Il y a une littérature dont les lettres sont vivantes et non mortes, certes moins médiatisée, voire parfois ignorée. Elle n’est, ni ne reste lettre morte parce que, pour reprendre Patrice Jean, elle est tout sauf cette littérature dont « on veut bien […] si elle baisse la tête pour rendre hommage à son suzerain, l’esprit du temps1 ». Que sont les lettres vivantes de la littérature qui restent souvent dans l’ombre de ses lettres mortes ? Qu’est-ce que finalement la vraie littérature et par conséquent qu’est-ce qui la caractérise, elle et son auteur, qui permettrait de lui redonner ses lettres de noblesse ?
La Bibliothèque rose de l’engagement
Toute littérature, et particulièrement le roman auquel nous nous intéressons dans cet article, doit pouvoir partir du réel, de lui seul et se dégager de toute surinterprétation sociale, politique, morale. La qualité première du romancier et de l’artiste en général est le désengagement2 afin de pouvoir observer et restituer le réel, dans toute sa fugacité et sa complexité, sans a priori, ni parti pris. Le seul engagement qui soit consiste, pour le romancier notamment, à mettre en évidence ce qu’il y a d’universel dans la réalité et dans nos existences, « à parler de ce que tous connaissent et de la réalité qui nous est commune. La mer, les pluies, le besoin, le désir, la lutte contre la mort […] l’ambition du réalisme est donc légitime, car elle est profondément liée à l’aventure artistique3 ».
Dans son Discours de Suède, on peut ainsi constater qu’Albert Camus prenant ses distances avec le renouveau du formalisme esthétique4 tout autant qu’avec la pensée sartrienne, se montre très réservé quant à la partialité, voire au mensonge de l’engagement littéraire qui nous trompe et nous éloigne du réel : « Comment en effet un réalisme socialiste est-il possible alors que la réalité n’est pas tout entière socialiste […] La réponse est simple : on choisira dans la réalité d’aujourd’hui ou d’hier ce qui prépare et sert la cité parfaite de l’avenir. On se vouera donc d’une part à nier et à condamner ce qui dans la réalité n’est pas socialiste, d’autre part à exalter ce qui l’est ou le deviendra. Nous obtenons inévitablement l’art de la propagande, avec ses bons et ses méchants, une bibliothèque rose, en somme, coupée autant que l’art formel de la réalité complexe et vivante […] On voit alors naître du malheur et du sang des hommes, les littératures insignifiantes.5 » Tandis que l’écrivain engagé évite le réel en partant avant tout de lui-même et des causes qui lui sont chères, l’attitude du romancier réside dans cette capacité à montrer et à restituer au plus près ce qu’il voit de la réalité. Il ne peut que se rendre à elle qui lui inspire aussi un style l’aidant à lui donner forme de manière singulière, à montrer la vie même par les mots et le récit, à lui donner du sens ou pas, dût-il en conclure avec Maupassant que « les réalistes de talent devraient plutôt s’appeler des illusionnistes6 ». Leur pouvoir d’imagination permet, en effet, de créer l’illusion de la réalité parfois plus réelle qu’elle. Il arrive, dans le roman particulièrement, que le personnage prenne une dimension réelle telle qu’il l’excède en devenant immortel. Son nom lui-même peut devenir anthroponyme, c’est-à-dire passer dans le langage courant et dire une réalité commune à tous. Ainsi de Dom Juan, d’Harpagon, de Rastignac…
Le spectateur désengagé
Quel est donc ce regard singulier propre au créateur, romancier, poète qui lui permet de voir la réalité en face et qui le distingue en cela de l’écrivain engagé ? Comment procède-t-il pour faire que la littérature soit lettre vivante qui puisse s’abreuver à la source de la réalité et de notre existence ? Quel talent requiert-il ? Ce regard singulier vient tout d’abord chez le romancier et plus généralement l’artiste, d’une nature détachée, toujours finalement spectatrice et distanciée mais réceptive et disponible pour accueillir la réalité dans ses manifestations polymorphes et parfois incompréhensibles. Henri Bergson parle en ces termes de « ces hommes […] dont les sens ou la conscience sont moins adhérents à la vie […] Quand ils regardent une chose, ils la voient pour elle, et non plus pour eux. Ils ne perçoivent plus simplement en vue d’agir. Ils perçoivent pour percevoir – pour rien, pour le plaisir. Par un certain côté d’eux-mêmes […] ils naissent détachés ; et, selon que ce détachement est celui de tel ou tel sens, ou de la conscience, ils sont peintres ou sculpteurs, musiciens ou poètes7 ». Dévoiler la réalité et de ce fait même en restituer une vision plus pure, plus désintéressée et plus directe, permet également à l’artiste d’en voir la beauté. Tel est le plaisir désintéressé qui détermine le regard de l’artiste dont le détachement vis-à-vis de lui-même le préserve en même temps de toute sensiblerie. Spectateur jusqu’au bout de son œuvre en train de naître, il ne peut adhérer, ni aux sirènes des grandes idées et causes sociales et politiques, ni aux sirènes des sentiments, ni aux sirènes du pouvoir, ni aux sirènes de l’existence, sans y voir les pièges de l’illusion et les montrer dans son récit fictif en faisant jouer des figures, des personnages qui les incarnent.
