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Dominique Venner : jamais aussi fort que mort ?

Dominique Venner : jamais aussi fort que mort ?

En parcourant la bibliothèque d’un ami, je suis tombée par hasard sur « Les armes de la Résistance » de Dominique Venner. Dix ans après son suicide par arme à feu au sein de la cathédrale Notre-Dame de Paris, l’ironie du titre m’apparut alors mordante. Si à l’époque, une partie de l’opinion catholique avait été choquée, qu’en est-il aujourd’hui ? Son acte a-t-il eu l’impact attendu ? Mort, portons-nous plus haut nos idéaux que vivant ?

Pauvres, ou heureux, mortels, des hommes ont de tous temps chercher à devancer les événements via le suicide. Même si le mot ne date que du XVIIIe siècle – car pendant longtemps, on a dit s’homicider ou homicide de soi-même –, la pratique est vieille comme le monde : dans l’Antiquité, Cléopâtre préfère se tuer plutôt que de subir l’humiliation de la reddition ou, au XXe siècle, Hitler choisit également la mort lorsque les Soviétiques pénètrent dans Berlin. Si ceux-là sont célèbres et ont sûrement changé le cours de l’Histoire, le suicide n’est pas pour autant l’apanage des puissants, tout un chacun peut attenter à sa vie. Cela a certes moins de répercussions notables dans le récit de l’humanité, cependant il peut arriver qu’un illustre inconnu mettant fin à ses jours puisse lui aussi faire basculer l’actualité et nourrir la mémoire.

Les penseurs, notamment les sociologues, se sont souvent demandés si le suicide était un fait privé ou public. Émile Durkheim, l’un des pionniers de la question, a toujours considéré que c’était une réaction face à la société. Schématiquement, il a dégagé trois types de catégories : suicide égoïste (pour les individus les moins bien intégrés dans leur groupe de référence) – ne revendiquant rien, ce premier type est inintéressant dans le développement présent ; suicide altruiste (dans les sociétés où le degré d’intégration excessif induit que l’on puisse se sacrifier pour le groupe) ; suicide anomique (dû au dérèglement des mécanismes sociaux qui n’assurent plus la satisfaction des besoins élémentaires). Dans son essai Le Suicide (1897), le sociologue « appelle suicide tout cas de mort qui résulte directement ou indirectement d’un acte positif ou négatif, accompli par la victime elle-même et qu’elle savait devoir produire ce résultat. La tentative, c’est l’acte ainsi défini, mais arrêté avant que la mort en soit résultée. »

Même si la nomenclature durkheimienne fait encore autorité de nos jours, il faut toutefois noter les réserves qu’elle a pu rencontrer, notamment celles de Gabriel Tarde, grand rival de Durkheim. Si le premier connaît la consécration de son vivant, la notoriété sera toutefois éclipsée par la grande influence de l’école durkheimienne. En bref, Tarde, auteur de Lois de l’imitation (1890) et célèbre pour ses travaux sur la contagion sociale, défend une approche plus psycho-sociale de la notion de suicide, à la différence de Durkheim qui, formé au positivisme sociologique d’Auguste Comte, n’y voit qu’un pur fait social. Considéré comme l’un des fondateurs de la sociologie moderne, Durkheim fait aujourd’hui consensus.

Exemples pris au XXe siècle, aussi appelé « le siècle des totalitarismes », les immolations de Jan Palačh et de Thich Quang Duc sont des cas de suicides altruistes, ce dont certains qualifient aussi l’acte de Dominique Venner.

