ÉLÉMENTS : Cher Docteur Merlin, vous avez souhaité répondre à Thierry Gillyboeuf au sujet du roman posthume de Virgil Gheorghiu Dracula dans les Carpates (Le Canoë, 2023). Qui reconnaissez-vous sous les traits des héros de son roman, Novalis et Décébal ?
DOCTEUR MERLIN. La lecture attentive des mémoires de Gheorghiu permet d’affirmer qu’on retrouve beaucoup de sa propre histoire dans le personnage central du jeune surdoué Décébal (famille maternelle d’éleveurs de chevaux, école militaire, traumatisme du changement de calendrier etc…)
Dans ce roman, le personnage de Novalis « prend le maquis » après avoir mortellement déchargé son revolver sur le préfet de la ville de Iasi, en plein tribunal. C’est très exactement le rappel des circonstances du meurtre du préfet Manciu par Corneliu Zéléa Codreanu. Par ailleurs, la description physique de Novalis correspond pratiquement mot pour mot à celle que fait Gheorghiu de Codreanu dans ses mémoires, en mettant l’accent sur l’aspect de vedette de films d’aventure hollywoodiens. L’auteur reprend également le terme de haïdouks pour désigner les rebelles roumains animés par un idéal chrétien indéracinable. Or, le surnom de « Capitaine » fut donné à Codreanu par ses adeptes en référence à ce titre qu’adoptaient les chefs des Haïdouks.
ÉLÉMENTS : Justement, vous avez consacré un livre entier à Corneliu Zelea Codreanu (Éditions Synthèse nationale), chef charismatique de la Garde de fer dite aussi Légion de l’Archange Saint Michel. Comment le présenter en quelques mots ?
DOCTEUR MERLIN. Je commencerai par quelques rappels au sujet de la jeunesse du Capitaine. Le père de Codreanu est un activiste roumain qui, né en Bucovine, alors occupée par l’Autriche-Hongrie, s’expatrie en Moldavie et rejoint le professeur Cuza, une sorte de Drumont roumain. Il fait ses études en collège militaire et suit, à l’âge de seize ans, son père qui rejoint le front quand la Roumanie entre dans le premier conflit mondial. Puis il s’enthousiasme à la réalisation de la « Grande Roumanie » après la victoire des Alliés. Étudiant, il lutte physiquement contre les communistes. À l’université, il constate la faible proportion de fils de paysans (90 % de la population) en raison de leur pauvreté. Il en gardera une aversion pour ce système qui vit et se reproduit en autarcie.
C’est pourquoi, se proposant de créer un Homme nouveau au service de son peuple, Codreanu fonde la Légion qu’il place sous la protection de l’Archange Saint Michel. Le légionnaire engage sa vie, jusqu’à la donner s’il le faut. Il se prépare à mourir ou même à tuer quand il s’agit de punir ceux qui ont dépassé les limites de l’ignominie (Duca ou Calinescu) ou qui ont trahi (Stelescu).
ÉLÉMENTS : Que pense Gheorgiu de l’assassinat de Codreanu (novembre 1938) et de centaines de légionnaires commis par le régime du Roi Carol II ?
DOCTEUR MERLIN. L’assassinat de Codreanu et de ses treize compagnons dans la forêt de Tancabesti a été organisé par le Premier ministre Calinescu. Dans ses mémoires, Gheorghiu y voit un ordre des puissances occidentales (Londres et Paris) de supprimer le principal partisan de Hitler en Roumanie (or, malgré certaines proximités idéologiques, c’était surtout la protection allemande face à l’URSS que souhaitait Codreanu). Gheorgiuconclut : « les 14 meurtres secouèrent le pays, c’était trop odieux, trop barbare » ; « même le professeur Iorga…. fut choqué par la monstruosité de l’assassinat collectif ».
