’avènement d’un monde androgyne5, chez Monique Wittig, pour qui « la catégorie de sexe est la catégorie politique qui fonde la société comme hétérosexuelle », ce qui justifierait la nécessité de l’abolir, ou chez Colette Guillaumin, qui voit dans la notion de sexe une « formation imaginaire ».


L’identité sexuelle : une construction sociale ?

L’idéologie du genre argumente à partir du genre, mais en lui donnant un sens nouveau. Dissociant radicalement le genre du sexe biologique, elle soutient que l’identité sexuelle ne dépend en rien de ce dernier, mais des rôles sociaux attribués aux individus par l’éducation ou la culture. L’identité serait le résultat d’une construction sociale qui ne serait absolument pas conditionnée par le sexe biologique ou l’appartenance sexuée. L’existence des sexes n’est pas niée, mais n’est plus considérée comme un déterminant majeur de l’identité sexuelle. Les orientations sexuelles sont elles-mêmes déconnectées du sexe, dans la mesure où elles sont posées comme initialement étrangères à l’appartenance sexuée. L’identité sexuelle n’étant plus rien d’autre qu’une construction sociale, la masculinité et la féminité ne se fondent que sur la perception subjective que chaque individu se fait de cette identité. Le genre résulterait exclusivement de l’intéroriosation sociale d’un certain nombre de conditionnements, de « préjugés » ou de « stéréotypes » acquis sous l’effet des pressions culturelles ou sociales, des traditions, de l’éducation, de la famille, etc. Les différences de comportement que l’on observe entre les garçons et les filles, puis entre les hommes et les femmes, s’expliqueraient uniquement par l’intériorisation de ces stéréotypes inculqués dès l’enfance ; ils ne seraient que des artefacts culturels, transmis et renforcés au fil des générations par l’éducation et le milieu social. Si l’on élevait les petits garçons comme des petites filles, ils se comporteraient comme des petites filles. Bref, et c’est le point central de la théorie de Judith Butler, la différence des sexes ne préexiste pas à sa « construction sociale ». Thomas Laqueur, dans la même optique, va jusqu’à prétendre que l’anatomie elle-même ne constate nullement qu’il y a deux sexes, mais qu’elle « construit » cette idée6.
Le sexe est donc au genre ce que la nature est à la culture, c’est-à-dire une donnée première faite pour être dépassée. « La nature ne suffit pas à définir la différence des sexes, affirme ainsi Eric Fassin […] La différence des sexes n’est pas une simple donnée de nature […] On ne naît pas femme, ou homme. C’est le point de départ de toute réflexion sur le genre »7. Ce que veut montrer Judith Butler, c’est que l’identité de genre est purement performative, jamais donnée ou héritée. « La distinction entre le sexe et le genre, écrit-elle, introduit un clivage au cœur du sujet féministe […] Le genre est culturellement construit indépendamment de l’irréductibilité biologique qui semble attachée au sexe »8.
Le sexe biologique n’étant plus déterminant, chaque individu peut déterminer librement son identité sexuelle. Si les différences sexuelles sont socialement « fabriquées », rien n’interdit en effet de les « refabriquer » autrement. La déconstruction du genre permet de le « reconstruire » sur la base de désirs dont les individus seraient entièrement les maîtres. Il s’en déduit que chacun peut, à partir de ses pulsions ou de ses humeurs, librement construire son identité sexuelle, ou en changer, chacune de ces constructions constituant une norme égale à n’importe quelle autre. Parler d’hommes et de femmes, dans ces conditions, ce serait déjà assigner un être à sa « nature », et donc tomber dans l’essentialisme.


