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Le cinéaste Evgueni Yufit

Cinéma russe : l’insolite expérience nécroréaliste

Inconnu en France, le nécroréalisme est un mouvement cinématographique russe, lancé contre le cinéma soviétique officiel à la fin des années 1970 par Yevgeny Yufit, dont le film « Papa, le Père Noël est mort », librement inspiré d’ « Une famille de vampires » de Tolstoï, n’est pas la moindre des intrigantes pépites.

Le film dont je vais vous entretenir aujourd’hui appartient à une école cinématographique russe peu connue à l’Ouest, celle du nécroréalisme. Lancé à la fin des années 1970 par Yevgeny Yufit, ce mouvement qui marqua en son temps la production underground de Leningrad, s’inscrit dans ce qu’on a appelé le cinéma soviétique parallèle, une nébuleuse de films issus de la contre-culture, en opposition au cinéma officiel.

Le Centre Pompidou, qui a projeté plusieurs de ces œuvres lors d’une soirée organisée le 22 janvier 2017, présente ainsi cette école : « Explorant les concepts de mort et de décomposition, appliqués aussi bien au corps humain que politique, le nécroréalisme formule les contours d’un espace critique à l’encontre de l’idéologie soviétique. Ses premières créations relèvent de mises en scène grotesques empruntant aussi bien à la culture punk qu’aux registres du cinéma de genre et d’avant-garde une esthétique à la fois extravagante, absurde et symboliste. » Le Lausanne Underground Film Festival (LUFF), qui a programmé plusieurs films nécroréalistes dans son édition de 2017, ajoute que le mouvement « s’inspire des images visibles dans l’atlas de médecine légale d’Eduard von Hoffman, du slapstick des années 1910 de Mack Senett, de l’esthétique de l’avant-garde française, du cinéma muet et de l’excentricité du cinéma russe des années vingt ». Ces définitions paraissent procéder par accumulation d’indices plus que par délimitation mais le fait est que nous avons là un objet insaisissable et qu’il faudra bien nous en contenter.

Des espions qui communiquent en morse

Papa, le Père Noël est mort (le titre n’a pas grand rapport avec l’histoire) commence dans une cave inondée où un vieil homme unijambiste assisté d’un jeune garçon tend des pièges en fil de fer pour détrousser des plombiers après les avoir étranglés. Ensuite de quoi on nous présente le personnage principal, un écrivain qui souhaite se retirer à la campagne quelques jours pour terminer un roman consacré aux musaraignes. Il emporte d’ailleurs dans ses bagages un grand portrait du petit rongeur. Arrivé à la campagne, il demande l’hospitalité à un cousin éloigné, qui ne le reconnaît pas immédiatement, et qui vit là comme bûcheron avec son vieux père, sa femme et son jeune fils, lequel passe ses nuits en état de léthargie dans une motte de foin. Suivant son cousin dans la forêt où il part tailler des pieux, l’écrivain aperçoit de mystérieux hommes d’âge mur en costumes de ville sombres qui errent dans les champs un peu comme des zombies.

Le fils du bûcheron, on ne sait pas trop comment ni pourquoi, est retrouvé mort. Son père se livre alors à un rituel funéraire étrange, jetant des allumettes dans la rivière. Ensuite de quoi, comme si cela n’était pas encore assez incongru, l’écrivain quitte son cousin, se rend chez le dentiste, puis décampe précipitamment du cabinet en apercevant les hommes en costume (qui s’avèrent être des espions communiquant en morse) et monte à bord d’une locomotive qu’il conduit comme un somnambule. La locomotive finit par écraser le jeune garçon du début du film, qui se jette sur les rails à son passage. Quelques minutes avant la fin, un intertitre blanc sur fond noir nous avait prévenus : « Bientôt, ce sera froid. »

Esthétique rugueuse et cadrage soigné

Le cinéma nécroréaliste est un cinéma avant tout sensitif, très peu cérébral, et l’intrigue du scénario semble être un élément tout à fait secondaire. Le film se caractérise par une image à la fois brute et pourtant onirique (ou cauchemardesque). Il y a quelque chose de terreux, de boueux, dans ce noir et blanc sale au fond de cette campagne terne et poisseuse, mais la rugosité de cette esthétique est contrecarrée par des prises de vue et un cadrage extrêmement soignés. Les plans sont toujours légèrement penchés, donnant une impression de décalage, d’irréalité, et toujours délimités avec précision, révélant un souci de la composition d’une grande finesse.

