Nous n’irons plus à l’« Indonesia », le restaurant indonésien préféré de François-Bernard, situé derrière la Nouvelle Librairie, rue de Médicis à Paris. Sans lui, on se serait emmêlé les pinceaux devant les menus. Et de toute façon, sans François-Bernard, les plats perdraient sans doute toute leur saveur exotique. De ses pérégrinations sur les routes de la soie, au début des années 1990, sous l’égide de l’Unesco, avec Édith, sa femme et complice bien-aimée, François-Bernard avait gardé le goût de l’Orient. Le jeune couple de « chercheurs-bourlingueurs », comme les surnommait Le Monde, avait en effet tenu le « journal de bord » de la grande expédition scientifique de 27 500 kilomètres qui reconstituait la grande route maritime de la soie de Venise à Osaka que l’Unesco utilisera pour sa banque de données et qui servira à l’exposition internationale « Routes de la soie » au Grand Palais, en 1993. Quant au jeune couple Huyghe, « double figure des nouveaux découvreurs bardés d’érudition mais bronzés in vivo », il s’en servira pour écrire à quatre mains leur grande fresque autour de cette route mythique : La route de la soie ou les empires du mirage, Les coureurs d’épices (Petite bibliothèque Payot), Les empires du mirage : Hommes, dieux et mythes sur la route de la soie (Robert Laffont), Les routes du tapis (Galimard).
À la Nouvelle Librairie entre deux passages… sur BFM TV !
Avant l’explorateur, il y a eu le militant, chez les solidaristes surtout. S’il a évité le GRECE dans les années 1970, c’était surtout pour ne pas tomber nez à nez avec son père René Huyghe, le grand historien d’art et conservateur du musée du Louvre, qui était aussi membre du comité de parrainage de Nouvelle École ! Les pudeurs de jeunesse envolées, François-Bernard est devenu un « compagnon fidèle d’Éléments, selon Alain de Benoist, qui avait signé, en 1999, la pétition “Les Européens veulent la paix”, s’opposant au bombardement de la Serbie par l’OTAN ». Plus que tout ces derniers temps, il appréciait se ressourcer à la Nouvelle Librairie, rue de Médicis, entre deux passages… sur BFM TV ! Là, il discutait le bout de gras avec Alexandre, le libraire : « C’était sans doute un de nos clients les plus fidèles, se rappelle-t-il, toujours ouvert à la discussion, ses passages étaient des instants de connivence intellectuelle d’une rare qualité. » Il s’y sentait chez lui, « chez nous », disait-il d’ailleurs. « Chez nous », il n’a jamais cessé de l’être. Présent à chaque dédicace, bon compagnon, toujours vif quand sonnait l’heure de sa razzia mensuelle de livres. Habillé de son invraisemblable gilet, la démarche aérienne, une poignée de main franche, François-Bernard Huyghe avait le tutoiement facile, souvenir de ses années militantes : « Alors, camarade ? On en est où ? » C’était le top départ pour un compte rendu détaillé de nos activités, qu’il ponctuait de conseils, d’encouragements et de quelques coups de main précieux pour décrocher un rendez-vous ou un entretien. François Bousquet se souvient : « Je l’ai connu dans les années 1990 dans l’entourage de Jean-Edern Hallier. Jean-Edern adorait organiser des banquets qui n’étaient pas vraiment républicains avec le Tout-Paris de la dissidence chic, avec de-ci de-là un PPDA. Je tombais à tous les coups sur François-Bernard et Édith. On évoquait rituellement le souvenir du merveilleux Pierre Gripari dont ils étaient proches. Gripari, qui était homosexuel, draguait – en vain évidemment – François-Bernard devant sa femme, ce qui les amusait tous les deux. Ils formaient un couple miraculeux qui vivait en osmose affective et intellectuelle, deux affranchis, indéfectiblement fidèles, aux idées et aux hommes. »
François-Bernard Huyghe eut la chance d’avoir eu plusieurs vies toutes bien remplies. Réalisateur de documentaires pour ITVD, il a été fonctionnaire international à l’Unesco, enseignant au Celsa Paris IV, directeur de recherche à l’Iris (Institut des relations internationales et stratégiques) et président de l’OSI (Observatoire stratégique de l’information). Docteur d’État en sciences politiques, il était habilité à diriger des recherches (HDR) en sciences de l’information et de la communication. Depuis la mort de sa femme Édith en 2014 des suites d’une longue et cruelle maladie, qui l’avait laissé littéralement anéanti, il s’était lancé à corps perdu dans le travail, multipliant les études, les livres et les invitations sur les plateaux de télévision. Pilier de la revue Medium, fondée par Régis Debray, il écrivait dans le « Carnet des médiologues », le blogue hébergé sur le site du magazine Marianne.
Partouze idéologique entre la droite et la gauche
Le médiologue était devenu au fil du temps une bête de télévision, depuis son passage retentissant en 1987, sur le plateau de l’émission « Bains de minuit » de Thierry Ardisson. Il avait eu deux minutes pour présenter son premier livre La soft idéologie, co-écrit avec Pierre Barbés, un pseudonyme collectif, devant une Édith Cresson pas encore Premier ministre mais ébahie et bientôt d’accord avec lui ! Devant l’homme en noir qui lui demande ce qu’est la « soft idéologie », Huyghe répond du tac au tac : « C’est une partouze idéologique entre la droite et la gauche, c’est l’idéologie dominante des années 1980, celle qui réconcilie les belles âmes et les bons gestionnaires, celle qui réconcilie droite et gauche autour d’un programme de conservatisme social, défense de nos institutions et de notre système socio-économique enrobé d’un discours moraliste, humanitaire, et antiraciste qui est plutôt un héritage de la gauche. C’est un peu une gestion de droite enrobée par un discours de gauche. » Trente-cinq ans avant l’avènement du macronisme, François-Bernard Huyghe dévoile la supercherie libérale. Ne lui manquait plus que de décrypter le nouveau langage des élites françaises, ce sera chose faite quatre ans plus tard, en 1991, avec son génial essai La langue de coton (Robert Laffont), une analyse hilarante et prémonitoire sur « la langue des temps nouveaux qui a le triple mérite de penser pour vous, de paralyser toute contradiction et de garantir un pouvoir insoupçonné sur le lecteur ou l’auditeur ». Tout François-Bernard Huyghe est là, toujours en avance sur les maux de son temps, les décrivant pour les combattre, mais aussi jovial et plein de malice comme il était dans la vie. Adieu l’ami.
François Bernard Huyghe à propos de la soft idéologie chez Thierry ardisson (4 décembre 1987)
Son intervention sur les Gilets Jaunes devant le Cercle Pol Vandromme en février 2019