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Lady Chatterley

D. H. Lawrence (2/2) : Jean de Patmos ou l’Apocalypse pour les nains

De D. H. Lawrence (1885-1930), Pierre Drieu la Rochelle disait qu’il nous a laissé une œuvre à la portée «énorme, incalculable». C’est le cas de son Apocalypse, relecture ébouriffante du christianisme.

Son animal totémique était le phénix. Comme lui, il n’en finit pas de renaître de ses cendres fumantes. D. H. Lawrence redivivus. D pour David, H pour Herbert. L’aristocrate d’extraction plébéienne, le faune priapique, le célébrant du culte de Mithra qui se rêvait en Centaure, le païen solaire nourri de l’Apocalypse, non pas les visions punitives, archangéliques et lucifériennes de Jean de Patmos, mais l’exégèse meurtrière et génialissime qu’il en a livrée.

L’Apocalypse est bien pourtant le dernier texte auquel on associerait le nom de Lawrence. Mais jeune homme, il a mangé de la Bible tous les jours, à toutes les heures de la sainte journée, à table, au coucher. Gaver, c’est le mot. L’instruction religieuse jusqu’à l’indigestion. Et dans la Bible, un texte, aussi noir, aussi sombre, aussi sale que le bassin houiller, dans les Midlands anglais, où il est né – l’Apocalypse. Pour lui, l’Ennemi – non pas Paul de Tarse, la cible de Nietzsche, mais Jean de Patmos.

La fabrique du ressentiment

Les points communs ne manquent pas entre les deux hommes. Gilles Deleuze a dit dans la préface d’une des traductions d’Apocalypse, que Lawrence avait ramassé la flèche de Nietzsche pour la relancer ailleurs « autrement tendue, sur une autre comète ». Tous deux attaquent pareillement dans le christianisme l’expression vindicative d’un ressentiment sans fond, mais ils ne placent pas le ressentiment sur le même terrain. Nietzsche était fils de pasteur. Enfant, il a baigné dans un luthérianisme sage, quasi mandarinal, où les pasteurs étaient des fonctionnaires de Dieu à la cour des rois, où la philosophie commandait à la théologie.

D. H. Lawrence, lui, a vu le jour sur une planète noire, un pays de charbon, de gueules noires et de prédicateurs apocalyptiques, peuplé non pas de fonctionnaires, mais de soldats du Christ qui ne connaissaient des Évangiles que le Dieu punisseur et impitoyable de l’Apocalypse, un Dieu avec un couteau entre les dents. Tuer tous les hommes pour faire advenir l’Homme – le Millénium. C’est cela que le jeune Lawrence apprend à la table familiale, dans les charbonnages des Midlands. Les Midlands, c’est une autre île de Patmos. Partout où dominent la médiocrité, la démocratie, le socialisme, les sectes puritaines, là est Patmos. Patmos est le produit du ressentiment collectif – la collectivisation des outils de production du ressentiment.

Une relecture saisissante, incomparable, lumineuse

Étonnamment, Lawrence met à nu le sous-texte païen de l’Apocalypse, comme un archéologue découvrant des fresques grandioses sous des barbouillages sulpiciens. L’Apocalypse a beau être judéo-chrétienne, elle emprunte des motifs au paganisme, singulièrement l’imagerie symbolisante et cosmique. Dieu est partout, dans la pierre, dans les astres. Dans ses tréfonds, l’Apocalypse procède des anciens cultes du feu, de la fécondité, de l’énergie cosmique – mais émasculés. Ainsi de la Femme toute-puissante, défigurée en putain, en grande Prostituée.

Il y a dans le commentaire de Lawrence des développements à partir d’emprunts – ils suffiraient à la gloire de son texte –, mais là où il laisse parler son sang, sa prodigieuse vitalité, là où son originalité n’est pas entravée par ses lectures bibliques savantes, il enchaîne les aperçus saisissants, incomparables, lumineux.

La faiblesse des forts contre la force des faibles

Il y a pour lui deux religions dans le Nouveau Testament, qui font chambre à part, s’ignorent royalement, se contredisent souverainement. D’un côté le Christ et les apôtres ; et de l’autre, ce monolithe de haine dure et compacte – Jean de Patmos et sa fin du monde quasi consommée. D’un côté l’évangile du renoncement (la faiblesse des forts), de l’autre l’évangile du ressentiment (la force des faibles). Le premier s’adresse aux aristocrates déclassés. Car, dit Lawrence, du Christ au saint d’Assise, il faut être moralement élégant et suprêmement fatigué pour consentir à donner le baiser au lépreux, pour laver les pieds de ses disciples – le troupeau imbécile et enragé des butors s’y refusera toujours. Oui, il faut être las de vivre. Cela, c’est le privilège – ou la fatalité – des aristocraties déchues. Parce qu’elles ont déjà possédé le monde, elles n’y sont plus attachées. Leur force s’est dégradée en bonté, mais pour atrophiée qu’elle soit, elle n’en reste pas moins de la force. Seuls les forts sont capables d’amour fraternel, de service désintéressé. Les faibles veulent être payés – mal, à coups de fouet (autant qu’on voudra) – mais être payés. Or, en ce temps-là, « les hommes intérieurement forts avaient perdu le désir de gouverner la terre ». Les faibles ont alors relevé la tête en brandissant un Dieu, le Cosmocrator, pourvu de tous les attributs de la puissance vengeresse (l’impuissance). De sa bouche, sortait une épée effilée, à charge pour elle de châtier les nations et de s’emparer des clefs du temps pour le refermer.

« Commençons par le soleil, et le reste suivra peu à peu »

L’Apocalypse n’était pour Lawrence qu’une œuvre de second ordre, cela-même qui la rend efficace, ne s’adressant qu’à des esprits de second ordre, qu’à des âmes moyennes, aux masses. Les masses sont hostiles à la force qu’elles veulent à tout prix annihiler. Elles n’acceptent que l’autorité de la loi, celle du policier, du magistrat, du prêtre. Tout ce que le Christ a attaqué : les Pharisiens, les hypocrites, les faux dévots, les hommes attachés à la lettre – une langue étrangère pour Jean de Patmos. En laissant à César les pleins pouvoirs, le Christ lui a frayé le chemin. Jean de Patmos a voulu rendre à Dieu ce que le Christ avait cédé à César, le gouvernement des hommes à travers une « oligarchie de martyrs ».

C’est contre cela que Lawrence s’est dressé. Son Apocalypse est le testament solaire d’un poète de feu, d’un grand vivant survivant à l’âge de la mort cosmique, de l’extinction des feux. Lui les aura rallumés, célébrant le « magnifique ici et maintenant de la vie dans la chair », en nous invitant à retrouver les connexions sexuelles et organiques. « Commençons par le soleil, et le reste suivra peu à peu. » Ce n’est pas le mot de la fin, c’est celui du début.

© Photo : Jean-Louis Coulloc’h et Marina Hands dans Lady Chatterley de Pascale Ferran.

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