La négation de la réalité des sexes

Le point de départ de la théorie réside donc dans une hostilité foncière à la « nature », au corps sexué en particulier. Le corps cesse d’être le donné initial à travers lequel nous appartenons à l’espèce. L’appartenance à l’espèce est détachée de façon métaphysique de toute « incarnation » : elle préexiste au sexe. « L’idée sous-jacente à cette conception du genre, écrit Tony Anatrella, est […] de dire que le corps n’est pas déterminant aussi bien dans la vie psychique que dans la vie sociale, car nous sommes d’abord des êtres humains avant d’être homme, femme ou autre […] Le corps est ainsi gommé faute de savoir l’intégrer, laissant supposer que la psyché préexisterait au corps et que l’idéal que se fait le sujet de son corps serait plus vrai que le réel »9. On notera à ce propos que le vieux slogan « mon corps m’appartient » (signifiant simplement « j’en fais ce que je veux ») supposait déjà implicitement une coupure entre le « corps » et le moi. Le corps cesse de constituer l’incarnation charnelle du moi pour devenir un objet dont le moi serait le sujet propriétaire.
Dire que toutes les normes sont « construites » et peuvent être reconstruites, cela signifie aussi qu’il n’y en a aucune qui puisse ou doive s’imposer. « Dénaturaliser » l’hétérosexualité devient ainsi la condition nécessaire pour en faire une norme parmi d’autres. Dans la perspective ouverte par l’idéologie du genre, l’hétérosexualité n’a été construite comme normalité que pour asseoir des rapports conjugaux codifiés et faire de la famille le pôle le plus actif de la sexualité. Si les représentations hétérosexuelles sont dominantes au sein de l’espèce humaine, c’est en vertu d’une construction sociale qui s’est bizarrement reproduite au sein de toutes les cultures. L’hétérosexualité n’est pas une norme ni une pratique orientée par la nature, mais l’effet d’un déterminisme culturel qui a imposé ses normes oppressives, de nature binaires et hiérarchiques. L’hétérosexualité, en d’autres termes, n’est qu’une « construction sociopolitique » ayant engendré une « idéologie ». C’est ce qu’entend montrer Judith Butler quand elle se fixe pour but de déstabiliser socialement « le phallogocentrisme et l’hétérosexualité obligatoire » (sic). Eric Fassin dit textuellement, lui aussi, que l’objet des gender studies est de « penser un monde où l’hétérosexualité ne serait pas normale »10.
On aurait tort cependant de ne voir dans l’idéologie du genre qu’une doctrine visant, par exemple, à légitimer l’homosexualité en lui attribuant la même valeur normative que l’hétérosexualité. Sa caractéristique essentielle est bien plutôt de nier la réalité des sexes et de toute identité fondée sur le sexe. L’idée majeure qu’elle tend à accréditer est que, chez l’homme, rien n’est donné ou normé par avance, que tout est construit, donc modifiable à volonté en fonction de nos désirs. Penser « en termes de genre », comme l’écrivent Marc Guillaume et Marie Perini, ce serait manifester le « refus d’être assigné à résidence dans une identité », dissocier définitivement l’identité de l’appartenance, avec comme but ultime de « faire du social un espace délivré des cartes d’identité »11. Dans cette perspective, toute orientation sexuelle, toute tendance pulsionnelle singulière, peut se poser en norme et alimenter une revendication visant à en faire une institution ou un modèle social reconnu. Les exigences subjectives envahissent tous les domaines de la vie sociale, à partir de l’idée qu’une tendance sexuelle peut être source de droits (ou que la loi se fonde sur le sentiment). Les choix n’étant jamais faits à partir de conditions préexistantes, la vie sociale se ramène à une négociation entre désirs et intérêts particuliers. C’est le triomphe de la subjectivité : chacun est censé se construire selon son désir indépendamment de la dualité des sexes, indépendamment même du social, à partir de rien et dans la suffisance de soi.


Détruire les catégories d’« homme » et de « femme »

