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Demain, tous remplacés ?

Demain, tous remplacés ?

Avec l’apparition et la sophistication d’IA toujours plus puissantes et performantes, nous assistons à un saut technologique sans précédent. Auparavant, nous transférions aux machines les labeurs difficiles et éreintants, aujourd’hui, les plus hautes fonctions de l’esprit leur sont déléguées. Le processus de remplacement des artistes - musiciens, acteurs, écrivains, dessinateurs - est amorcé (des livres entièrement conçus par l’IA pullulent sur les plateformes marchandes type Amazon - raison de plus, s’il en fallait, pour les boycotter). C’est le point de départ du nouveau roman d’Alexis Legayet Les obsolètes, qui relate les mésaventures d’un dessinateur et d’un éditeur face à l’avancée inéluctable des IA.

Alexis Legayet s’est fait une spécialité de s’emparer des sujets qui tourmentent notre époque et de pousser à leur paroxysme les logiques à l’œuvre (véganisme, antispécisme, féminisme, transhumanisme) au cœur de celle-ci. Ses romans philosophico-comiques dévoilent leur mécanisme, exposent leurs failles et prévoient leurs impasses. Avec Les obsolètes, il anticipe le remplacement progressif et inéluctable des fonctions créatrices des humains par l’intelligence artificielle.

Olivier Paskotte est un dessinateur paresseux qui invente des excuses rocambolesques pour ne pas rendre ses travaux à temps à son éditeur, qui va lui préférer l’IA – souple, disponible et peu coûteuse. Paul Dupain est à la tête d’une maison d’édition confidentielle. Un auteur avide et inconnu lui présente un manuscrit absolument génial, qu’il s’empresse d‘éditer. Problème : le texte est intégralement écrit par l’IA. Malgré les efforts de l’éditeur pour cacher l’origine du roman, le faux-auteur est démasqué. S’en suivent des débats et confrontations sur la place des IA dans notre société (machines sans âme ni conscience ?) dans une nouvelle controverse de Valladolid, alors que ces dernières se développent sans limite dans tous les secteurs.

Ce phénomène inéluctable, désiré par tous (producteurs et consommateurs) s’imposera à tout le monde. Mieux, moins cher, immédiat, il est plus simple de déléguer son intelligence à la machine, malgré le risque de générer l’obsolescence des humains et leur mise au rebut. Un mouvement néo-luddite tentera de s’opposer à ce remplacement technologique, cœur du remplacisme global, terme forgé par Renaud Camus. L’ouvrage est largement influencé par Jacques Ellul et Günther Anders, l’arraisonnement du monde par la technique mène à une dépendance à la machine toujours accrue. Perdant la maîtrise de ce qu’elle a créé et contrainte d’y recourir, l’humanité devient progressivement esclave de la machine. Face à l’humain bientôt dépassé par l’IA, la seule issue – déjà largement avancée – pourrait être l’humain augmenté…

Aux questionnements philosophiques, Alexis Legayet allie la satire. Il manie l’humour avec sa précision habituelle et son ton inimitable. L’ironie dont il use est typiquement humaine et la machine n’arrivera jamais à se doter de cet esprit, à inventer un personnage aussi grotesque qu’Olivier Paskotte, à prendre à revers certains traits de l’époque et à nous faire rire comme le fait Alexis Legayet.

ÉLÉMENTS : Dans votre livre, les écrivains sont remplacés par ChatGPT, IA générative capable de produire mieux et plus. Est-ce qu’une IA peut être considérée comme un réel écrivain ?

ALEXIS LEGAYET : A priori, non, bien entendu. L’IA est dénuée de conscience – du moins pour le moment, et, vraisemblablement (mais il faudrait discuter longuement des critères de ce « vraisemblable »), à jamais ; comment une machine sans conscience pourrait-elle devenir un nouveau Marcel Proust ?  Une machine ne ressent rien, elle ne comprend rien – si comprendre c’est être saisi – affectivement saisi – par un sentiment d’évidence. Une machine a beau réaliser des calculs des milliards de fois plus complexes que les nôtres, elle ne peut, par exemple, être saisie par l’évidence du « 7+5 = 12 » qui nous fait dire « c’est vrai » – à savoir pour toujours, partout et pour tous – autrement dit : elle ne sait – car elle ne sent – rien de la vérité de ses calculs ; les procédures qu’elle exécute sont à jamais séparées les unes des autres – « partes extra partes » disait Descartes, opposant à ce qu’il croyait être la structure éclatée de la matière, l’unité de survol de la conscience, qui est unité affective. Si donc la face interne des mathématiques les plus élémentaires échappe structurellement aux pouvoirs de l’IA, comment n’en serait-il pas de même – et à la puissance mille – dans le domaine des arts, au sein duquel la part sensible est prépondérante et, depuis disons Kant, revendiquée comme autonome ? Aux sciences froides – et dont le développement suppose cependant un affect spécifique – n’a-t-on pas depuis longtemps (avec Schopenhauer, Nietzsche ou Bergson) opposé le monde de l’art, susceptible de nous dévoiler la part sensible, non rationnelle, du monde ? Fondamentalement, une IA ne saurait être un réel écrivain, serait-il même le plus médiocre, parce qu’elle est tout simplement incapable de comprendre ce qu’elle écrit, à savoir non seulement d’être affectivement saisie par l’évidence du vrai, mais aussi bien de voyager intimement et empathiquement au sein du vivant souffrant, jouissant et désirant – ce qu’effectue par jeu tout écrivain en épousant la durée propre de telle situation ou de tels personnages afin d’en explorer les possibles vivants. 