Feux de détresse

Il y a différentes manières de se donner la mort, et parmi toutes celles qui existent, sans doute que le choix de périr par le feu devant des témoins impuissants est l’une des plus saisissantes. Le feu a de plus une symbolique forte de purification dans la plupart des civilisations. Ainsi, le 16 janvier 1969, un étudiant en philosophie, Jan Palačh s’immole à Prague. Il décède de ses blessures trois jours plus tard à l’hôpital, après s’être assuré de la publication par la presse de sa lettre expliquant son geste intitulée « Torche numéro une ». Des journalistes étrangers recueillent même ses propos : « Il y a des moments dans l’Histoire où il faut faire quelque chose », dit-il avant de mourir. Il a vingt ans, une famille, une petite amie, et probablement l’avenir devant lui, mais il fait partie d’un groupe de contestataires qui ont préparé leur coup d’éclat. Ils appellent à la résistance de la population et protestent contre l’écrasement du printemps de Prague par les Soviétiques. Sous le nom de code Opération Danube, les troupes du Pacte de Varsovie, près de 400 000 soldats, 6 300 chars, envahirent la Tchécoslovaquie dans la nuit du 20 au 21 août 1968, en réponse aux réformes mises en place en début d’année par le premier secrétaire du Parti communiste, le réformateur Alexander Dubček. D’inconnu, Palačh devient l’un des symboles de la résistance face au processus de « normalisation » sous le joug soviétique et une grève de la faim et des cérémonies sont organisées pour lui rendre hommage, et son pays célèbre encore sa mémoire aujourd’hui. Dans le groupe, l’ordre d’immolation a été tiré au sort et sur son lit de mort, Palačh implore les autres de renoncer, beaucoup vont l’écouter, mais d’autres suicides vont tout de même suivre1.

Quelques années avant Palačh, un bonze vietnamien, Thich Quang Duc, s’est également transformé en torche humaine pour protester contre la répression anti-bouddhiste ordonnée par le président catholique Diêm au pouvoir depuis le démantèlement de l’Indochine française. Il meurt à Saïgon, le 11 juin 1963, une dizaine de minutes après le déclanchement du feu. La communauté bouddhiste, instigatrice du martyr, a pris préalablement soin d’alerter la presse étrangère et les journalistes présents sur place. Ainsi, Malcolm Browne est présent pour photographier la scène, le cliché, internationalement diffusé, lui vaut d’ailleurs le prix World Press Photo of the Year en 1963, et le prix Pulitzer en 1964, qu’il partage avec David Halberstam, autre journaliste américain qui a également couvert le drame. Alors président, Kennedy réagit : « Aucune photo de presse n’a suscité autant d’émotion dans le monde que celle-ci. » Diêm promet alors des réformes pour calmer les Américains et les religieux, mais la situation se détériore rapidement et la répression s’accélère. Contestataires, d’autres bouddhistes s’immolent. Perdant ses soutiens, notamment Washington, Diêm est ainsi assassiné à Saigon le 2 novembre 1963, lors du coup d’État. Certains diront alors que l’immolation du moine a fait basculer l’histoire du Vietnam. Assez ancrée dans la culture asiatique, a fortiori bouddhiste, la notion de suicide n’a pas la même résonnance que chez nous, plus prompts là-bas à croire en la réincarnation, la vie hic et nunc n’est qu’un passage pour eux. D’ailleurs, l’auto-immolation de moine bouddhiste n’est pas une première, d’autres ont eu lieu avant et après Thich Quang Duc – par exemple, depuis 2011, plus d’une centaine de Tibétains ont connu la mort par le feu pour protester contre la répression chinoise, qui s’en soucie ? –, mais sa grande médiatisation en a fait un événement important à l’époque, à l’échelle de la planète, ou au moins de l’Occident et de la diaspora bouddhiste.

Défaut de mémoire ?

Mais aussi violents, marquants, révoltants que soient ces récits, qui s’en souvient encore, que ce soit parmi la jeune génération ou bien même les contemporains de l’événement ?

À l’occasion d’un micro-trottoir en France, il serait sans doute intéressant de constater le pourcentage de personnes qui saurait encore les nommer. Les gens connaissent Jeanne d’Arc, Louis XIV et De Gaulle – et encore… –, mais Jan Palačh, Thich Quang Duc ou Dominique Venner ?

Les sondés seraient peut-être plus prompts à se rappeler d’un étudiant sur la place Tian’anmen, pourtant un parfait inconnu, même encore aujourd’hui, son identité et son parcours sont flous, et qui n’est pas mort ce jour-là en défendant sa cause. Être prêt à mourir serait-il plus impactant pour le grand public et rester dans les mémoires, que mourir ? Peut-être parce que ce fut en Chine ? Que les caméras et les photographies étaient présentes et sous le bon angle ? Peu seraient en outre capables de donner la date exacte de l’événement, ou même l’année mais peut-être que l’image d’un homme dressé face aux chars, lui valant le surnom de Tank Man, surgira-t-elle des limbes cérébrales comme une fulgurance2.

