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View of colorful traditional costumes of girls in Tirana, Albania on May

De nouvelles études génétiques nous éclairent sur l’origine des Albanais

Nation européenne souvent méconnue, l’Albanie forme un peuple à part du reste de l’Europe. Convertie à l’Islam par les Turcs, formant la dernière société clanique d’Europe et parlant une langue indo-européenne inclassable donnant du fil à retordre aux linguistes, l’Albanie est longtemps restée à l’écart des études de paléogénétique. C’est désormais chose faite avec deux études complémentaires de 2023 qui viennent répondre à nos interrogations. Ces études sont complétées par un projet collaboratif très abouti, Rrënjët, dont les résultats sont visibles en albanais sur leur site Internet. D’où vient la langue albanaise et comment se rattache-t-elle au reste des langues indo-européennes ? Quels sont les ancêtres des Albanais actuels ?

Intitulée « Ancient DNA reveals the origin of Albanians », la première étude, conduite par Leonidas-Romanos Davranoglou, de l’Université d’Oxford, Aris Aristodemou, David Wesolowskiet Alexandros Heraclides, analyse le génome de squelettes retraçant 8 000 ans d’histoire locale, depuis le Néolithique jusqu’au Moyen Âge et fera date. Les Balkans anciens sont en effet très mystérieux. Nous en savons peu sur les populations qui l’ont peuplé avant le Moyen Âge et la langue albanaise n’est formellement attestée que depuis le XVe siècle. Avant, nous n’avons que des toponymes et ethnonymes. Les écritures messapiennes découvertes en Calabre, en Italie, lors de l’âge du Fer, indiquent une parenté avec l’albanais actuel, et leur dieu Zis est clairement indo-européen. Illyriens, Dardanes, Péoniens, Thraces sont autant de peuples antiques des Balkans dont on peine à comprendre leur place par rapport aux autres Indo-Européens. L’étude en question montre que les Albanais descendent majoritairement de populations des Balkans occidentaux de l’ère romaine, mais aussi d’une migration slave très significative ayant eu lieu lors du Moyen Âge.

Observons de plus près le contenu de cette étude détaillée. La population du Néolithique est génétiquement identique de celle de la Grèce et du Néolithique de l’époque d’après les deux échantillons disponibles pour cette période en Albanie. Les premiers échantillons présentant un lien génétique avec les Indo-Européens sont visibles à partir de l’âge du Bronze avec des squelettes du site de Çinamak au nord de l’Albanie. L’image ci-dessous tirée de l’article montre un très fort taux d’indo-européanité (la partie indiquée « steppique » en bleu) pour ces échantillons anciens, comparable à l’Europe du Nord actuelle. Ce taux diminue avec le temps du fait du métissage progressif avec les autochtones descendants du Néolithique local pour atteindre les niveaux faibles de l’Europe du Sud actuel. L’échantillon de l’âge du Bronze le plus ancien de Çinamak est daté de – 2600 à – 2400 et est génétiquement très proche des Yamnayas. La culture de Yamna (ou culture des tombes en fosse) est une fameuse culture archéologique de la steppe pontique du Chalcolithique (ou Néolithique final) entre – 3300 et – 2200 ayant participé à la diffusion des langues indo-européennes. Ils sont les premiers à avoir monté les chevaux de manière certaine et leurs descendants directs se trouvent dans les Balkans, en Anatolie, Arménie et le Xinjiang via la culture d’Afanasievo. Ils enterraient leurs morts dans des kourganes (ou tumulus) dans la steppe. Cet échantillon est contemporain des premiers kourganes de la région, et nous avons deux homologues en Bulgarie (échantillon de Boyanovo) et en Serbie (culture de Vučedol) présentant sur le chromosome Y le marqueur patrilinéaire de la culture de Yamna, le R1b-Z2103.

