Le magazine des idées
De la bohème munichoise de Schwabing au Tessin.

De la bohème munichoise de Schwabing au Tessin.

La bohème littéraire et artistique qui se développe au début du XXe siècle dans le quartier de Schwabing et de Maxvorstadt à Munich en Bavière entretient des contacts avec la communauté qui s’installe à la même époque sur une colline, le Monte Monescia, située à proximité de la ville d'Ascona dans le canton italophone du Tessin en Suisse et dénommée « Monte Verità ». Par-delà l’existence de la « montagne de la vérité », le Tessin attire divers écrivains et artistes dont certains sont liés à la Révolution conservatrice allemande.

Monte Vérità, un aimant

Au sein de la bohème de Schwabing, le nom « Monte Verità » devient une expression connue, une légende, une rumeur, une promesse, un lieu qui inspire la fantaisie et qui constitue un objectif et un aimant pour toutes sortes de personnes désirant fuir la ville, l’État, la civilisation.1 La Suisse apparaît en tant que pays libéral et le canton du Tessin comme tolérant et jouissant de meilleures conditions climatiques, car situé au-delà des Alpes.

La décision de fonder le Monte Verità, dont l’objet est de se libérer des normes établies et de vivre sainement et près de la nature sans argent et sans propriété privée, a été prise à Munich par des adeptes des idées de la Lebensreform (« réforme de la vie ») – un mouvement qui critique l’urbanisation et l’industrialisation et prône le retour à la nature –, ayant pour vocation de trouver une troisième voie entre le capitalisme et le communisme, afin de tenter d’empêcher l’inévitable révolution prolétarienne.

Le végétarisme, les habits amples libérés des corsets, la nudité, les bains de lumière, le travail de la terre, la libération sexuelle, le rejet des obligations bourgeoises, le travail du mythologue suisse Johann Jakob Bachofen sur les premières gynocraties – qui a inspiré les écrivains munichois du Cercle cosmique, liés à la Révolution conservatrice allemande, Alfred Schuler, Ludwig Klages et Karl Wolfskehl – sont, au Monte Verità, à l’ordre du jour.

« ‘’Expérience de la communauté’’, ‘’union de l’art et de la vie’’, voici en effet deux passerelles essentielles permettant aux différents rebelles de communiquer. Les autres points de contact, que l’on trouve également à Monte Verità, s’appellent : excentricité anti-bourgeoise, redécouverte du corps, recherche d’une nouvelle harmonie avec la nature, hostilité à la culture purement livresque (académique), réhabilitation du féminin, de l’instinct et de l’intuition. Tels sont les grands traits de cette ‘’fuite de la raison’’, qui va devenir aussi, pour certains, éloignement du christianisme, puis ‘’fuite du christianisme’’. »2

Des artistes et des écrivains s’y rendent : le futur prix Nobel de littérature Hermann Hesse, l’écrivain anarchiste allemand Erich Mühsam, le psychiatre suisse Carl Gustav Jung, le peintre et illustrateur völkisch Fidus, la danseuse Isadora Duncan, le chorégraphe Rudolf von Laban, le peintre Marianne von Werefkin, les dadaïstes Hugo Ball, Emmy Hennings, Jean Arp et Sophie Taeuber-Arp, le biographe Emil Ludwig.

Tessin et Révolution conservatrice

Le Tessin attire également des écrivains de la sphère de la Révolution conservatrice allemande : Max Weber, Stefan George, Franziska zu Reventlow, Ludwig Derleth et Martin Buber.

La « comtesse de Schwabing », Franziska zu Reventlow, arrive à Ascona en 1910. Elle y séjourne en vue d’un mariage blanc avec le baron balte Rechenberg, qui désire, en épousant une comtesse, se faire bien voir de son père afin d’hériter de ce dernier. Erich Mühsam a mis en contact le Balte et Franziska. Cette dernière y rédige l’ouvrage Der Geldkomplex (« Le Complexe de l’argent »), Von Paul zu Pedro (« De Paul à Pedro »), Herrn Dames Aufzeichnungen oder Begebenheiten aus einem merkwürdigen Stadtteil (« Les notes de Monsieur Dame ou événements de la vie d’un quartier étrange »). La comtesse apparaît, de temps à autres, au Monte Vérità, mais n’apprécie pas le côté végétarien de celui-ci et ne se lie pas à ses résidents. Par son mariage en 1911 avec le baron Alexander von Rechenberg-Linten, elle devient russe, ce qui lui posera des problèmes au cours de la Première Guerre mondiale, puisque la Russie sera ennemie de l’Allemagne et cette situation conduira à des difficultés lorsqu’elle désirera se rendre à Munich. Lors du décès du beau-père en 1913, elle hérite mais perd l’argent à la suite de la faillite, au printemps 1914, de la banque Credito Ticinese.

Au printemps 1913 et en mars 1914, Max Weber – qui décédera en 1920 à Munich –, l’auteur de L’Éthique protestante et l’Esprit du capitalisme, vient à Ascona. Il séjourne, pendant une période d’improductivité intellectuelle, au Monte Verità. Franziska zu Reventlow lui demande d’intervenir pour que son fils devienne suisse et ne soit pas impliqué militairement en tant qu’Allemand si une guerre survenait, mais cette demande n’aboutit pas à un résultat. La comtesse ne peut terminer complètement son dernier roman Der Selbstmordverein (« L’association pour le suicide »), car elle décède fin juillet 1918 à la Clinica Balli à Locarno, à la suite d’une opération engendrée par une chute à vélo.

