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Contre les sangsues de la censure. Thomas Clavel, un premier roman lumineux

C’est aventureux pour une maison d’édition comme la Nouvelle Librairie de publier un roman. Un roman, il faut l’aimer, le chérir, le défendre comme un enfant, même si ce n’est pas le vôtre, comme une femme, même si c’est celle d’un autre. C’est un coup de cœur, un coup sur le cœur. Un traître mot, de Thomas Clavel, réunit toutes ces qualités, il suscite d’emblée un élan de sympathie et d’admiration. Pourquoi ? Parce qu’il touche directement le cœur du mal contemporain : la corruption du langage, le cancer de la langue, par toutes les formes de politiquement correct. Un grand livre sur l’époque, cette « grande époque », comme disait ironiquement Karl Kraus, grand scrutateur du langage.

ÉLÉMENTS : Dans toute autre époque que la nôtre, Un traître mot aurait pu passer pour une dystopie. Or, dès les premières pages de votre roman, nous savons que ce monde est déjà le nôtre, soumis à une censure permanente, la loi Avia, même retoquée par le Conseil constitutionnel, n’en étant qu’un des derniers avatars sur fond de déchaînement « indigéniste ». Que se passe-t-il ?

THOMAS CLAVEL. Nous assistons ces derniers temps à l’accélération du pire. Nous pensions naguère que le mal victimaire se déployait exclusivement sur la scène politique, en surface, dans les milieux associatifs et militants. En réalité, il s’est plus profondément enraciné : il est même devenu religieux. Atteignant, ces dernières semaines, un degré d’hystérie mystique jamais égalé. Le Covid victimaire – le vrai virus ! – a désormais envahi l’entièreté du corps social. Pas une seule conscience française épargnée ! Car au fond, personne ne peut sortir vraiment indemne de l’immense et méthodique inoculation mentale, de toutes ces années d’empoisonnement. De cet agenouillement collectif. De cette gnose antiraciste cherchant à purifier le monde. De cette haine de soi divinisée. De ce culte pour les minorités, voué par chaque acteur de la grande machinerie idéologique, célébré par le coryphée médiatique. Quiconque ayant un jour fréquenté les pédagogues du vivre-ensemble, jeté un œil à un programme télé, laissé traîner ses oreilles sur les chaînes radio – ne serait-ce qu’une seule fois ! – a nécessairement reçu la grande charge virale. « Ils ne mouraient pas tous mais tous étaient frappés », écrivait Jean de La Fontaine dans Les animaux malades de la peste. Et un peu comme ces infectiologues de salon ayant toujours une guerre virale de retard, les pseudo-lanceurs d’alerte du moralement correct fabriquent encore des vaccins contre la peste brune alors que sévit la peste arc-en-ciel, indigéniste et néofasciste. Clouant le bec à chaque voix dissonante. Exerçant une censure radicale. Poursuivant en justice ceux qui ont enfreint la langue unique. Nous attendant au tournant, pour le moindre dérapage. Terrassant tous ceux qui n’ont pas l’antidote. Le vaccin. Et ce vaccin, c’est la littérature, c’est-à-dire la révolte mise en musique. À chaque époque son idéologie – et à chaque idéologie sa partition contraire : et ce sont toujours les écrivains qui la composent. L’immunité ne sera pas collective : mais quelques braves, heureusement, survivront aux toxines de la religion du mourir-ensemble.

ÉLÉMENTS : Nous ne sommes que pour autant que nous parlons. Qu’est-ce que le langage dit de nous aujourd’hui ? En quoi et comment est-il attaqué ?

THOMAS CLAVEL. Les mots sont comme des cellules vivantes, raconte mon personnage François, des cellules sur lesquelles se fixe le virus idéologique. Contrairement à la novlangue de 1984 où le nombre des mots autorisés diminue jour après jour (le champ du langage se réduisant comme peau de chagrin jusqu’à s’effacer complètement), la novlangue post-moderne dont nous sommes les témoins médusés fonctionne par prolifération linguistique, par métastase. Chaque jour un mot nouveau, viral, contagieux, sorti du chapeau des inquisiteurs, des prescripteurs de morale publique, des chantres du Progrès. Les derniers à la mode, qui me viennent en tête : distanciel, présentiel, et l’inévitable confinement. « Comment tu fais cours, toi, en ce moment ? – En présentiel mais pendant le confinement le distanciel a bien marché ! » Le confinement, cet emprisonnement collectif, nous l’avons accepté sans broncher à partir du moment où nous avons accepté le mot. Un mot à présent si familier que le prochain enfermement général passera pour une chose acquise, indiscutable, imparable. D’une effroyable banalité. Les mots ne sont pas seulement des petites bulles de dioxyde de carbone qui sortent des bouches médiatiques fangeuses. Ils sont les narcotiques du progressisme. Ils ont le pouvoir de nous intoxiquer en profondeur, si l’on n’y prend garde. Sur ce constat radical germe l’idée de Maxence, mon personnage principal : décaper le langage, avec quelques-uns de ses codétenus. Sur le site même de sa démolition. Sur le lieu même de son empoisonnement. Désintoxiquer la langue, voilà le combat d’avant-garde !

ÉLÉMENTS : Pourquoi un roman plutôt qu’un essai ?

THOMAS CLAVEL. Je serais bien incapable d’écrire un essai ! Le roman se situe à côté de la pensée, légèrement en retrait de la chose intellectuelle. Il fait un pas de côté et montre sans jugement : c’est pour cela qu’il est aussi beaucoup plus impitoyable. Il est « l’écho du rire de Dieu », écrit Kundera dans L’art du roman. Aussi sait-il parler la langue du diable – et démasquer tous les démons qui pullulent un peu partout ! Le roman se trouve quelque part entre ce qui est dit et ce qui est tu, entre ce qui est mis en lumière et ce qui doit rester dans l’ombre. Partant, il donne plus de force et de liberté au lecteur, à sa conscience intime. Il entre plus profondément en résonance avec lui.

ÉLÉMENTS : Quels sont vos modèles en littérature ?

THOMAS CLAVEL. Je n’ai pas vraiment de modèles mais des maîtres que j’admire. Dostoïevski, Kafka, Stendhal, Baudelaire, Barbey d’Aurevilly – et Rimbaud, bien sûr, le génie absolu ! Tous les plus grands bretteurs. Tous les grands insolents. Désormais, les étals des librairies françaises sont couverts de livres inoffensifs. C’est ce que Philippe Muray déplorait dans Festivus festivus. « Planquer le réel sous le tapis comme de la poussière offensante, dit-il, est devenu le premier réflexe de l’écrivain qui se rêve un avenir flatteur. Pendant que la grande métamorphose est en train de produire ses pires effets, les romanciers de diversion se multiplient. » La religion victimaire – et sa petite sœur, la confiscation de toutes nos libertés ! – devraient être combattues sans répit. Mais elles sont presque toujours encensées par les thuriféraires de service, aux ordres des grandes maisons d’édition. Qui mériteraient un bon exorcisme ! Muray écrivait aussi que le monde avait bien plus besoin de démonologues que de sociologues. Pour mordre les idéologues avant qu’ils nous musèlent. Pour déconfire les confiscateurs et les confinateurs. Pour traduire devant le tribunal du roman ceux qui veulent nous traduire en justice.

Propos recueillis par François Bousquet

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