Concernant l’assassinat du « monocle noir » Calinescu par l’avocat Dumitrescu (qui n’appartenait pas à la Légion) et ses complices, j’ai un autre désaccord avec Thierry Gillyboeuf. En fait, la condamnation de Virgil Gheorghiu se limite à quelques brefs poèmes dédiés à sa veuve. Il raconte la sauvagerie de cet assassinat, mais il est loin d’apprécier ce Premier ministre dont il dénonce l’attitude envers les réfugiés polonais : « Fouiller des réfugiés est un sacrilège plus impardonnable que de fouiller les poches des morts et de dépouiller les cadavres. » Bien plus, il raconte comment les assassins de Calinescu furent massacrés et exécutés sans procès, leurs cadavres exposés pendant trois jours sur le lieu même de l’attentat. Gheorghiu écrit : « La Roumanie fut prostrée dans l’horreur. »
Quant à l’ignoble répression qui suivit, perpétrée dans et autour des prisons et des camps où croupissaient, dans des conditions indignes, des milliers de légionnaires des deux sexes, Gheorghiu la relate ainsi : « dans les heures qui suivirent l’assassinat du monocle noir, 242 jeunes garçons, tous légionnaires, furent massacrés par la police et leurs cadavres exposés, criblés de balles et tachés de sang, sur les places publiques de toutes les grandes villes du pays ». Et plus loin « cette fois, je ne fus pas obligé de mouiller ma plume dans le sang et de décrire les horribles meurtres qui venaient d’être perpétrés. Dieu m’a épargné ce sacrilège. »
ÉLÉMENTS : Qu’un futur prêtre parle de sacrilège n’a rien d’anodin. S’il ne s’y est jamais rallié, mais a condamné l’assassinat de ses militants, que pense Gheorgiu de la Garde de Fer ?
DOCTEUR MERLIN. Dans ses mémoires, sont multiples les passages consacrés à la Garde de Fer. A chaque fois, c’est une condamnation des assassinats ou de l’aspect totalitaire de la Légion. Héritier d’une lignée de prêtres orthodoxes, Gheorghiu est profondément façonné par les textes saints et la liturgie. Au plus intime de sa Foi, son âme est révulsée à la pensée du péché mortel que représente l’assassinat. En faisant la description de Codreanu quand il le croise dans un couloir du tribunal, il ne manque pas de reconnaître dans son visage blême le signe de celui qui « périra par l’épée ».
À l’époque, il aspire à devenir le plus grand poète de Roumanie. Son total dénuement lui fait accepter toutes les opportunités « littéraires » pour survivre. Ainsi, il est pigiste chez Nae Ionescu, très proche de la Garde de fer (comme de nombreux intellectuels tels Blaga, Cioran ou Eliade), puis, après l’avènement de la dictature royale, dans des revues proches du pouvoir. C’est sans doute cette farouche vocation très exclusive qui le tient éloigné des questions politiques et sociales.
Après la prise du pouvoir par le Maréchal Antonescu et Horia Sima (le successeur de Codreanu), en septembre 40 et l’abdication du Roi Carol II, alors que l’Europe a déjà basculé dans la guerre, Gheorghiu fait de cette époque une description très noire et violemment accusatrice envers la Garde de fer.
ÉLÉMENTS : Un pan de la Garde de fer s’est allié au Maréchal Antonescu pour former l’État national-légionnaire (septembre 40-janvier 41). Comment ce régime s’est-il délité ?
DOCTEUR MERLIN. Sous l’État national-légionnaire, la Légion hérite des ministères de l’Intérieur, des affaires étrangères, de l’Éducation nationale, de la Culture et du Travail. Le mouvement est alors profondément divisé entre les « Codrénistes » qui avaient souhaité temporiser avec la dictature royale pour protéger les centaines de légionnaires qui croupissent encore dans les prisons du régime, et les « Simistes » (partisans d’Horia Sima) qui entretenaient, dans la clandestinité, une stratégie révolutionnaire d’attentats. C’est cette fraction, qui ayant remplacé l’idéal légionnaire par une violence non maîtrisée, « enrichie » des ralliés de la dernière heure et probablement d’infiltrés communistes, partage le pouvoir avec Antonescu.