Le pouvoir visuel serait-il alors le bon, voire l’unique, levier à notre époque ?

Il faut surtout avoir le soutien de l’opinion publique, qu’il soit acquis ou que l’on sache le conquérir. Car mort, on prend alors le risque que d’autres racontent notre histoire avec les récupérations et autres travestissements que cela peut engendrer. Ainsi par exemple, Dominique Venner devient « le suicidé de Notre-Dame » pour L’Express ou bien « un routard d’extrême droite » pour Libération – les qualificatifs n’engageant bien évidemment que ceux qui les affublent, ils deviennent parfois pourtant presque parole d’Évangile, selon qui est derrière le crayon. Et qu’il y ait eu des témoins, des images qui puissent soutenir le contraire n’a que peu de poids face à ce qui a été décrété par le pouvoir médiatique. La trahison des images n’est plus à prouver, celle des mots non plus, on fait dire ce qu’on veut à des visuels, on n’a même plus besoin de les truquer et on peut également inverser les rôles et les valeurs avec certains termes ; les communicants sont payés suffisamment cher pour savoir faire des merveilles avec très peu de choses.

Un autre type de suicide peut également chercher à faire avancer sa propre cause, à titre très individuel, cette fois – ce que Durkheim aurait appelé des suicides anomiques. Ainsi, un étudiant a cherché à s’immoler devant un CROUS pour dénoncer sa situation précaire3 ou bien une dame a également choisi le feu devant la mairie de Paris contre l’inaction de cette dernière face au squat de son appartement4. Mais si cela fait les grands titres des journaux, papier, télé, radio, pendant quelques jours ou quelques semaines, après même juste un mois qui s’en souviendra ? Les journalistes, mine grave et voix chargée d’émotion, l’air de dire c’est si triste d’en arriver là parce qu’on se sent abandonné par son pays auront produit l’information du jour. Mais après ? Cela n’aura engendré aucune avancée sociale majeure et concrète. Tout cela est rangé dans les archives, rubrique faits divers. Combien faudrait-il de drames analogues pour que les lignes bougent enfin ?

Poids de l’existence

Penser le suicide nous amène alors à cette interrogation : pour quoi mourir aujourd’hui ? Voire pour quoi vivre ? Nos sociétés occidentales actuelles, qui se veulent inclusives, ont évacué le sacré et prétendent que tout se vaut, au moins dans les mots et en apparence. L’absence de hiérarchie empêche les gens de penser : faire le tri dans ce fatras devient ardu, et surtout à contre-courant de l’atmosphère dans laquelle on baigne. Dans le même temps, on nous imprègne paradoxalement de l’idée de l’individu-roi, de notion de consentement, de nos droits et de nos désirs légitimes. L’Homo œconomicus ne reconnaît plus les lois de la nature, mettant pudiquement un voile sur la conception même de mort qui paraît insupportable. Pourtant la guerre, la maladie, les accidents, les attentats nous placent toujours face à notre impuissance et nos fragilités. Notre droit au choix est placé comme un totem ; et dans un souci de maîtrise l’avortement est autorisé, le fœtus n’étant pas encore un individu ; et l’euthanasie est proposée à ceux devenus un poids économique pour la société, sous couvert du droit à mourir dignement. La rentabilité est reine ; l’individu est utilisé au maximum de ses capacités et même sa mort, parfois prématurée, doit profiter au bon fonctionnement de l’économie. Attendu qu’un indésirable se retire de lui-même, le sacrifice perd alors son poids symbolique et exceptionnel, jusqu’à en devenir caduque. Dans un monde pourtant drapé des meilleurs intentions, égocentré, voire égoïste, le suicide qui ne touche que celui qui s’homicide n’a alors plus l’effet retentissant d’hier et les kamikazes qui font des victimes collatérales sont aussitôt catalogués de fous, d’endoctrinés – d’un suicide altruiste pour la cause des siens, on le disqualifie et le déplace dans la catégorie anomique rendant son sacrifice incompréhensible. La psychiatrie explique tout ou presque ; et la motivation première de l’individu est alors gommée, rendant son acte débile, au sens premier du terme. Pour la société médiatique, il ne reste qu’un fait divers.