Il ne s’agit plus, dès lors, de se libérer du « patriarcat », de la domination masculine, ni même des hommes, mais bel et bien de liquider la différence sexuelle. Monique Wittig déclare ainsi, très sérieusement, qu’il faut « détruire politiquement, philosophiquement et symboliquement les catégories d’“homme” et de “femme” », car de telles catégories sont intrinsèquement « normatives et aliénantes ». « Il n’y a pas de sexe, ajoute-t-elle, c’est l’oppression qui crée le sexe et non l’inverse […] Pour nous, il ne peut plus y avoir de femmes ni d’hommes […] En tant que catégories de pensées et de langage, ils doivent disparaître politiquement, économiquement, idéologiquement »12.
Tout récemment, Caroline De Haas, chargée des droits des femmes dans l’équipe de campagne de Martine Aubry, écrivait dans Le Monde : « La théorie du genre comme l’homoparentalité remettent en cause cette représentation ancestrale que les femmes et les hommes disposeraient d’une essence propre, qui leur donnerait des caractéristiques spécifiques et surtout complémentaires [sic]. Le féminisme et le combat pour la reconnaissance de l’homoparentalité heurtent de plein fouet cet essentialisme »13. Assurant au passage que « la question essentialiste se pose aujourd’hui pour le sexe, mais elle n’est pas très éloignée de celle que l’on pouvait se poser il y a un siècle ou deux sur la couleur de la peau », elle poursuivait en affirmant la nécessité de déconstruire la « soi-disant complémentarité des sexes » au profit d’une supposée « complémentarité indistincte des êtres » : « La déconstruction des rôles sociaux que l’on attribue à chacun des sexes est déterminante pour construire une société d’égalité réelle ». L’article s’achevait sur ces mots : « Depuis des millénaires, la différenciation permanente entre le masculin et le féminin, entre les hommes et les femmes, a toujours servi à l’oppression de ces dernières. Ne nions pas les différences entre les êtres, mais devenons indifférents aux différences : nous ferons ainsi un grand pas en avant vers l’égalité » (sic).
« La question se pose de savoir pourquoi une femme devrait préférer ses propres enfants à ceux du voisin du simple fait qu’ils sont biologiquement les siens, écrit dans le même esprit Ruwen Ogien, alors que tous ont la même valeur morale en tant que personnes humaines »14! Portée par l’aspiration vers l’indistinct, vers l’indifférencié, l’idéologie du genre prône donc ouvertement l’indifférence aux différences. Les différences existent peut-être, mais il faut faire comme si elles n’existaient pas. C’est un nouveau pari de Pascal : à force d’ignorer les différences, on finira bien par les faire disparaître…

« On ne choisit pas son sexe, et il n’y en a que deux »