Sima nomme 44 des 45 préfets, crée une police légionnaire et mandate une commission pour enquêter sur les crimes commis à l’occasion des sanglantes persécutions anti-légionnaires. En quelques semaines, c’est plus de soixante responsables qui sont emprisonnés dans les geôles suintantes de Jilava. Très tôt, se fait jour l’opposition entre Sima qui veut appliquer au plus vite le programme légionnaire et Antonescu qui veut remettre de l’ordre dans le pays, miné par le climat révolutionnaire, les manifestations, les violences et l’angoisse d’une guerre qui se profile.
Au sein de la légion, les « Codrénistes » savent que le mouvement, qui a perdu la grande majorité de ses cadres historiques dans les persécutions ignobles perpétrées par les sbires de l’État, n’a plus les capacités d’exercer efficacement un quelconque pouvoir, et contestent la légitimité de Sima. Le père de Codreanu tente alors un coup de force contre le siège du mouvement à Bucarest, pendant que Sima et Antonescu paradent à Iasi. Après son échec, la famille Codreanu est placée en résidence surveillée.
ÉLÉMENTS : Pour l’État national-légionnaire, c’est le début de la fin…
DOCTEUR MERLIN. Absolument.Le 26 novembre 40, craignant la clémence d’Antonescu, les légionnaires chargés de la garde des prisonniers de Jilava, gagnés à l’esprit de vengeance après l’exhumation des cadavres du Capitaine et de ses malheureux camarades assassinés deux ans auparavant, les exécutent. Il devient manifeste que Sima est incapable de gérer les fractions les plus extrémistes.
Saisissant le prétexte du meurtre, par un agent britannique, du major Döring, responsable logistique des troupes allemandes en Roumanie, Antonescu destitue le ministre légionnaire de l’Intérieur et remplace les préfets par des militaires. Trois journées sanglantes, marquées par des exactions antisémites et une répression impitoyable signent la défaite d’Horia Sima. Destitué, ce dernier est exfiltré vers l’Allemagne, comme un certain nombre de ses camarades. Près de 2 000 légionnaires seront condamnés et bien d’autres, pendant les combats contre l’URSS, seront envoyés dans des unités spéciales dont peu reviendront vivants.
ÉLÉMENTS : En fin de compte, si Gheorghiu a toujours blâmé la dérive violente du mouvement légionnaire, pourquoi s’est-il inspiré de Codreanu pour en faire l’un des héros de Dracula dans les Carpates ?
DOCTEUR MERLIN. Nous touchons là la complexité de l’âme roumaine. Ce pays est un îlot de latinité dans un océan balkanique. Son histoire n’est que luttes contre la tutelle des envahisseurs et repli jaloux sur son identité paysanne, linguistique et religieuse. Inutile donc de raisonner en « cartésien ». Au mieux on passera à côté de l’essentiel, au pire, tel le personnage de « Brendan » dans Dracula dans les Carpates, on finira complice de cet occident aveugle qui abandonna la moitié de l’Europe à la barbarie communiste.
Codreanu, Antonescu et Ceausescu sont les trois figures du XXe siècle qui ont laissé une empreinte forte dans le peuple roumain. Des chansons, des poèmes, leur furent consacrés. Seul Codreanu, fondamentalement attaché à sa terre et à son histoire, à la paysannerie et à la religion orthodoxe en devient, par son martyre, le symbole. C’est probablement cette figure symbolique que retient Gheorghiu pour son personnage de Novalis.
Et lorsque Décébal-Gheorghiu lui demande « C’est vous les assassins ? », Novalis-Codreanu répond :« On en reparlera une autre fois. » Il semble que Gheorghiu y ait beaucoup réfléchi !
Propos recueillis par Daoud Boughezala
Lire l’entretien de Thierry Gillyboeuf dans le numéro 203 d’éléments