Pour que la littérature ne soit pas lettre morte, le regard du romancier – mais aussi du poète bien que celui-ci soit plus idéaliste et plus propice aux rêveries que celui-là, toujours rappelé par le réel – doit également s’exercer et entretenir une certaine lucidité qui procède selon Kundera d’une sagesse, d’une connaissance de soi, d’une distanciation avec soi-même pour éviter ce processus psychologique inconscient de l’identification : « La seule chose que je désirais […] profondément, avidement, c’était un regard lucide et désabusé. Je l’ai trouvé enfin dans l’art du roman. C’est pourquoi être romancier fut pour moi plus que pratiquer un “genre littéraire” parmi d’autres ; ce fut une attitude, une sagesse, une position ; une position excluant toute identification à une politique, à une religion, à une idéologie, à une morale, à une collectivité ; une non-identification consciente, opiniâtre, enragée, conçue non pas comme évasion ou passivité, mais comme résistance, défi, révolte. J’ai fini par avoir ces dialogues étranges : “Vous êtes communiste, monsieur Kundera ? – Non, je suis romancier.” “Vous êtes dissident ? – Non, je suis romancier.” “Vous êtes de gauche ou de droite ? – Ni l’un ni l’autre. Je suis romancier.”8 » Lucidité, authenticité et vérité caractérisent donc le romancier et la littérature dont Kundera nous montre que ce n’est finalement pas de lui-même que viennent ces qualités mais de la sagesse du roman : « Quand Tolstoï a écrit la première esquisse d’Anna Karenine, Anna était une femme antipathique et sa fin tragique n’était que justifiée et méritée. La version définitive du roman est bien différente. Mais je ne crois pas que Tolstoï ait changé entretemps ses idées morales ; je dirais plutôt que, pendant l’écriture, il écoutait une autre voix que celle de sa propre conviction morale. Il écoutait ce que j’aimerais appeler la sagesse du roman. Tous les vrais romanciers sont à l’écoute de cette sagesse suprapersonnelle, ce qui explique que les grands romans sont toujours un peu plus intelligents que leurs auteurs. Les romanciers qui sont plus intelligents que leurs œuvres devraient changer de métier.9 » L’écriture du roman les y incite donc. Le roman est leur maître de sagesse. Accepter de ne pas avoir l’entier pouvoir sur l’écriture, se laisser conduire et par le réel, et par les personnages, et par l’histoire dont la trame n’est pas totalement fixée ˗ tout peut en effet arriver que le romancier va intégrer – est ce qui le distingue de l’écrivain engagé.
L’œil de l’écrivain
En effet, ce dernier sait d’emblée tout de son personnage, les causes et généralités qu’il va défendre à travers les figures qu’il utilise et la trame de son roman. L’un baigne dans la singularité, l’autre dans les généralités. L’un s’évertue à montrer les singularités du réel et vit pour ses personnages et son roman tandis que l’autre les balaie ou les lisse à l’aune des idées, théories ou valeurs qu’il cherche à transmettre, à imposer. Le romancier observe donc non avec l’œil purement rationnel du scientifique – auquel cas nous aurions affaire à une étude, étude sociologique par exemple et non à un roman de mœurs –, mais avec l’œil sensible qui est le sien. L’écrivain est d’abord un témoin du réel. Il ne le regarde pas à travers le prisme théorique qui le précèderait. Il est le témoin de son temps, témoin critique « un partisan hors-système10 », pour reprendre le titre d’un chapitre de Richard Millet. Il est « le partisan ou le rebelle absolu, c’est-à-dire le solitaire par excellence sachant que la solitude volontaire est devenue quelque chose d’extraordinairement suspect pour la propagande11 ». Il ne s’agit pas ici d’une représentation romantique de l’écrivain ou de l’artiste en général. Il s’agit d’une attitude propre à l’écrivain qui incarne la distance. Or, la cohorte des romanciers et écrivains actuels, qui n’a de cesse de s’agrandir sous les effets de la démocratisation de la littérature et de l’art, veut ce que Muray nomme « le consensus » et préfère plaire, c’est-à-dire rester dans la doxa esthético-politique. Elle ne veut pas de la solitude, de celle qui conduit parfois à l’ostracisme et à la condamnation. Elle veut encore moins s’effacer en tant que témoin derrière son œuvre. Elle ne le peut pas. Pourtant, la discrétion est cette qualité requise. Elle est donc celle de la littérature, du créateur qui se retire derrière son œuvre, du romancier qui, jusqu’en son style, rend son innovation presque invisible12. C’est ainsi que grâce à elle, il observe et absorbe la réalité, ce qui s’y passe aussi socialement, quitte à montrer les symptômes propres à son temps et à les intégrer dans son roman.
Photo : Milan Kundera
Des lettres mortes aux lettres vivantes de la littérature (1/4)
Des lettres mortes aux lettres vivantes de la littérature (2/4)
1. P. Jean, Ibid., p. 245.
2. Ce qui ne veut pas dire indifférence ou apolitisme.
3. A. Camus, Essais, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1965, p. 1 085.
4. « Camus s’oppose ainsi à l’esthétisme de La Parisienne, de Jacques Laurent et de Roger Nimier par exemple, à ce retour de l’art pour l’art que préconise en 1950 la nouvelle vague d’écrivains. Mais il maintient son opposition au réalisme socialiste dont Laurent Casanova s’est fait le mentor », Albert Camus, Essais, ibid., Discours de Suède (commentaires), p. 1 896.
5. Ibid., p. 1 087.
6. G. de Maupassant, Pierre et Jean, Paris, Bookking International, « coll. Grands textes classiques », 1993, Préface, p. 19.
7. H. Bergson, La pensée et le mouvant, Paris, PUF, 1999, p. 149.
8. M. Kundera, Les testaments trahis, Œuvres complètes, Tome II, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 2017. Il s’agit ici du cours texte de présentation de Les testaments trahis.
9. M. Kundera, discours de Jérusalem, ibid.