L’idéologie du genre repose sur deux erreurs fondamentales. La première est de croire que le sexe biologique n’a aucun rapport avec l’identité sexuelle ni avec la personnalité, et que le genre se construit sans autre relation avec le sexe que les « conventions » entretenues par la culture, les traditions, l’éducation ou le milieu social. La seconde est de confondre systématiquement le genre, au sens exact du terme, les préférences ou orientations sexuelles, et enfin le « sexe psychologique » ou « bisexualité psychique », c’est-à-dire le degré de masculinité ou de féminité présent en chacun d’entre nous.
Comme l’écrit Michel Schneider, « on ne choisit pas son sexe, et il n’y en a que deux ». Il y a d’un côté les hommes, et de l’autre les femmes. Cette différence de sexe est la différence la plus immédiate, la différence première au sein de l’espèce humaine, et c’est aussi celle qui permet à l’espèce de se reproduire. Elle s’impose à tous, aux travestis et aux transsexuels comme aux autres. Il n’y a d’ailleurs de travestis que pour autant qu’il y a deux sexes, puisque le travestissement est une transgression de cette dualité même. Quant aux transsexuels (ou « transgenres »), qui veulent changer leur corps anatomique pour l’adapter à un sexe imaginaire, ce sont des handicapés du sexe qui n’acceptent pas leur corps sexué et cherchent à s’identifier aux attributs de l’autre sexe. Un corps fantasmé a pris chez eux le pas sur le corps réel, avec l’idée délirante qu’en ce qui les concerne la nature s’est trompée de corps en leur attribuant un sexe différent de celui qu’ils s’attribuent eux-mêmes. Ils sont à plaindre et doivent bien sûr être aidés, comme tous ceux qui souffrent d’un trouble de l’identité sexuelle, mais quels que soient leurs efforts ils ne changeront pas de sexe15.
C’est également un abus de langage de qualifier l’homosexualité de « troisième sexe ». Les gays et les lesbiennes sont des hommes et des femmes comme les autres du point de vue du sexe biologique. Ce qui les distingue, ce sont leurs préférences sexuelles. Celles-ci ne sont certes pas « normales », au sens où l’hétérosexualité est nécessairement la norme au sein d’une espèce sexuée – ce sont les hétérosexuels qui assurent la reproduction de l’espèce –, mais elles sont parfaitement naturelles en ce sens qu’elles ont toujours été observées sous toutes les latitudes et à toutes les époques. La dénonciation de l’homosexualité comme une violation de la « loi naturelle » est à cet égard une pure absurdité. La persistance de l’homosexualité au cours de l’évolution continue d’ailleurs à susciter des discussions chez les chercheurs (il s’agit de savoir quel avantage ce trait particulier a pu conférer en termes d’adaptation évolutive). D’autres discussions ont trait aux déterminations génétiques, physiologiques, hormonales et embryonnaires de l’orientation homosexuelle16. Il a également été démontré empiriquement que l’homophobie masque souvent (mais pas toujours) une homosexualité refoulée17. Elle est le fait d’hommes qui sont incapables d’assumer la part féminine de leur tempérament parce qu’ils en ont peur. L’humanité, en tout cas, ne se partage nullement entre hétérosexuels et homosexuels, mais entre hommes et femmes, dont quelques-uns sont homosexuels, tandis que la grande majorité ne l’est pas. L’attirance sexuelle, conséquence psychologique des changements hormonaux de la puberté, s’effectue dans l’immense majorité des cas en direction de l’autre sexe, et cette préférence hétérosexuelle massive se constate toujours et partout. L’homosexualité est une préférence sexuelle minoritaire, mais légitime, qui se vit en référence à la distinction sexuelle au même titre que l’hétérosexualité.
Il n’y a que deux sexes, mais il y a une pluralité de pratiques, d’orientations ou de préférences sexuelles. A partir de cette observation, somme toute banale, l’idéologie du genre cherche à faire croire qu’il y a une multiplicité de sexes, et qu’on pourrait en permanence passer d’une identité sexuelle à une autre, ce qui revient à plaider pour une « sexualité que la différence des sexes ne structurerait plus » (Michel Schneider). Elle confond en réalité le sexe, le genre et les préférences sexuelles. Même quand il s’exprime sous forme de préférences multiples, dont certaines sont acquises pour des raisons psychosociales, le désir sexuel trouve en réalité toujours son fondement dans la physiologie. De ce point de vue, l’affirmation selon laquelle « le genre n’est pas le reflet du sexe » (Eric Fassin) n’est qu’une contre-vérité. Dans l’immense majorité des cas, le sexe laisse prévoir le genre, non certes au sens d’un déterminisme strict, mais d’une prédisposition. Ce que le sexe biologique ne détermine pas, ce n’est pas le « genre », mais la préférence sexuelle. La multiplicité des préférences sexuelles ne fait pas disparaître les sexes biologiques, et n’en augmente pas non plus le nombre. Le polymorphisme de l’espèce humaine est tel qu’il existera toujours de nombreuses catégories de préférence, les unes largement majoritaires, les autres plus minoritaires, mais tout aussi « naturelles » les unes que les autres. Ces orientations et préférences sexuelles, qui ont elles-mêmes une base génétique fréquente, ainsi que l’ont montré diverses études sur les jumeaux, ne sont pas des « droits », mais des catégories psychologiques, des particularités liées à l’économie des pulsions qui, légitimes en tant que telles, n’ont cependant pas à être institutionnalisées par la loi. L’orientation sexuelle, quelle qu’elle soit, ne remet donc pas en cause le corps sexué. Elle est « du registre de la pulsion et appartient à la catégorie du désir, donc d’une intrigue subjective à mi-chemin entre l’imaginaire et le conflit intrapsychique » (Tony Anatrella). On devrait d’ailleurs savoir, au moins depuis Schopenhauer, qu’on ne choisit pas ses pulsions sexuelles, mais que ce sont plutôt elles qui pèsent sur nos choix !


Le « sexe psychologique »

