Entrée libre. En ouvrant les portes de leur colloque au premier venu, les propagandistes de Street Press ont le mérite de la cohérence avec leur idéologie immigrationniste. Y compris lorsqu’il s’agit de trancher une question grave : « L’extrême droite va-t-elle conquérir l’Europe ? » Pour y répondre, le rédacteur en chef Mathieu Molard a pu cracher son venin de modérateur antifa assisté des experts Béatrice Giblin, professeur de géopolitique à Paris 8 « spécialiste de l’extrême droite en Europe » et Simon Carraud, correspondant à Bruxelles du journal en ligne Contexte qui, au fil des débats, se révèlera un excellent porte-parole de la Commission européenne.
Comme dans une pantomime de Mel Brooks, un parangon du vivre-ensemble et de la paix civile rend hommage… à la tentative d’assassinat du Premier ministre slovaque Robert Fico. Sans un gramme d’ironie, Béatrice Giblin salue ainsi cette « bonne nouvelle » qui a mis le dirigeant populiste « entre la vie et la mort ». Parmi les dizaines de spectateurs présents dans la salle, retentissent quelques clameurs et applaudissements timides. Le grand soir antifasciste attendra.
Dans ce troisième arrondissement aux portes du Marais, l’ambiance est plus bourgeoise et policée. Sur sa copie, tout bon élève doit commencer par définir les termes du sujet. En l’occurrence, l’« extrême droite » qui hante l’Europe a un dénominateur commun : s’opposer à l’immigration de masse. Appliqué au Liban, ce critère classerait l’ensemble de la classe populaire dans le camp du mal, puisque tous les partis politiques locaux souhaitent expulser la totalité des migrants syriens, à l’exception du Hezbollah, qui formerait un front républicain à lui tout seul. Fermons la parenthèse pour revenir sur le vieux continent. Avec de gros sabots et un pinceau qui tâche, l’universitaire Giblin dresse le portrait d’une Europe de l’Est traumatisée par l’histoire, le joug soviétique, sa grandeur déchue et tutti quanti. Il paraît même que l’Autriche n’est plus ce qu’elle a été… Ces portes béantes enfoncées, l’arbitre Mathieu Molard rappelle l’enjeu des élections européennes qui, cela tombe bien, est aussi son gagne-pain : lutter contre la montée en puissance de l’extrême droite.
Même pas peur
Le suspense n’aura guère duré. Simon Carraud, correspondant de Contexte au sein des institutions européennes (et vice versa), rassure d’emblée l’assistance acquise à sa cause. Non, il n’y a aucun danger immédiat de bascule du Parlement européen à l’extrême droite. D’autant que les droites dites radicales se scindent en deux groupes rivaux, Identité et Démocratie (RN, Lega) et ERC, les Européens, Réformistes et Conservateurs (Fratelli d’Italia, PiS). Béni soit donc le « cordon sanitaire » qui exclut les élus Identité et Démocratie du jeu parlementaire et les réduit à une « influence quasi nulle ». Carraud déçoit le public en mal de sensations fortes mais assure qu’un risque mineur existe : l’addition des votes de la droite radicale avec ceux de la « droite mainstream » sur certains textes. La présidente du Conseil italien Giorgia Meloni œuvrerait en coulisses pour l’intégration de ses troupes post-fascistes au sein de l’Europe. La preuve, un eurodéputé Fratelli d’Italia a récemment réussi à convier au Parlement un Ballon d’Or en compagnie d’élus de toutes tendances venus sans se boucher le nez ni même équipés de masques FFP2 ! Précision utile, Béatrice Giblin indique que le groupe ERC auquel les mélonistes se rattachent a été créé par des élus britanniques eurosceptiques, pas d’extrême droite pour deux sous. D’où l’absence de cordon sanitaire. Pour les esprits hygiénistes, la métaphore microbienne a décidément du bon !
