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De l’encre au linceul : les écrivains face à la mort

De l’encre au linceul : les écrivains face à la mort

Que reste-t-il d’un écrivain une fois la dernière page tournée ? C’est à cette question que répond Robin Nitot dans « La plume et le tombeau. Dix écrivains face à la mort » (Éditions Salvator). Mais loin d’être une simple anthologie des dernières paroles, son ouvrage se lit comme une enquête littéraire et existentielle, retraçant la trajectoire de ces écrivains jusqu’à leur dernier souffle. Un livre captivant.

Commencer par la fin, c’est une manière de prendre la mort de vitesse. Les écrivains en ont fait un art, Robin Nitot en a fait un point de départ. Jeune journaliste au Figaro, il explore cette perspective dans La plume et le tombeau. Dix écrivains face à la mort. Au dernier souffle, quand la mort saisit le vif, il scrute cette ultime bascule où l’homme s’efface devant l’épitaphe. Mais loin de s’attarder sur ces ultima verba, Nitot les prend comme un point d’ancrage, remontant le fil de ces existences jusqu’à leur source.

La mort a beaucoup occupé la littérature : le râle ultime de Fantine, l’échafaud de Julien Sorel, la cravate de pendu dans la cellule de Lucien de Rubempré, l’arsenic d’Emma Bovary, la sombre terreur d’Ivan Ilitch (et de Tolstoï lui-même, cette mort « rouge, blanche, carrée » venue le visiter lors de la fameuse nuit à Arzamas – sa nuit de Gethsémani à lui)… Giono a même somptueusement clos son « Cycle du Hussard » par la Mort d’un personnage – et quel personnage, Pauline de Théus, l’alter ego d’Angelo. Mais qu’en est-il de la mort des écrivains ? Robin Nitot en a fait le sujet de son premier livre, très joliment illustré. Un ouvrage rédigé d’une main sûre, à l’érudition solide, parfaitement maîtrisée, qui aurait passionné Philippe Ariès qui a renouvelé la vision que nous nous faisions de la mort en Occident, lui l’amoureux de la littérature (en témoignent ses Pages ressuscitées, récemment publiées aux éditions du Cerf).

Ces dix tableaux ne s’apparentent pas à des oraisons funèbres déclamées en chaire avec la solennité requise – encore que l’on devine l’importance qu’accorde l’auteur à l’idée de mourir chrétiennement. Ce sont plutôt des flâneries parmi des morts qui nous sont familiers et dont on ne se lasse pas d’évoquer le souvenir. Rimbaud, Péguy, Jane Austen, Hugo, Simone Weil, Byron, Drieu la Rochelle, Max Jacob, Molière et Saint-Exupéry : autant de figures qui ne vivent qu’à travers nous, dans ce dialogue sans fin entre les vivants et les morts.

La mort au dernier chapitre

Car on pourra prier autant que l’on voudra pour l’âme des défunts, c’est nous qui les maintenons en vie. C’est notre façon de payer l’obole pour que leur œuvre ne sombre pas dans les eaux de l’oubli. Aimer les livres, c’est aimer parler de ceux qui les ont écrits ; et aimer les auteurs, c’est prolonger leur souffle à travers leurs pages. C’est l’état d’esprit qui anime Robin Nitot. Comme s’il fleurissait des tombes qui nous sont chères dans une Toussaint de la littérature. Dix portraits, autant de bouquets de chrysanthème. Un hommage qui ne se limite pas à un geste de piété : il s’accompagne d’une enquête minutieuse, non seulement sur les circonstances de ces morts, mais aussi sur le fil de ces vies.

L’auteur n’est certes pas un médecin légiste, mais il dissèque avec une égale rigueur le dernier acte de chacun de « ses » morts. Pour autant, on devine, entre les lignes, des prédilections. Max Jacob et Simone Weil en particulier. Le premier, saint et débauché ; la seconde, autre Pucelle de France, chrétienne hors les murs, si l’on peut dire, telle qu’en elle-même, décrite dans l’épure d’une mort annoncée, plus marcionite que jamais, affamée jusqu’au bout, jusqu’à l’épuisement – de vérité.

Mais c’est Rimbaud qui ouvre ce bal funèbre. Rimbaud mort à 37 ans, ancêtre du club des « 27 », ces étoiles filantes que l’atmosphère terrestre a consumées dans leur jeunesse – les Jimi Hendrix, Janis Joplin, Jim Morrison, Kurt Cobain, Amy Winehouse. Rimbaud, cependant, est bien plus qu’une icône maudite : c’est un mystère aussi impénétrable qu’une roche primaire. Une boîte noire qu’il a emportée avec lui, scellée à jamais. C’est Verlaine qui l’accueillait aux dîners des « Vilains Bonshommes », mais au fond, il n’y avait qu’un seul vilain – lui. Rimbaud odieux, Rimbaud miraculeux – insaisissable. Il faudrait être un chérubin pour percer le secret de cet ange déchu, frère du Stavroguine dostoïevskien, qui annonce, avant l’heure, tous les adolescents réfractaires du XXe siècle, comme d’ailleurs L’Adolescent de Dostoïevski.