Fin du temps des martyrs

Sans doute qu’à l’ère de l’image, se priver de l’apprentissage par la répétition n’est plus judicieux. Les martyrs romantiques sont d’un autre temps même si leur aura fascine toujours. Aujourd’hui, il ne faut plus tant marquer les esprits mais atteindre vraiment l’adversaire : le nommer et le cerner. Une vidéo chasse l’autre ; plus choquantes les unes que les autres. Vives émotions d’un soir pour être aussitôt oubliées. On dit que les gens ont à présent la mémoire (très) courte, désireux ou contraints, ils deviennent blasés ou résignés, dans les deux cas les réactions ne sont que volatiles. Pour marquer les esprits, il paraît alors plus courageux de continuer de vivre, mener les combats pas à pas. Ne rien lâcher, ni céder : voilà le héros du temps moderne5 ? Celui qui, écœuré par l’époque, continue malgré tout, en comptabilisant les pertes et restant modeste sur ses victoires – même éphémères – et découragé parfois, mais qui ne renonce pas. Sous la plume de Lucien de Rubempré à sa sœur Ève, dans Les Illusions perdues, Balzac ne dit-il d’ailleurs pas que « la résignation est un suicide quotidien ». Haut les cœurs ! La bataille est peut-être perdue, mais la guerre reste à mener et à gagner. Puisque depuis Toynbee, nous savons que les civilisations meurent par suicide, non par meurtre, alors ne donnons pas satisfaction trop tôt à ceux qui veulent nous voir morts depuis longtemps. Car après tout, les suicides altruistes sont surtout une provocation à l’espérance et à l’émeute. En un mot, à la résistance !

Et puis qui sait, peut-être qu’une entité supérieure compte les points pour nous et qu’un retour de karma façon puzzle rétablira l’équilibre… un dieu pourrait-il enfin nous sauver ?

1. Ce processus d’imitation ou de contagion suicidaire est appelé effet Werther en référence au roman de Goethe. En 1982, David Philipps, sociologue américain, a mis en évidence un phénomène de suicide mimétique en étudiant via la presse la hausse du nombre de suicides masculins en Europe, dans les mêmes modalités que le héros (d’un coup de pistolet), après la parution du livre Les Souffrances du jeune Werther (1774) – vu comme une apologie du suicide, l’ouvrage finit même par être interdit dans certains pays, notamment en Allemagne, sous pression du clergé. À rebours de la théorie durkheimienne pure, Philipps y voit alors un lien de causalité via l’idée d’un suicide esthétique, romantique et séduisant pour échapper aux vicissitudes de la vie, loin du tabou de l’époque. Le poids réel d’effets d’imitation et de suggestion est comme toutes les théories : sujette à caution, et certains sociologues et psychologues invoquent des coïncidences, des erreurs de statistiques, ou bien que seuls sont touchés des individus prédisposés, le déclencheur aurait pu être différent, l’effet aurait été le même.

2. Rappelons que le sondage aurait lieu en France, en Occident. Car, en Chine, la journaliste Louisa Lim, auteur du livre The People’s Republic of Amnesia, Tiananmen Revisited a fait le test en 2015, présentant la photo de Tank Man dans quatre campus de Pékin : « Sur 100 élèves, seuls 15 ont pu identifier la photo. Les autres se penchèrent, les yeux écarquillés, demandant : “Ça vient de Corée du Sud ?”, “C’est au Kosovo ?” ».

3. https://www.lemonde.fr/societe/article/2019/11/09/un-etudiant-gravement-blesse-apres-s-etre-immole-par-le-feu-devant-le-batiment-du-crous-a-lyon_6018629_3224.html.

4. https://www.lefigaro.fr/faits-divers/paris-demunie-face-a-ses-squatteurs-une-femme-tente-de-s-immoler-par-le-feu-sur-le-parvis-de-la-mairie-20220120. 5. Péguy disait : « Les pères de famille, ces grands aventuriers du monde moderne. » (Charles Péguy, Victor-Marie, comte Hugo, Cahiers de la Quinzaine, XII‑1, 1910, dans Œuvres en prose complètes, Tome III, éditions Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade, 1992).

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