Enfin, il y a l’élément « sexué » des psychologies individuelles, au sens où l’on peut parler du tempérament plus ou moins féminin de certains hommes, ou de la composante masculine plus ou moins affirmée du tempérament de certaines femmes. Ces composantes ne peuvent bien entendu être appréciées et cernées que si l’on a au préalable admis que les notions de « tempérament féminin » et de « nature féminine » d’un côté, de « tempérament masculin » et de « nature masculine » de l’autre, correspondent à une réalité. La féminité est en effet plus ou moins marquée chez les femmes, comme la masculinité est plus ou moins marquée chez les hommes. Et cette variation n’est pas seulement d’ordre individuel : les danseuses de cabaret, les strip-teaseuses, les mannequins et les actrices de cinéma aux formes voluptueuses, sont a priori plus féminines que les religieuses et les coureuses de marathon, à la féminité plus discrète. Les routiers et les dockers sont a priori plus « masculins » que les artistes, même s’il y a toujours des exceptions. Ce « sexe psychologique » s’exprime, sur le plan de la morphologie et de la morphopsychologie, par l’accentuation plus ou moins marquée de certains caractères sexuels secondaires, et surtout par la distribution des zones de tonicité et d’atonie. Que du féminin puisse habiter l’homme et du masculin habiter la femme, n’enlève en tout cas rien au fait que tous les hommes, même ayant un caractère « féminin », sont des hommes et que toutes les femmes, même ayant un caractère « masculin », sont des femmes. Les notions de masculin et de féminin sont évidemment à prendre ici comme des types au sens caractérologique du terme.
Il y a beaucoup de vérité dans cette affirmation d’Otto Weininger selon laquelle « plus une femme possède de féminité, et moins elle comprendra un homme […] Aussi, de la même manière, l’homme le plus viril est celui qui comprendra le moins les femmes ». On ne peut en effet comprendre l’Autre que si l’on porte en nous une part de lui-même. Cela signifie que lorsqu’un homme et une femme se comprennent bien, ce que comprend le mieux chacun d’eux est la part de lui-même qui est étrangère à son sexe génital. À la complémentarité sexuelle de base des hommes et des femmes s’ajoute donc, au niveau individuel, une complémentarité des composantes masculines (chez les femmes) et féminines (chez les hommes) de leurs tempéraments. Comme le dit très bien Tony Anatrella : « Psychologiquement, chaque sujet a besoin de s’identifier à des personnes de son propre sexe et d’intérioriser les caractéristiques de l’autre sexe afin d’être capable de développer une relation, non seulement sociale, mais aussi et surtout intime avec l’autre sexe »18. « La bisexualité psychique, écrit-il par ailleurs, ce n’est pas jouer aux deux sexes, mais être capable d’entrer en dialogue avec l’autre sexe en l’ayant intériorisé »19.


La division par sexe

Le sexe ne conditionne pas seulement les désirs individuels, mais aussi les conduites et les pratiques sociales. Contrairement à ce qu’affirment certains adversaires de l’idéologie du genre, ce n’est donc pas la notion de genre qui est contestable, mais l’usage qui en est fait pour nier l’importance ou la réalité du sexe et, corrélativement, pour nier l’inévitable relation existant entre le sexe et le genre.
Qu’est-ce donc que le genre ? Le genre représente la dimension sociale-historique, culturelle et symbolique de l’appartenance au sexe biologique. C’est le sexe pris dans son acception culturelle, dans la multiplicité de ses constructions sociales, de ses représentations imaginaires et symboliques. Le genre, en ce sens, est moins un attribut ou une qualité des personnes qu’une « modalité des relations sociales instituées »20. Cette construction n’est pas univoque, mais elle n’est pas non plus arbitraire, en ce sens qu’elle renvoie toujours à l’un ou l’autre sexe. Le genre, au sens social, désigne la façon dont les cultures distribuent les rôles féminins et masculins en fonction de la différence sexuée. Ce qui revient à dire que, si la répartition des rôles masculin-féminin subit l’influence de la société, elle n’est pas fondatrice d’une identité sexuelle qui ne dépendrait en rien du sexe phénotypique de la naissance. Comme l’écrit Michel Kreutzer, « il ne peut y avoir de genre, chez l’animal comme chez l’humain, que s’il y a du sexe. On ne saurait concevoir la notion de genre dans un contexte de reproduction asexuée. S’il ne se confond pas avec lui, le genre s’étaie donc sur le sexe »21. C’est bel et bien le sexe qui donne naissance à la classification masculins-féminins.
Entre les deux sexes, on a très tôt observé une série d’interactions qui, de proche en proche, ont fini par toucher tous les domaines : division du travail, assignations symboliques, interprétations psychologiques, etc. C’est ce qu’avait bien remarqué Marcel Mauss, selon qui « la division par sexe est une division fondamentale, qui a grevé de son poids toutes les sociétés à un degré que nous ne soupçonnons pas »22.