Un impact faible de l’Empire romain et des « invasions barbares » en Albanie

Cette étude confirme ce qui avait été montré précédemment au sujet de l’Italie : l’Empire romain a vu une migration massive depuis le Proche et Moyen-Orient vers l’Europe (les Balkans et l’Italie ont été touchés), à des taux différents selon les lieux. Selon les squelettes étudiés, cette ascendance assimilable au Néolithique iranien et jamais présente dans les Balkans jusqu’à l’âge du Fer culmine jusqu’à 30 % en Croatie. L’étude nous éclaire aussi sur l’impact des migrations slaves dans les Balkans post-Empire romain. L’ascendance slave en Croatie s’élève à 50-65 % selon les individus, au Monténégro à 45-65 %, 30-50 % en Macédoine du Nord et 50-55 % en Serbie. Les Slaves méridionaux seraient en moyenne de 50 à 70 % slaves selon les régions, le reste de l’ascendance correspondant aux habitants des Balkans antérieurs. Ce qui constitue l’ascendance slave de référence pour cette étude correspond à un cluster génétique de Russie du nord-ouest (l’Ingrie, région de Saint-Pétersbourg) de l’âge du Fer.

Toutefois, l’Albanie semble avoir été moins touchée par ces deux phénomènes migratoires. Elle aurait servi de refuge à l’ascendance locale de l’âge du Fer montrant près de 3 000 ans de continuité génétique, ce qui peut expliquer l’existence d’une langue indo-européenne non-slave dans les réduits montagneux de l’intérieur des terres tandis que la côte était devenue gréco-latine. L’Albanie médiévale ne présenterait que 17 % d’ascendance moyen-orientale assimilable au Néolithique iranien (époque pré-aryenne). L’ascendance slave dans l’Albanie actuelle est très variable. 15 % de lignages paternels seraient d’ascendance slave : les chromosomes Y de marqueurs R1a-M417 et I2a-M423 sont comptés ici. Le premier est un des deux grands marqueurs des peuples indo-européens et correspond aux peuples baltes, slaves et aux migrations indo-iraniennes de l’Antiquité. Le deuxième est un marqueur de chasseurs cueilleurs du Mésolithique des Carpates ayant été assimilé par des Slaves à une époque reculée et ayant été charrié en même temps que le marqueur R1a-M417 durant l’ère des migrations slaves. Toutefois, sur l’ensemble de l’ADN, il semble que l’ascendance slave puisse être bien plus élevée que la quantité de lignées masculines selon les individus et les régions. Les échantillons de Tirana, la capitale albanaise, présentent 25 à 48 % d’ascendance slave. Comment l’expliquer ? Il semblerait que dans une société albanaise clanique et patriarcale, les hommes issus des migrations slaves auraient eu moins de chance de se reproduire que leurs femmes, mariées dans les clans albanais préexistants.

Quelle origine pour les lignées paternelles albanaises ?

D’après l’étude, environ 80 % des lignées paternelles directes albanaises dateraient d’avant les « invasions barbares ». Plusieurs grands lignages se distinguent.

Les lignées d’origine indo-européenne issues de la culture de Yamna représentent 13-14 % des hommes albanais actuels : ce sont les sous-clades du marqueur R-Z2103, marqueur ultra majoritaire des Yamnayas. Un seul homme ayant vécu durant le Ve siècle après notre ère est l’ancêtre en lignée paternelle directe de tous ces hommes, porteur du sous-clade R-Z2705 descendant du R-Z2103. Ce cas rare montre un goulot d’étranglement qui a touché d’autres marqueurs albanais, avant une explosion démographique commune entre le Ve et le IXe siècle après notre ère. Le R-Z2705 trouverait sa source dans le nord de l’Albanie. Le projet collaboratif Rrënjët a trouvé un sous-clade rare de ce marqueur sur un consommateur de test ADN commercial, le R-Z2705* à Mirdita, au nord de la capitale Tirana. Le lignage R-Z2103 est présent dans les Balkans comme nous l’avons dit précédemment depuis l’âge du Bronze et son sous-clade albanais a été aperçu dans les données de la paléogénétique au moins depuis la culture archéologique de Maros en Serbie (la culture de Maros forme une enclave régionale de l’âge du Bronze danubien) avec le marqueur R-CTS7556 descendant direct presque immédiat du marqueur des Yamnayas, suggérant que la source albanaise pour cette ascendance est arrivée par les Yamnayas occidentaux via la plaine de Pannonie.