ÉLÉMENTS : La messe est dite apparemment ! Si une IA ne peut donc être considérée comme un écrivain, pourquoi une telle idée au sein de votre roman ?

ALEXIS LEGAYET : Il y a du jeu, bien entendu. Les obsolètes est un roman qui a cet avantage insigne sur la forme du traité ou de l’essai d’être une fiction, et donc d’échapper à un trop strict enfermement dans la sphère du vrai. Voir « l’élite culturelle », des écrivains aux acteurs, subitement remplacée par des IA revendiquant le statut d’artiste est un jeu d’autant plus jouissif qu’il est le fait, lamentable et vengeur, d’un écrivaillon inconnu qui ne mangera jamais à la table des grands…

ÉLÉMENTS : Et donc, vous les effacez !

ALEXIS LEGAYET : Ce serait drôle, non ? Voir subitement Marc Levy, Aya Nakamura ou Léa Seydoux (qui, parmi d’autres, ont fait Main basse sur le cinématographe [pamphlet de Laurent Firode et Bruno Lafourcade sur le monde du cinéma]comme les autres l’ont fait sur le monde de l’édition ou de la musique) supplier pour qu’on limite le droit des IA, afin qu’eux-mêmes ne soient pas grands remplacés par des machines au jeu, à l’écriture, à la composition ou à la voix plus artistiques ? Et ce, alors même, qu’ils sont des militants ardents contre l’idée – maléfique et raciste – d’un autre grand remplacement

ÉLÉMENTS : Il ne s’agirait donc que d’une pure fiction ?

ALEXIS LEGAYET : Pas exactement non plus. J’imagine que si le livre vous a vous-mêmes intéressé c’est qu’il joue avec ce qui, après l’avènement de ChatGPT et des générateurs publics d’images en 2022, est subitement apparu à tous, dans un mélange d’enthousiasme et d’effroi, comme un nouveau possible. Nous avons de fait été sidérés par les capacités de ces machines à générer des textes et des images dont nous pensions que seuls les humains – et des humains spécialisés, dotés d’un véritable savoir-faire – étaient capables ; et ce, en quelques secondes à peine. Les progrès de l’IA sont tels que la perspective d’un remplacement d’un certain nombre, voire de toutes les activités dites supérieures des hommes par les machines est devenu plausible : radiologues, médecins, avocats, assureurs, banquiers, graphistes… sont, paraît-il, d’ores et déjà menacés. Les obsolètes proposent de passer à la limite, en imaginant le remplacement de ce qui semble pourtant le plus irréductible à la logique machinique : la capacité créatrice des artistes.

ÉLÉMENTS : Mais comment une telle substitution est-elle seulement pensable si, comme vous le proposiez au tout début de notre entretien, aucune IA ne saurait devenir un réel écrivain ?

ALEXIS LEGAYET : Comme aucune IA ne saurait comprendre que 7 et 5 font 12, quoi qu’elle puisse accomplir des calculs (légèrement) plus complexes… oui, eh bien, le fond de l’affaire est que nous n’avons jamais affaire à l’intériorité – et l’intériorité supposé créatrice – de qui que ce soit – excepté, pour Descartes, à la nôtre –, mais à ses seuls effets, ses effet extérieurs : un château de sable, un champ de blé, une parole, une peinture, un texte, un corps dansant… ; tout ceci est de l’esprit (ou de l’intériorité) matérialisée ou extériorisée, pour parler comme Hegel ; et, parce que, selon notre culture et nos capacités, nous sommes capables d’en ressusciter sinon le sens, du moins d’en faire renaître du sens, nous éprouvons, en cette interprétation, toute la gamme des sentiments humains. L’être sensible et invisible, la conscience créatrice primitive, même vivante, étant nécessairement absente à ma propre conscience, derrière les signes extérieurs qui me sont seuls offerts, rien n’interdit, par conséquent, qu’une machine sans conscience soit capable de reproduire ces signes, des signes parfois bouleversants, en lesquels nous lisons spontanément un sens que la machine ne peut pourtant éprouver ni comprendre. C’est ce que font les IA.