Le couple homme-femme

Pendant des millénaires, la force physique, supérieure chez les hommes, a été la cause majeure de la division sexuelle du travail. Sous l’effet des différentes pressions sélectives, les hommes ont assumé les tâches requérant une plus grande vigueur physique et une plus grande propension à affronter des dangers, à commencer par la chasse et la guerre, les femmes se réservant des tâches de service comme la cueillette, les travaux domestiques et, les soins aux enfants. La division sexuelle s’est ainsi muée en division sociale, les attributions prenant le relais des attributs, tandis que la différence entre les rôles sociaux masculins et féminins s’étendait progressivement au-delà de la simple répartition des tâches élémentaires. Parallèlement, cette dualité des rôles sociaux, fondée sur la différence des sexes, a constitué la base de toute une série de catégorisations fondées sur des distinctions ou des oppositions de type binaire. Elle s’est traduite par une multitude de représentations symboliques, le plus souvent à base analogique : le couple homme-femme a été assimilé aux couples Ciel-Terre, Soleil-Lune, or-argent, jour-nuit, yang-yin, air-terre, feu-eau, divinités célestes ou lumineuses-divinités chtoniennes ou nocturnes, cru-cuit, chasse-cueillette, guerre-paix, alimentation carnée-alimentation végétale, droite-gauche, carré-rond, ligne droite-ligne courbe, saillant-creux, dur-souple, etc. Par extension, d’autres dualités, de type conceptuel, se sont également imposées : intensité-durée, forme-matière, transmission-incarnation, abstrait-concret, conceptuel-charnel, activité-passivité, public-privé, politique-économie, orientation spatiale-orientation temporelle, présent comme rappel du passé-présent comme promesse du futur, culture-nature, objectivité-subjectivité, raison-émotion, pouvoir-puissance, théorie-pratique, domination-médiation, conflit-dialogue, autorité-conciliation, classicisme-romantisme, dispersion-sélection, institution-coutume, action-parole, relation aux objets-relation aux êtres, extérieur-intérieur, extension-concentration, transcendance-immanence, faire devenir-laisser être, lois-mœurs, maîtrise-communication, continu-discontinu, unité-multiplicité, etc. Plus que des oppositions radicales, toutes ces dualités expriment des assymétries qui se résolvent dans la complémentarité.
Ces représentations, avec leurs prolongements sociologiques et psychologiques, ont inspiré les écrivains et les artistes tout au long de l’histoire, mais aussi influencé la philosophie et les religions. Aristote, par exemple, dit que « le masculin représente la forme spécifique, et le féminin la matière. En tant que féminine, elle est passive, tandis que le masculin est actif ». En sanskrit, prakriti veut dire à la fois « femme » et « matière », purusha à la fois « homme » et « principe ». Pour le judaïsme orthodoxe, « alors que l’homme est plus orienté vers le dehors, vers l’activité extérieure, la femme est, par nature, plus tournée vers l’intérieur. Ce n’est pas sans raison que les Sages appellent la femme bayith, “maison”. La maison est son domaine, alors que le mari s’implique davantage dans le monde extérieur »23.
Chez tous les peuples, de proche en proche, la dualité entre les sexes a donc fini par servir à penser toutes les grandes distinctions de l’univers. C’est ce que Georges Balandier a appelé la « sexualisation du monde »24. La répartition des rôles sexuels masculins et féminins est éminemment variable selon les cultures, même si l’on peut observer certaines constantes. On ne saurait cependant en tirer argument pour les décrire comme autant de « conventions » dont on pourrait se passer – précisément en raison de leur universalité. Les rôles sociaux masculins-féminins peuvent varier d’une culture à l’autre, mais il n’y a jamais eu dans le passé aucune société ou culture au sein de laquelle une telle répartition n’a pas existé, aucune qui ait assigné aux hommes et aux femmes les mêmes fonctions ou les mêmes rôles sociaux.