En 1933, Karl Wolfskehl, qui est juif, quitte Munich et fuit vers l’Italie l’avènement du national-socialisme. Il s’arrête, au début mars 1933, dans le Tessin, afin de rencontrer son vieille ami et maître Stefan George. Karl Wolfskehl loge à quelques kilomètres de l’endroit où vit Stefan George. Wolfskehl tombe dans un escalier et est alité. Stefan George est malade. Le 28 octobre 1933, Karl Wolfskehl écrit à Stefan George pour lui dire qu’il part pour Florence en Italie, souhaite sa guérison et désire encore le rencontrer. Le maître meurt le 4 décembre 1933 à l’hôpital de Muralto, près de Locarno. Karl Wolfskehl ne l’a pas revu et n’a pas obtenu ce qu’il désirait : un positionnement clair et une déclaration de solidarité envers les juifs, ou, au moins envers ceux membres de son cercle contraints de fuir l’Allemagne. Le couple Wolfskehl arrive de Rome juste à temps pour prendre part à l’enterrement, en cercle restreint, qui se déroule le 6 décembre au matin.

Ludwig Derleth, membre du Cercle des cosmiques munichois et du Cercle Stefan George – le maître s’est éloigné de lui durant la Première Guerre mondiale – et à propos duquel le futur prix Nobel de littérature Thomas Mann a écrit en 1904 la nouvelle « Beim Propheten », portant sur une lecture qui s’est déroulée dans l’appartement de celui-ci à Munich, vit à San Pietro di Stabio dans le Tessin de 1935 à sa mort en 1948. Son œuvre la plus connue est Le Coran franc.

Martin Buber – auteur du Je et Tu et considéré de nos jours comme un des plus grands penseurs juifs du XXe siècle– fréquente le Monte Vérità. Il y est introduit par ses amis anarchistes Gustav Landbauer et Erich Mühsam3 et y tient en août 1924 une conférence sur le taoïsme. Il participe à Ascona en 1934 à la deuxième rencontre du Cercle Eranos, lieu d’échange entre différents penseurs.

La fin du Monte Verità

Le triomphe des bolcheviks en Russie, convaincus que le communisme triomphera dans la patrie de Karl Marx, terrorise la société allemande, des sociaux-démocrates aux nationalistes. Les personnes de différentes tendances idéologiques ne se fréquentent plus car la société se polarise entre pro et anti-communistes. « Mais Monte Verità est aussi victime du manque d’engagement d’un certain nombre de ses membres : dans ce milieu d’artistes et d’intellectuels, beaucoup préfèrent passer l’essentiel de l’année à Munich et ne se rendre à Ascona que pour les ‘’beaux jours’’. Écouter une conférence dans un cadre idyllique, c’est évidement moins pénible que retrousser ses manches et retourner la terre !»4 Le Monte Verità est vendu en 1920.

1 Ulrike Voswinckel, Freie Liebe und Anarchie. Schwabing – Monte Vérità. Entwürfe gegen das etablierte Leben, edition monacensia, Allitera Verlag, München, 2009, p. 7.
2 Philippe Baillet, « Monte Verità, 1900-1920 : une ‘’communauté alternative’’ entre mouvance völkisch et avant-garde artistique », Nouvelle École, n0 52, 2001, pp. 109-135 (ici p. 120).
3 Alain de Benoist, Martin Buber. Théoricien de la réciprocité, préface de Guillaume de Tanoüam, Via romana, Le Chesnay, 2023, p. 91.
4 Philippe Baillet, « Monte Verità, 1900-1920 : une ‘’communauté alternative’’ entre mouvance völkisch et avant-garde artistique », Nouvelle École, n0 52, 2001, pp. 109-135 (ici p. 131).

Bibliographie

AURNHAMMER Achim, BRAUNGART Wolfgang, BREUER Stefan, OELMANN Ute, WÄGENBAUR Birgit, Stefan George und sein Kreis. Ein Handbuch, 2ème édition, Walter de Gruyter GmbH, Berlin/Boston, 2016.
BAILLET Philippe, « Monte Verità, 1900-1920 : une ‘’communauté alternative’’ entre mouvance völkisch et avant-garde artistique », Nouvelle École, n0 52, 2001, p. 109-135.
BENOIST (de) Alain, Martin Buber. Théoricien de la réciprocité, préface de Guillaume de Tanoüam, Via romana, Le Chesnay, 2023.
EGYPTIEN Jürgen, Stefan George. Dichter und Prophet, Theiss, Darmstadt, 2018.
HEIẞERER Dirk, Wo die Geister wandern: Literarische Spaziergänge durch Schwabing, C.H.Beck, München, 2016.
SCHWAB Andreas, Monte Verità – Sanatorium der Sehnsucht, Orell Füssli Verlag, Zürich, 2003.
VOSWINCKEL Ulrike, Freie Liebe und Anarchie: Schwabing – Monte Verità. Entwürfe gegen das etablierte Leben, Allitera Verlag, Munich, 2009.

Laisser un commentaire

Sur le même sujet

Actuellement en kiosque – N°211 décembre – janvier

Revue Éléments

Découvrez nos formules d’abonnement

• 2 ans • 12 N° • 79€
• 1 an • 6 N° • 42€
• Durée libre • 6,90€ /2 mois
• Soutien • 12 N° •150€

Prochains événements

Pas de nouveaux événements
Newsletter Éléments