Heureux ceux qui sont morts

Il y a encore la mort de Péguy d’une balle en plein front, les premiers jours de 14. Il est parti en « mystique », frappé par la « politique », selon une distinction chère à son cœur. À la fois le moins schmittien de nos poètes – et le plus schmittien (la « prise de terre » chevillée au corps). Le plus idéaliste de nos auteurs – et le moins (car « le kantisme a les mains pures, mais il n’a pas de mains »). Heureux ceux qui sont morts… Péguy meurt en saint et en héros du quotidien, avec la simplicité d’un mystère médiéval et l’évidence d’une image d’Épinal, comme on menait la charrue, comme on allait à la messe le dimanche, en habit de ville – son uniforme. Le cœur léger, l’âme sereine, en communion. Sa mort éclaire sa vie. Elle ouvre sur la divinité ; là où, chez Rimbaud, elle la referme dans son impénétrabilité minérale.

Autre femme : Jane Austen, marieuse de génie, mariée par deux fois pour de faux sur les registres paroissiaux de son père pasteur – comme un pied de nez au destin. Car chez elle, célibataire jusqu’au bout, le mariage ne relevait pas seulement de l’intrigue romanesque ou de son incomparable art du bavardage : il était l’aboutissement social, le happy end consenti par la bonne société. Avec elle, les rêves de jeunes filles s’exhaussaient toujours dans cette double vérité immuable : on se marie par amour et on épouse par intérêt, l’un dans l’autre. N’en déplaise aux féministes, qu’une seule page de Jane Austen suffit à renvoyer à leurs études, le mariage est d’abord une passion féminine. Tout patriarcat est un matriarcat, et réciproquement.

On pourrait en dire autant du théâtre de Molière, autre camouflet aux mythes féministes, autre royaume où les femmes, sous la férule apparente des pères, mènent en réalité la danse. Robin Nitot en dresse un portrait tout aussi vif et nuancé.

Il y a aussi la mort de Byron, en paladin européen face aux Turcs, lui que ces mêmes Turcs fascinaient. Une fin héroïque en apparence, mais où perce cette langueur morbide, ce « Weltschmerz » romantique qui le hantait depuis toujours. Byron, guetté par l’ennui autant que par la fièvre, consumé par ce mal du siècle qu’il incarna mieux que quiconque, entre inceste et homosexualité, entre provocation et mélancolie.

Flânerie dans un cimetière

Ou celle de Victor Hugo, hénaurme, une mort quasi publique – il ne manque que les caméras pour l’immortaliser. Quand il expire, c’est la jeune Troisième République qui triomphe, et avec elle, l’héritage de 1789. La Révolution s’achève définitivement dans le trépas d’Olympio. Qui osera désormais lui contester son triomphe ? Les maurrassiens. Mais y ont-ils cru un seul instant ? La messe est dite et ce sera sans l’Église. Hugo refusera jusqu’au bout les derniers sacrements, fidèle à son propre culte : un déisme océanique mâtiné de spiritisme, comme s’il ne faisait pas seulement tourner les tables, mais les tables de la loi. Jamais funérailles ne furent plus nationales. Ce n’était pas un enterrement, mais la procession de la nation. Celle d’un demi-dieu républicain, conduit au Panthéon comme en un mont Olympe laïcisé.

De ces dix portraits, il n’y en a qu’un qui vire un peu au réquisitoire, mezzo voce, celui de Drieu la Rochelle. Le seul dommage – de ces hommages. Ce qui n’empêche pas Robin Nitot de nous offrir un livre que tout amoureux de la littérature dévorera d’une traite. Pas une oraison funèbre – on l’a dit –, plutôt une causerie, comme l’eût appelée Sainte-Beuve. Aucune faute de goût, aucune faute de syntaxe. Sa connaissance des auteurs est irréprochable, servie par une plume à la fois précise et élégante. La mort, au fond, n’est qu’un prétexte pour se promener dans le grand cimetière de nos écrivains. Pour nous, fous de littérature, rien de macabre : le monument aux morts est un jardin que nous fleurissons tour à tour.

© Photo : Robin Nitot à la librairie « Au Bonheur des Livres » lors d’une séance de dédicaces.

Robin Nitot, La plume et la mort. Dix écrivains face à la mort, Salvator, 234 p., 19,80 €

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