  1. « La morale des gender studies, écrit Raoul Weiss, s’est clairement constituée en religion et en théologie politique » (« Du féminisme émancipateur au fascisme sexuel », in La Pensée libre, janvier 2012, p. 2). ↩︎
  2. Judith Butler, Gender Trouble. Feminism and the Subversion of Identity, Routledge, New York 1990 (trad. fr. : Trouble dans le genre. Pour un féminisme de la subversion, La Découverte, Paris 2005 ; 2e éd. : Trouble dans le genre. Le féminisme et la subversion de l’identité, La Découverte, Paris 2006) ; Undoing Gender, Routledge, New York 2004 (trad. fr. : Défaire le genre, Amsterdam, Paris 2006). ↩︎
  3. Cf. notamment Mary Talbot, Language and Gender, Polity Press, Cambridge 1998 ; Marie-Claude Hurtig, Michèle Kail et Hélène Rouch (éd.), Sexe et genre. De la hiérarchie entre les sexes, CNRS Editions, Paris 2002 ; Rachel Alsop, Annette Fitzsimons et Kathleen Lennon, Theorizing Gender, Blackwell, Malden 2002 ; Dominique Fougeyrollas-Schwebel, Christine Planté, Michèle Riot-Sarcey et al., Le genre comme catégorie d’analyse, L’Harmattan, Paris 2003 ; Volker Zastrow, Gender. Politische Geschlechtsumwandlung, Manuscriptum, Waltrop 2006 ; Natacha Chetcuti et Luca Greco (éd.), La face cachée du genre. Langage et pouvoir des normes, Presses de la Sorbonne nouvelle, Paris 2012 ; Manfred Spreng et Harald Seubert, Vergewaltigung der menschlichen Identität. Über die Irrtürmer der Gender-Ideologie, Logos, Ansbach 2012. Cf. aussi Fabienne Brugère, « Sexe, genre et féminisme », in Esprit, mars-avril 2012, pp. 89-102. ↩︎
  4. Simone de Beauvoir, Le deuxième sexe, Gallimard, Paris 1949, rééd. : Gallimard-Folio, Paris 1986, vol. 2, p. 13. ↩︎
  5. Elisabeth Badinter, L’un est l’autre. Des relations entre hommes et femmes, Odile Jacob, Paris 1986. ↩︎
  6. Thomas Laqueur, La fabrique du sexe. Essai sur le corps et le genre en Occident, Gallimard, Paris 1992. ↩︎
  7. Eric Fassin et Véronique Margron, Homme, femme, quelle différence ?, Salvator, Paris 2011, pp. 18-23 et 27. Cf. aussi Eric Fassin, Le sexe politique. Genre et sexualité au miroir transatlantique, Editions de l’EHESS, Paris 2009. ↩︎
  8. Trouble dans le genre. Pour un féminisme de la subversion, op. cit., p. 42 ↩︎
  9. Tony Anatrella, « “Gender” : les origines et enjeux », in La Nef, octobre 2011, p. 22. ↩︎
  10. Eric Fassin et Véronique Margron, op. cit., p. 105. ↩︎
  11. Marc Guillaume et Marie Perini, La question du genre. Sexe, pouvoir, puissance, Michel de Maule, Paris 2011, pp. 10 et 27. ↩︎
  12. Monique Wittig, La pensée straight, Amsterdam, Paris 2007, pp. 13, 36 et 59. ↩︎
  13. Le Monde, 24 août 2011. ↩︎
  14. Philosophie Magazine, mai 2012, p. 44. ↩︎
  15. « Le fantasme de la transsexualité est un leurre, car quels que soient le talent du chirurgien et l’efficacité des hormones, rien n’effacera de notre patrimoine génétique le fait que nous soyons un être XX ou XY » (Roselyne Bachelot-Narquin, in Une certaine idée, 4e trim. 2000, p. 51). ↩︎
  16. Cf. Jacques Balthazart, Biologie de l’homosexualité, Mardaga, Wavre 2010. Des comportements homosexuels, qui ne sont d’ailleurs pas toujours faciles à interpréter comme tels, se rencontrent aussi chez de nombreuses espèces animales. Cf. Volker Sommer et Paul L. Vasey, Homosexual Behaviour in Animals. An Evolutionary Perspective, Cambridge University Press, Cambridge 2006 ; Aldo Poiani, Animal Homosexuality. A Biosocial Perspective, Cambridge University Press, Cambridge 2010. ↩︎
  17. Cf. Journal of Personality and Social Psychology, avril 2012. Bien que ce contresens soit partout répété, notons en passant que l’« homophobie » désigne en toute rigueur la phobie du même (homoios), et non la détestation des homosexuels. ↩︎
  18. Tony Anatrella, Le règne de Narcisse. Les enjeux du déni de la différence sexuelle, Presses de la Renaissance, Paris 2005, p. 65. ↩︎
  19. « “Gender” : les origines et enjeux », art. cit., p. 24. ↩︎
  20. Irène Théry, La distinction de sexe, Odile Jacob, Paris 2007. Cf. aussi Françoise Héritier, Masculin/féminin. La pensée de la différence, 2 vol., Odile Jacob, Paris 1996. ↩︎
  21. Michel Creutzer, « De la notion de genre appliquée au monde animal », in Revue du MAUSS, 1er sem. 2012, p.175. ↩︎
  22. Marcel Mauss, « La cohésion sociale des sociétés polysegmentaires », in Bulletin de l’Institut français de sociologie, I, 1931. ↩︎
  23. Lionel Cohn, « Parité et Tora », in Kountrass, février 2012, p. 13. ↩︎
  24. Georges Balandier, Anthropo-logiques, PUF, Paris 1974. ↩︎

Extrait : éléments n°145

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