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Cherche un dieu désespérément. Rencontre avec Javier Portella

Ah, l’Espagne ! Coincée entre la Reconquista et les conquistadors, elle a poussé sa colère jusqu’au bout du monde, comme Aguirre. Elle est moins européenne que russe, a dit Michel del Castillo, espagnol de naissance. Pour un libéral comme Ortega y Gasset, combien de Miguel de Unamuno et de Don Quichotte a-t-elle produits ? L’Espagne déraisonne toujours un peu ; chez elle, la raison est portée à ébullition ; elle a des visions ; elle ne réfléchit pas – elle respire, elle aspire, elle expire. À la fois incarnée et décharnée, « trop catholique pour être vraiment chrétienne » (Castillo, encore lui), elle a longtemps fabriqué des matadors et des ecclésiastiques à la chaîne, hésitant entre le culte de Mithra et celui de Torquemada. Il y a quelque chose d’amer en elle, l’amer des agrumes et de l’amertume. Bien sûr, cette Espagne est morte – en dormition, dirait Dominique Venner –, pétrifiée derrière les murs de l’Escurial. C’est un songe aussi lointain que celui de Calderón. La « Movida » est passée par là, comme un film de Pedro Almodóvar. S’il y a un Espagnol qui en a conscience, c’est bien Javier Portella. Journaliste, essayiste, romancier et éditeur, correspondant d’« Éléments » au pays de José Antonio Primo de Rivera, il publie aux éditions de la Nouvelle Librairie N’y a-t-il qu’un dieu pour nous sauver ? Nous sommes allés à sa rencontre.

ÉLÉMENTS : Vous avez publié en français il y aura bientôt dix ans Les esclaves heureux de la liberté, bel oxymore. Parlez-nous de ce livre ? Il nous aidera, je crois, à comprendre la démarche qui vous a conduit à vous lancer dans l’écriture de N’y a-t-il qu’un dieu pour nous sauver ?

JAVIER PORTELLA. Cela nous y aidera d’autant plus que mon dernier livre est en quelque sorte la suite de ces Esclaves heureux de la liberté que Dominique Venner a qualifié, par une hyperbole trop généreuse, comme « une bombe atomique philosophique ». Une bombe, dans la mesure où la mise en question radicale de notre époque s’y accompagne de… son éloge ; de la reconnaissance, plus exactement, de ses vertus potentielles. Un tel paradoxe est déjà contenu dans ce titre qui parle d’esclaves… libres. Comprenons : ce qui nous rend esclaves, c’est au fond la liberté elle-même tant qu’elle n’est pas vécue dans ce qu’elle a de grand et d’aventureux. Ce qui nous enchaîne, c’est la difficulté à nous tenir debout sur le fond sans fond que la liberté implique, sur l’évanouissement de tout fondement et très notamment du fondement divin. Dans la mesure où un tel évanouissement, une telle indétermination, n’est pas vécue comme l’aventure risquée et joyeuse qu’elle devrait être, l’homme moderne se voit attaché à des chaînes (« heureuses ») où le grand mystère qui fait le sens et la beauté du monde s’emplit de vacuité et de laideur.

ÉLÉMENTS : Le titre espagnol de votre livre est El abismo democrático. Point besoin de le traduire, mais de vous demander malgré tout une explication : on ignorait que la démocratie cachait un abîme. Serait-elle fondamentalement hostile au sacré ?

JAVIER PORTELLA. Hostile au sacré… et à ces hommes qui, censés être libres, n’aperçoivent même pas l’abîme où ils sont tombés. Ils l’ignorent, car il est recouvert par le mensonge le plus subtil de tous : celui qui prétend que c’est l’ensemble des hommes qui décident de leur destin, alors que ces hommes – ces foules atomisées – ne décident que d’une seule chose : choisir tous les quatre ou cinq ans s’ils vont coiffer un bonnet blanc… ou un blanc bonnet. Toutes les alternatives démocratiques se déploient exclusivement au sein du Système, comme on l’appelle ; au sein d’une seule et même vision du monde. Si vous en défendez une tout autre (par exemple, une vision ni matérialiste, ni individualiste, ni égalitariste ; une vision prônant la beauté et la grandeur de notre destinée), vous aurez certes le droit de la défendre ; mais enfermés dans la marginalité, privés d’accès aux grands médias, vous aurez bien peu de chances de la voir triompher.

Sauf si… sauf si l’exception se produit. Car il peut arriver (fait rarissime !) que quelqu’un apparaisse qui, cassant le jeu, parvienne à imposer une vision des choses tout à fait autre. Plût aux dieux, soulignons-le au passage, qu’il en aille ainsi pour la France (et pour nous tous) au mois d’avril prochain !

Tout cela est d’ailleurs lié à cette autre dimension de l’abîme démocratique que vous évoquiez et qui est encore plus importante : l’hostilité au sacré.

ÉLÉMENTS : Oui, car votre sujet, ce n’est pas tant la religion que le sacré. Quelle différence faites-vous entre les deux ? Qu’est-ce que la religion, qu’est-ce que le sacré ?

