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Dans l’atelier et la cuisine de Jean-Paul Marcheschi

Dans l’atelier et la cuisine de Jean-Paul Marcheschi

Né en 1951, à Bastia, Jean-Paul Marcheschi n’en finit pas de nous étonner et de nous enchanter. Artiste, peintre, écrivain, critique d’art, le voici désormais critique gastronomique et historien de la table corse, lui qui signe « La Cuisine de mon père », aux Éditions Musa Nostra, pour le plus grand plaisir, gustatif et esthétique, de Nicolas Lévine

Bien sûr, nul n’ignore parmi ses admirateurs combien la Corse est importante pour Jean-Paul Marcheschi. Le pays natal, qu’il quitta fort jeune afin d’entamer une carrière de peintre, traverse son œuvre. Non seulement dans la peinture, à qui il a consacré sa vie comme d’autres la livrent à Dieu, dans une logique sacerdotale, mais aussi, depuis quelques années, dans une littérature qu’il produit avec une régularité épatante et qui est fort bien accueillie.

La Corse de Marcheschi, c’est non seulement les visages qui peuplent ses toiles dessinées au « pinceau de feu », mais aussi la violence et la lumière qui les irradient. Comme Greco dont il signa une biographie remarquée (elle fut sélectionnée par le jury du prestigieux prix Médicis), Marcheschi est en vérité indissociable de son île. En 2021, dans Les Perséides, il racontait ce lien indestructible et comment sa terre l’avait construit, lui léguant ses ciels, ses chants et ses légendes.

Le Maître est aussi un Chef

Marcheschi méditait depuis longtemps un livre de recettes de cuisine. Pas seulement parce qu’il aime cuisiner et que ses plats de pâtes impressionnent jusqu’aux plus chevronnés des maîtres queues ; mais aussi et surtout parce que les recettes qu’il détaille ici lui permettent de ressusciter des êtres aujourd’hui pour la plupart disparus et dont le souvenir draine la plus noble des joies, à savoir celle qui porte en elle un soupçon de mélancolie. On doit aux excellentes éditions Musa Nostra, de Bastia, d’avoir pris au sérieux cette ambition loufoque a priori.

Le résultat est un petit livre bizarre, à la fois authentique livre de recettes et prétexte à des digressions poétiques sur l’origine et la nature de ces dernières. Le cuisinier de fortune y trouvera donc de quoi étonner ses invités, mais aussi des éléments nouveaux, et parfois déchirants, en particulier quand l’auteur évoque la figure de son père, sur l’enfance nimbée de grâce et la carrière de celui qui, honnête, admet que certains plats sont issus de son imagination dévorante. Car, plus encore que leur goût, Marcheschi aime la prosodie des mélanges qu’il compose ; il avertit par exemple que la macreuse, une sorte de canard, ne se détend qu’après un long et pénible travail… Mais rien n’est donné, ni dans l’existence ni derrière les fourneaux.

Quoique foncièrement oblative, l’œuvre picturale de Marcheschi nécessite un effort. Effort pour résister à une conception de l’art contemporain qui fait de celui-ci un objet social ; effort contre l’esprit du temps qui, devant un tableau, cherche ce qu’il a de « sympa » et dans quelle mesure il lui « parle » – car l’époque, narcissique, soliloque à l’infini. Rien n’est plus faux que cette « noirceur » à laquelle les crétins réduisent, parce qu’ils désirent être amusés plutôt que séduits, rassurés plutôt que pervertis, les toiles de Marcheschi. Mais il est vrai que pour les apprécier pleinement, en comprendre le génie, il faut avoir beaucoup lu, vu et peut-être aimé encore plus. Il faut préférer le style aux discours, l’art comme absolu et non comme idée. Peut-être est-ce le cas de moins en moins de personnes… Le « grand public cultivé » a disparu en même temps que les humanités. D’aucuns, de nos jours, trouvent Flaubert « chiant », et Tolstoï encore davantage. Ce sont les mêmes qui s’extasient, après une journée à Disneyland ou en sortant du Collège de France, devant les risibles POF de Fabrice Hyber…

Ici comme ailleurs, on retrouve donc la charmante folie et l’immense érudition de l’auteur. On pourra du reste cuisiner chacun des plats qu’il propose au premier degré ; leur essence se révèlera uniquement si l’on en saisit le motif. On est ce que l’on fait. Dans sa cuisine, Marcheschi est comme il est devant ces feuilles de papier Canson qu’il utilise pour illustrer les objets et les êtres qui le hantent : généreux, approximatif et caressant. Ceux qui admirent son travail y dénicheront encore plus de raisons de l’aimer, et ceux qui tomberont sur ce livre par hasard impressionneront leurs amis.

Jean-Paul Marcheschi, La Cuisine de mon père, Éditions Musa Nostra, Bastia, 2024, 13 €.

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