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Contre la barbarie : éloge du point-virgule

Contre la barbarie : éloge du point-virgule

« Je rêve d’un monde où l’on mourrait pour une virgule », disait Cioran. Allez expliquer cela à des émeutiers qui s’interpellent à coups d’onomatopées. La ponctuation est pourtant le cœur même de la respiration – de la phrase, de la pensée, de l’âme. Elle en exprime toutes les nuances, singulièrement ce mystérieux point-virgule.

L’on a souvent essayé de circonscrire l’usage du mystérieux point-virgule, de cerner sa véritable signification, mais toujours en vain. Détente au carrefour d’une même phrase ou frontière perméable entre deux d’entre elles, cousin maudit des deux points ou enfant bâtard du point et de la virgule, qui sait ? Certainement aucune ponctuation n’aura-t-elle suscité autant d’opposition ou de vifs débats. « Couvrez ce signe que je ne saurai voir ! » imagine-t-on s’écrier ses détracteurs, qui d’ailleurs se font légion. Or, ce qui leur échappe au sujet de ce signe, c’est que dans son refus farouche de se laisser définir se trouve non pas de la bêtise, mais un vaste univers de génie.

            C’est que le point-virgule, voyez-vous, ne se limite pas à sa simple fonction de ponctuer. Oui, amis, rendez-vous compte que cette singulière combinaison d’un point et d’une courbe renferme en elle la nature même de la littérature. Car à l’instar du point-virgule, la littérature est indéfinissable. Elle est tout et rien, méticuleuse et capricieuse, précise et vague. L’un et l’autre échappent aux règles et se plient aux désirs des écrivains, qui, de jour en jour, en découvrent de nouvelles facettes, de nouvelles saveurs et de nouveaux usages jusqu’alors inconnus, ou supposément interdits.

Un point-virgule, c’est tout

La littérature, à l’opposé de la philosophie, de l’essai ou d’un rapport de comptabilité, n’a que faire de la raison, de calculs ou de soucis d’exactitude. Elle les exècre et les fuit comme les hommes fuient, d’instinct, les serpents. Elle est le terrain d’expression pour les recoins enfouis de notre âme. Elle donne matière et forme aux méandres et aux tournoiements de notre esprit. Elle étale au grand jour notre monde intérieur, aussi insaisissable et baroque soit-il. Tout comme le point-virgule brouille la limite entre point et virgule, pause et continuation, la littérature brouille la frontière entre réel et irréel, concret et abstrait. L’on ne sait dire à quoi sert exactement cette ponctuation, et l’on ne sait jamais extraire l’essence de l’écriture. Et c’est très bien ainsi.

            Par quel moyen cette ponctuation vit-elle le jour, d’ailleurs ? Sûrement le premier point-virgule naquit-il d’un heureux hasard. La main d’un moine copiste avait-elle glissé par mégarde, sa plume était-elle trop chargée d’encre, de sorte qu’en voulant inscrire deux points, il alourdit le point inférieur, qui larmoya de quelques millimètres ? Oui, je me le figure parfaitement : à la lueur dansante d’une bougie, dans le silence monacal de sa retraite, ce moine avait dû élever son papyrus vers la flamme, contempler ce signe né de la fortune, et arborer le précieux sourire de la découverte. « Qu’est-ce donc ? se dit-il. Je ne le sais, et pourtant cela me parle. »

            Alors, émergeant des confins de son cloître, le point-virgule se répandit comme une traînée de poudre et prit forme d’une sorte de message codé, de langage secret compris seulement par les littérateurs. Lorsque, le nez dans un roman, je retrouvais au détour d’une phrase ce capricieux point-virgule, je sentis se nouer un accord tacite entre son auteur et moi-même, et je me sus d’instinct en territoire ami.

Un point sibyllin sur une virgule hésitante

Amis, faites que jamais ne tombent dans l’oubli le regard qu’offre la littérature, la mise à nu des non-dits et des angles morts de notre monde et de notre être. Et ne vous hasardez surtout pas à vouloir percer le voile surnaturel recouvrant l’art des lettres, ni à enfermer le point-virgule dans une case bien rangée, vous échouerez à coup sûr. Car la littérature est chose ressentie, instinctive, sibylline, tout comme le point-virgule fait office du seul caractère en typographie qui conserve encore de son mystère, qui cache plus ce qu’il ne dévoile ; pas mal, pour une petite ponctuation, ne trouvez-vous pas ?

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