ÉLÉMENTS : Il s’agit alors d’imitation, non de création.

ALEXIS LEGAYET : C’est déjà ça ! Si les IA ne font rien d’autre que compiler la somme – énorme, et hors de mesure de la pauvre mémoire humaine – de productions (ou d’œuvres) passées, ayant touché la sensibilité humaine, ne peut-elle par ce mélange forger sinon quelque chose de neuf, du moins qui en ait l’apparence ? Et l’apparence suffit, n’est-ce pas ? – puisque, hors nous-mêmes à nouveau, nous n’avons accès à rien d’autre. Dès lors, qu’une œuvre littéraire inédite surgisse de la machine sans cœur ni conscience n’est pas absolument inconcevable. Une IA a déjà gagné un concours de dessin, une autre de photographie, pourquoi pas de littérature ? Parions, ne serait-ce que pour rire, qu’à condition de franchir les barrages opposés par les oligopoles du monde de l’édition aux nouveaux arrivants, le prochain prix Goncourt sera ChatGPT ! D’autant, que, parmi les lauréats du Goncourt – tout du moins, si l’on veut être bon joueur, ceux des dernières années – qui peut être considéré comme un véritable (et immense) créateur ? Combien de Marcel Proust ? Quelle part (énorme) d’imitation, de mécanique, de répétition, d’obéissance aveugle aux règles n’y-a-t-il a contrario dans la plupart des écrits ?

ÉLÉMENTS : Vous imaginez les prémisses d’un monde en lequel l’humanité, devenue obsolète, serait mise sur la touche, pouvez-vous nous en dire un peu plus ?

ALEXIS LEGAYET : Il suffit de suivre les lignes du temps : d’un côté, substitution croissante de robots et d’IA pour remplacer le travail humain ; de l’autre, aliénation du temps désormais libéré des hommes dans la consommation des produits culturels fomentés par l’IA. Cela dessine l’horizon d’une humanité, s’il se peut (et cela se pourra) littéralement branchée sur la machine qui lui fournira sans discontinuer ses doses de plaisir en un immense jeu vidéo grandeur nature dont chacun sera le héros. Derrière cela, il y a bien entendu la formidable puissance du Capital, moteur de l’innovation, la logique froide de l’argent, laquelle, disait Marx, vampirise la vie ; mais derrière ce vampire, il pourrait bien y en avoir un autre, lequel, selon une logique inspirée d’Ellul, pourrait un jour se délester du Capital auquel il semble asservi : celui de la Technique, ce vampire supérieur dont le règne à venir pourrait bien signifier la marginalisation définitive de la vie au profit de l’ordre devenu autonome, surpuissant, mais vide et mort – car sans conscience – du Code.

ÉLÉMENTS :  Pouvons-nous échapper à cette logique ?

ALEXIS LEGAYET : Il semble qu’il y ait de l’inéluctable là-dedans. Ceux qui refuseront la logique de la machine seront dépassés et à terme effacés. Tous nos désirs et toutes nos peurs nous portent inéluctablement vers elle – elle allégera notre travail, proposera des produits à bas coûts et des spectacles inouïs ; elle nous promet, d’un autre côté, la mort de la mort [citation de Laurent Alexandre, 2011 et 2024], quand toutes nos vies sont, malgré elles, polarisées par cette horreur dont nous vivons, hors maladie, la marque dans nos corps lentement décomposés. Comment donc refuser ce qui pourrait tout à la fois être notre salut et notre fin ?

ÉLÉMENTS :  Vous n’auriez pas une fin un plus plus optimiste, ne serait-ce que pour ne pas désespérer les lecteurs d’Éléments ?

ALEXIS LEGAYET : Si ! Encore une fois, Les obsolètes n’est qu’un roman… ce qui laisse la possibilité que, pour une part indéterminée, ces idées n’appartiennent qu’à l’ordre ludique et, je l’espère du moins, jouissif du seul délire littéraire. Pour le reste, nous verrons. Ce que nous savons à coup sûr c’est que l’avenir nous réserve une foule de surprises ; et que les plus grandes surprises seront d’ordre technologique.

Alexis Legayet, Les obsolètes, La mouette de Minerve, 290 p., 15,90€

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