Ces cadrages d’une belle sophistication jouent beaucoup sur l’opposition dedans-dehors, calquée sur celle entre avant-plan et arrière-plan, les scènes d’intérieur se déroulant souvent juste devant une porte ou une fenêtre ouverte par laquelle entrent ou sortent d’autres personnages. C’est le cas de cette scène où l’écrivain, assis à la table du bûcheron, fait face à son cousin et sa femme ; filmés de profil, les trois personnages se regardent sans rien dire pendant plusieurs minutes jusqu’à ce que le fils émerge du centre de l’écran, sortant de la pénombre et rentrant dans la maison par la fenêtre avant d’y retourner quelques instants après. C’est le cas aussi de cette scène où le héros, attendant sur le siège du dentiste qu’on s’occupe de lui, perçoit derrière lui (la fenêtre du cabinet est tellement grande qu’on croirait presque que le siège est posé directement dans la forêt) que les hommes en costume avancent en file indienne, à l’extérieur derrière lui.

Une version russe du surréalisme ?

Selon la veuve de Yevgeny Yufit, l’élément « réalisme » incarne ce qui est présent et l’élément « nécro » ce qui est absent, le résultat reposant sur la tension entre ces deux pôles. Il se dégage en effet de Papa, le Père Noël est mort une impression d’irréalité sur la base de représentations qui sont pourtant bien là. Impression renforcée par le fait que la plupart des événements mis en scène ne sont pas explicités. Qui est cette femme qu’on a enroulé dans des bandelettes et que l’écrivain libère et pourquoi des paysans l’ont-ils abandonnée au milieu d’un champ à l’état de momie ? Pourquoi ces hommes d’âge mur en costume de ville sombre (je ne trouve pas de meilleure manière de les qualifier), semblant tout droit sortis d’un tableau du peintre allemand Michael Sowa, déambulent-ils dans la campagne et s’amusent-ils à faire balancer une bûche pendue qui émet des grincements en pivotant ? Pourquoi, dans ce qui semble être leur repaire, vident-ils et démontent-ils des armoires avant d’y mettre le feu ? Pourquoi le père du bûcheron reste-t-il allongé sur le toit armé de son fusil lors des funérailles de son petit-fils ? Pourquoi le dentiste, seul personnage réellement parlant du film (les autres se contentent la plupart du temps de phrases rares et brèves, voire de monosyllabes), tient-il des propos aussi sentencieux qu’incohérents tels que « Si tout le monde se donne la main et tombe en avant, ça changera la position des corps » ? On complètera avec profit le visionnement de ce film par celui d’un court métrage muet du même cinéaste, Woodcutter, réalisé la même année et tout aussi déstabilisant. On nous montre, filmés dans une image vieillie évoquant le début du XXe siècle, des foules de silhouettes noires qui se poursuivent en courant dans des champs de neige, un homme bastonné par des individus sautillants à la démarche burlesque, un mannequin qu’on jette sous le train (encore !), un touriste qui se perd dans la forêt et qui décide de devenir bûcheron (à nouveau !), des cochons pendus, un serpent, l’évocation d’un loup-garou, des actions en mouvements inversés, l’ensemble rappelant très fortement un film comme L’Âge d’Or de Bunuel et Dali. Il semblerait en effet qu’à bien des égards, le nécroréalisme puisse se présenter comme une version russe et moderne de notre vieux surréalisme européen.

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