À quoi rime toute cette comédie jouant sur les peurs ? Dans sa grande naïveté d’idéologue, Simon Carraud dévoile le pot aux roses. Malgré ses imperfections, il faut sauver des périls l’Europe du grand consensus mou libéral qui va du centre-gauche au centre-droit en passant par les écologistes de marché. Pour sauver sa peau, Von Der Leyen serait tentée de pactiser avec Meloni. Pas touche au libéralisme-libertaire qui règne entre Bruxelles et Strasbourg. Jamais à court d’un lieu commun, ni d’une approximation, Mathieu Molard croit bon évoquer les liens entre Marion Maréchal et son époux Vincenzo Sofo, eurodéputé Fratelli d’Italia (mais transfuge de la Lega). Tout ceci est censé prouver la porosité des extrêmes droites. Quid de l’origine calabraise de ce milanais passé de Salvini à Meloni ? Le bien-nommé Molard ne pousse pas l’analyse plus loin. C’est que ce prodige nous réserve un scoop. Le « concept de Grand remplacement vient de l’extrême droite la plus radicale » puisqu’il a « été théorisé par la Nouvelle Droite héritière du fascisme », débite le journaliste. Passons sur la rigueur historique. Peu de gens connaissent l’âge canonique de Renaud Camus, assez esthète pour avoir marché sur Rome en 1922, accompagné le Führer dans sa fuite secrète en Amazonie, puis co-fondé le GRECE en 1968 avant de rejoindre l’exil hawaïen d’Elvis Presley…
Un cordon sanitaire dans le cordon
Quand l’arbitre place les échanges à un niveau pareil, ses interlocuteurs n’ont pas grand-peine à briller. Certes, comme tout démonologue qui se respecte, Béatrice Giblin ânonne un mantra immuable : « L’extrême droite française n’a pas changé. Elle a un habillage. Mais une fois qu’on gratte un peu, rien ne change », le vieux fonds raciste ressort. Mais la professeur à Paris 8 va poser la seule question qui vaille en démocratie : que demande le peuple ? Pas un instant, ses contradicteurs ne présument que l’offre politique d’extrêêêêême droite répond aux aspirations populaires. Du moins d’une part croissante des Européens. Or, Giblin nous sort une lapalissade bienvenue : si même le très tiède Parti populaire européen tend à muscler ses positions sur l’immigration, « c’est parce qu’une grande partie de l’électorat est séduite par ces idées-là ». Si elle entonne le refrain bien connu de la fin des utopies marxistes depuis la chute du bloc soviétique, l’universitaire met courageusement les points sur les I. « Le RN est le premier parti dans la classe ouvrière et chez les employés », alors que le vote Mélenchon séduirait davantage professions intellectuelles et électeurs syndiqués. Bref, « la gauche a perdu la main ! »
Même les manchots peuvent nuire, comme le prouve l’estropié de la pensée Molard en prétendant que le RN « tape sur les Arabes » matin, midi et soir sous l’impulsion du vilain identitaire Jordan Bardella. Sans craindre la contradiction avec elle-même, Giblin répond que le RN comme l’AfD manquent d’une colonne vertébrale idéologique, la seconde ayant été créée par des économistes anti-euro, puis récupérée par des « néo-nazis » infréquentables par le parti à la flamme. Elle se réjouit d’ailleurs de ce cordon dans le cordon qui affaiblira l’union des radicaux. Le RN n’est donc pas si immuablement raciste et xénophobe… Comme son camarade bruxellois, l’enseignante voudrait conserver une grande partie du statu quo européen, malgré une politique d’asile par trop inhumaine. Avec une petite touche antirusse qui lui fait redouter un éventuel retour de Donald Trump à la Maison-Blanche, dont l’un des effets secondaires serait l’affaiblissement de l’OTAN.
Un petit coup de froid dans la salle
Petite consolation, plus de mille internautes suivent en direct le colloque Street Press, indique Mathieu Molard avant de benoîtement opposer libéralisme et démocratie : « Est-ce que les institutions de l’UE peuvent protéger les droits fondamentaux ? » demande-t-il au débotté. Sauver les peuples de leurs mauvais penchants, voilà qui plaît à son confrère Simon Carraud. Lui rétorque que la protection de l’État de droit sert justement à préserver les minorités et le pluralisme des aléas gouvernementaux. Article 7, mécanismes de sanction sur les aides, rien n’a pourtant arrêté l’illibéral Orbán. Et quand une spectatrice s’interroge en toute candeur sur le lien entre crise économique et vote radical, le plumitif reconnaît ses limites : « Je suis journaliste à Bruxelles donc je ne fais pas d’enquêtes sociologiques. » Une maxime à encadrer.
Les questions du public offrent d’ailleurs un moment d’anthologie. Merci à la conseillère (EELV) de Paris et militante féministe Raphaëlle Rémy-Leleu d’enrichir le bêtisier de la soirée. Dénonçant un « double standard sur les questions de délinquance et de sécurité », la jeune femme laisse parler son cœur : « L’extrême droite tue : elle a tué Clément Méric, a tenté d’organiser des attentats. Il y a des ratonnades devant les lycées de Paris-Centre… » que les grands médias taisent. Quelques secondes plus tard, ces arguties susciteront la réponse qu’elles méritent…
Le grand barnum touche à sa fin. Tandis que Simon Carraud glisse ses dernières piques contre la possible dérive souverainiste de l’UE (un risque démocratique à ne pas sous-estimer…) et concède ne pas comprendre la notion d’« Europe civilisationnelle », Béatrice Giblin instille un certain malaise. Les béni-oui-oui digèrent mal ses saillies sur l’islam et un certain humanitarisme déconnecté du bas peuple. Florilège : « Y’a des moments où on ne peut pas demander aux peuples d’être grands, beaux et généreux […] Je suis calaisienne. Un certain nombre de populations très pauvres de Calais, faut pas leur parler des migrants parce qu’ils n’en peuvent plus. » L’islam en France ? Avec les attentats de Merah, du Bataclan, les faits divers sanglants, « le RN n’a pas besoin de faire campagne ». N’en déplaise à Raphaëlle Rémy-Leleu, « il n’y a pas de double standard. Quand on fait 135 morts à la Kalachnikov, c’est pas tout à fait l’équivalent de l’extrême droite, même la plus radicale. » Quant à Jean-Luc Mélenchon, sa stratégie « qui joue très clairement la victimisation des jeunes musulmans de banlieue est un jeu éminemment dangereux ». Bravo Béatrice. Encore un effort pour quitter l’enfer dantesque.
Photo : de gauche à droite Simon Carraud, Béatrice Giblin et Mathieu Molard (capture d’écran – vidéo Street Press)