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Colloque Patrick Buisson : pourquoi la « cause du peuple » ?

Colloque Patrick Buisson : pourquoi la « cause du peuple » ?

À l’occasion du colloque « Patrick Buisson, historien du peuple », qui se tiendra le samedi 15 juin, de 14 à 18 heures, à l’Institut du Pont-Neuf (hôtel de Bourrienne), avec, entre autres, Frédéric Rouvillois, Mathieu Bock-Côté, Jérôme Sainte-Marie, François Bousquet, nous publions des extraits du long entretien que Patrick Buisson nous avait accordé lors de la sortie de « La Cause du peuple ».

ÉLÉMENTS : Le simulacre de démocratie – un « dèmos » sans « kratos » et un « kratos » sans « dèmos », pour reprendre votre formule – ne remonte-t-il pas aux origines des « démocraties » modernes quand le choix des constituants, américains et français, au XVIIIe siècle, s’est porté sur la démocratie « représentative » ?

PATRICK BUISSON. Les choses commencent en effet très mal. Les États généraux écartent très vite les cahiers de doléance. Ils vont se transformer en Assemblée nationale, puis en Assemblée constituante. La première décision qui va d’emblée affirmer la souveraineté parlementaire, c’est le rejet du mandat impératif. Le mandat impératif est une disposition qui prévoit que le mandataire, en l’occurrence l’électeur, puisse exiger du mandant, autrement dit l’élu, qu’il s’engage sur un certain nombre de points précis. Le mandat impératif écarté, l’élu se voit exonéré d’entrée de la moindre obligation vis-à-vis du corps électoral dont la souveraineté est alors limitée au jour de l’élection. C’est le discours inaugural de Sieyès aux États généraux en 1789. La revendication de la souveraineté dite nationale assoit ainsi le primat de la souveraineté parlementaire sur la souveraineté du peuple, laquelle est aussitôt congédiée, parce que suspectée de succomber tôt ou tard aux passions populaires. La démocratie représentative est née : elle a pour objet de « protéger » le peuple tantôt contre son immaturité, tantôt contre sa prétention à exercer sa souveraineté. Cela-même que Jacques Julliard appelle la démocratie substitutive et que j’appelle pour ma part la démocratie des démolâtres, en tous points contraire à la démocratie des démophiles.

ÉLÉMENTS : Qu’est ce qui les différencie ?

PATRICK BUISSON. Les démolâtres ne se soucient absolument pas d’accomplir la volonté générale, mais d’en restreindre l’expression par tous les moyens possibles. Afin, selon la formule de Thiers, de tenir à l’écart « la vile multitude qui a perdu toutes les Républiques ». Il ne s’agit en aucun cas de faire du peuple l’acteur souverain de son destin, mais au contraire, de confisquer par des formes appropriées l’exercice de la démocratie. C’est un kratos sans dèmos, ou, si l’on préfère, une démocratie postiche. Ici aussi, il faut revenir à la source. La Constitution de l’an III, en 1795, à l’origine du Directoire, impose le suffrage censitaire, qui va prévaloir pratiquement tout au long de la première moitié du XIXe siècle. Ce qui revient à exclure les ouvriers, les artisans et les paysans de l’expression de la volonté générale. Autrement dit, les « classes laborieuses » considérées comme essentiellement dangereuses pour reprendre le titre du livre-somme de l’historien Louis Chevalier. À tout cela, s’ajoute l’exclusion des femmes jusqu’en 1944, alors que toutes les monarchies européennes leur ont déjà octroyé le droit de vote. Seule la République s’y refuse au prétexte qu’elles sont supposées être sous l’influence de l’Église et sujettes par-là même à l’aliénation ou à l’hétéronomie. Ce sont du reste les ultra-royalistes qui se firent dès la Restauration les avocats du suffrage universel. Il y a plus, toujours dans le prolongement du discours de Sieyès : les lois constitutionnelles de 1871 et 1875, qui fondent la IIIe République, omettent un point, que la loi de révision de 1884 de la Constitution va s’empresser de combler : cette dernière interdit constitutionnellement de remettre en cause la forme républicaine de gouvernement. Ce qui demeure inscrit dans la Constitution de la Ve République et renforce le particularisme français. À la différence, par exemple, de la Constitution espagnole qui n’interdit nullement de remettre en cause la forme monarchique de l’Espagne. En France, c’est la forme qui est sacralisée et prédomine sur le fond. Le fond n’a qu’une importance secondaire en regard de ce qu’il faut bien appeler une nouvelle religion séculière

ÉLÉMENTS : C’est le règne des faux semblants. Le système brandit bien haut le totem de la démocratie…

PATRICK BUISSON. C’est vrai qu’on a vu se développer, concomitamment à cette situation, un discours de plus en plus ferme sur la démocratie. Plus les prérogatives du suffrage universel ont été amoindries ou déniées, plus l’invocation incantatoire de la démocratie réduite au formalisme de la défense des droits de l’homme et de l’État de droit s’est faite insistante chez ceux-là même qui la foulaient aux pieds. Plus on viole les principes, plus on les affirme. C’est le mot de Napoléon à Fouché, lui recommandant de supprimer les journaux, mais en assortissant le décret d’un long préambule sur les grands principes. Notre démocratie ne fonctionne pas différemment. Les démolâtres exaltent une forme vide et procédurale, en phase avec l’État de droit, qui n’est jamais que l’expression d’un rapport de force entre les nouvelles classes dominantes et les classes dominées, pour reprendre un schéma quelque peu réducteur, mais qui a trouvé un nouveau champ d’application avec les « inclus » et les « exclus ».

ÉLÉMENTS : Ce pseudo-mode de représentation serait-il l’un des ressorts occultés du vote populiste ?

PATRICK BUISSON. Les commentateurs politiques ne veulent pas voir la double dimension du vote protestataire et de l’abstention : d’une part la protestation du peuple-classe (le peuple-dèmos) et d’autre part la protestation du peuple-nation (le peuple-ethnos). Ils mettent l’accent sur la seule protestation du peuple-ethnos, bien réelle, alors qu’il y a aussi une protestation du peuple-dèmos non moins virulente à travers une demande explicite de démocratie directe. Pierre-André Taguieff a été l’un des premiers à s’intéresser au populisme en tant que symptôme de la crise de légitimité politique qui affecte l’ensemble du système de représentation. Pour lui, le populisme serait un hyperdémocratisme, le cri de colère du peuple qui rappelle aux gouvernants qu’il veut être gouverné selon son intérêt, la révolte de la potestas populaire contre l’auctoritas des élites politiques et intellectuelles qui ont fait de la post-démocratie, selon le mot de Paul Valéry, « l’art d’empêcher les gens de se mêler de ce qui les regarde ». Or, cette demande de démocratie est le point aveugle de tout le discours dominant sur le populisme. Laisser au populisme le monopole de la revendication de la démocratie directe revient à lui abandonner l’avantage de porter seul la promesse politique d’une régénération de la démocratie et l’espoir d’une restauration de la souveraineté du peuple comme unique principe de légitimation.

Inscription au colloque « Patrick Buisson, historien du peuple »

L’entretien complet à retrouver dans le numéro d’Éléments 163 (décembre 2016)

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