Un autre lignage indo-européen, le R-PF7562, associé potentiellement au rameau anatolien, est présent en Albanie à des taux similaires et a été repéré par l’étude depuis l’âge du Bronze dans la région. Ce marqueur est présent aujourd’hui principalement au nord de la Turquie, en Albanie, parmi les Arméniens et des Grecs, et correspond à une première migration indo-européenne antérieure aux Yamnayas et à la Céramique cordée, les deux cultures steppiques les plus connues. Une autre étude du Max Planck Institute, « Archaeogenomic pilot research of Kamenice , a prehistoric Albanian tumulus (1600-500 BCE) », non encore parue mais dont nous avons quelques résultats officiels, a étudié les squelettes présents dans le tumulus de Kamenice, au sud-est de l’Albanie, contenant près de 700 personnes enterrées. Le résultat, fascinant, montre que l’ensemble des squelettes étudiés sont de lignée paternelle directe indo-européenne entre – 1600 et – 500, malgré le fait qu’ils soient nettement minoritaires à l’échelle des Balkans. Cela montre une endogamie totaleentre certains clans ou tribus d’origine indo-européenne dans les Balkans plus d’un millénaire après leur apparition dans la région. Les plus anciens squelettes masculins du tumulus sont porteurs du marqueur R-PF7562, mais ils sont remplacés à l’âge du Fer par des porteurs du marqueur des Yamnayas R-Z2103 du sous-clade albanais.

            Deux autres marqueurs patrilinéaires importants ont été étudiés par cette vaste enquête de 2023 sur le génome albanais : le E-V13, marqueur le plus important, et le J2b-Z600. Le premier, E-V13, semble absent du territoire albanais actuel avant notre ère, mais a connu un grand succès reproductif, puisqu’il est le principal lignage du pays avec 27 à 35 % des lignées selon les échantillonnages. L’étude reste prudente sur son origine, mais il semblerait qu’il ait été introduit durant l’Antiquité depuis la Thrace, à savoir la Bulgarie actuelle, où il constitue là aussi comme en Grèce un lignage majeur. Il s’agit d’un lignage arrivé dans les Balkans au Néolithique et provenant du Proche-Orient. Le J2b-Z600, qui compte 15 % des hommes albanais, est présent quant à lui dans les sites archéologiques régionaux depuis l’âge du Bronze. Il s’agit d’un lignage issu du Moyen-Orient et parent d’autres lignages importants du Néolithique du sud-est de l’Europe et de l’Anatolie encore aujourd’hui.

En conclusion, il reste difficile d’établir l’origine précise de l’albanais du fait de cette étude. Toutefois, elle semble rejoindre l’actualité de la recherche linguistique sur le sujet. En effet, les linguistes pensent que l’albanais est lié de manière préférentielle aux langues grecque et arménienne formant un rameau gréco-arménien. Cela peut s’expliquer par le fait que les langues grecque et arménienne sont parlées par des descendants directs de Yamnayas tout comme le sont les Albanais comme nous l’avons vu. Les Albanais descendraient d’une branche occidentale des Yamnayas ayant remonté le Danube depuis la steppe ukrainienne avant de descendre vers le sud, en direction des Balkans. Là, leur langue se serait déformée par le contact avec des substrats locaux restés majoritaires sur le plan démographique. L’âge du Bronze local montre une présence génétique indo-européenne beaucoup plus forte qu’en Grèce, mais elle est progressivement minorée par le mélange avec le substrat local et les migrants orientaux de l’Empire romain. L’apport slave est plus faible que dans les pays alentour, et reste concentré au sud-est, où les toponymes slaves sont les plus importants. Il est à noter en outre une signature génétique minoritaire scandinave au nord du pays, héritage du passage des Goths.

Photo : Jess Kraft / Shutersstock. Jeunes filles en costume traditionnel à Tirana.

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