JAVIER PORTELLA. Qu’est-ce que le sacré ? Comment le faire sentir aux hommes qui en sont privés depuis si longtemps ? Ils ne jurent que par le concret, le tangible, l’utile… alors que le sacré – ce quelque chose qui éclate dans l’art, la nature, la cité et le culte du divin – leur jette à la figure ce qu’il y a de plus intangible : l’ineffable, le merveilleux. Mais peut-être vais-je un peu vite : le sacré n’est pas « quelque chose », comme je disais. Il ne se laisse ramener ni à ceci ni à cela. Il est comme une oscillation, comme un va-et-vient incessant entre une présence et une absence, entre ce que nous avons en main et ce qui glisse de toutes les mains. L’élan sacré (car c’est d’un élan, d’un souffle, qu’il s’agit) nous offre tout, mais ne nous laisse rien saisir. Il est insaisissable. Aussi ineffable que la beauté de la nature, qui nous frappe, dit Heidegger, quand « l’arbre en fleurs se présente à nous et nous nous présentons à lui ». Le sacré : aussi ineffable, également, que l’autre beauté, celle de l’art, qui nous frappe dans la mesure où elle montre tout, dévoile tout, en même temps qu’elle le voile en nous empêchant de nous soutenir sur une quelconque vérité fondatrice.

Pour la beauté de l’art et de la nature, c’est clair ; pour l’énigme de la religion aussi ; mais pourquoi le politique relèverait-il, lui aussi, du sacré ? Le sacre du souverain, que je sache, a disparu depuis bien longtemps ; ni magnificence, ni solennité, ni rituel n’entourent plus le prince. L’émotion qui soulève l’esprit d’un peuple est tout aussi évanouie. La banalité la plus grise, voire la plus hideuse (la langue de bois, par exemple), règne dans la cité.

Et alors ? Il en va de même pour les trois autres domaines du sacré. La nature n’est plus qu’un dépôt d’où l’on extrait des matières premières et des divertissements touristiques ; l’« art » contemporain est le règne de la laideur et du non-art ; quant à la religion, désacralisée comme elle a été au cours des cinquante dernières années… « Le monde est devenu couleur cendre », disait Stefan Zweig. Mais le sacré, pour enfoui qu’il soit, n’en demeure pas moins : dans les tréfonds de la nature et de l’art. Dans ceux du politique aussi, où l’énigme se déploie entre ce que nous sommes en tant que peuple et l’impossibilité de savoir ce qui nous fait être et devenir tels ou tels, « l’imprévu dans l’histoire », comme disait Dominique Venner, étant sa clé.

ÉLÉMENTS : Qu’en est-il plus précisément de la religion ? Une société peut-elle se passer aussi bien de religion que des autres expressions du sacré ? Convenez que cela ne s’est jamais vu dans l’histoire, exception faite de notre monde. Pour parler comme Alain de Benoist et Thomas Molnar, si cette « éclipse du sacré » perdure, pouvons-nous, nous hommes et sociétés, durer ?

JAVIER PORTELLA. Non, c’est évident. D’où la gravité de l’heure. Avec « la mort de dieu », comme disait l’autre, nous avons pris tous les risques… et nous en payons toutes les conséquences. Mais ne nous trompons pas : ces risques, il fallait les prendre – où qu’ils nous conduisissent. On n’avait pas le choix, du reste. Il n’y avait plus moyen de continuer à croire ni dans la vie éternelle, ni dans la fondation du monde par un Dieu tout-puissant, ni dans sa transcendance absolue, ni dans sa prétention à régler et juger la conduite des hommes. Il fallait cesser de croire, par là même, à la réalité effective, non imaginaire, du divin, tout en continuant à croire à son rayonnement sacré.

Mais je me suis mal exprimé (que voulez-vous, mille cinq cents ans d’histoire chrétienne pèsent sur nos épaules). La question n’est pas de croire (la croyance : cet acte intime, cette spéculation personnelle, devenue la grande obsession que le christianisme a introduite). La question n’est pas d’avoir la foi. La question est de célébrer – qu’on ait ou pas la foi – le grand mystère du monde et de la vie que le divin exprime ; un divin qui, reconnu comme fiction vitale, n’a pas d’intervention effective – les épicuriens le savaient déjà – dans les affaires des mortels.

Or, c’est tout le contraire qui a été fait. Pourquoi ? Parce qu’on ne pouvait célébrer, croyait-on, un dieu conçu comme une fiction ressortissant de l’imaginaire. C’est tenir l’imaginaire pour peu de chose. Remarquez qu’un tel mépris ne porte que sur l’imaginaire divin. Il en va tout autrement de ces êtres sortis de l’imaginaire des hommes et qui ont pour nom Antigone, Don Quichotte, Faust, Julien Sorel, Bardamu et tant d’autres ; ces êtres autrement vivants que les mortels (ils ne meurent jamais, eux !) ; ces êtres dont les faits et gestes vivent en nous avec plus d’intensité que s’ils avaient été « réels » – ce sans quoi ils ne nous frapperaient jamais. Autrement dit, il en va du divin comme de l’art, ce théâtre d’ombres et de lumière, cet imaginaire à travers le prisme duquel le réel se dévoile dans sa vérité la plus haute.

ÉLÉMENTS : Mais un dieu qui serait ouvertement reconnu comme imaginaire, pourrait-il mettre sur pied quelque chose comme un culte, comme une religion ? Que répondez-vous à Samuel Beckett quand il dit : « Il est plus facile d’élever un temple que d’y faire descendre l’objet du culte » ?

JAVIER PORTELLA. Je réponds qu’il se trompe, mais que, dans un sens, il a raison. Il se trompe, car si « l’objet du culte » – le sacré, le divin – n’est pas déjà là, on a beau élever des temples : on échouera toujours. Comment expliquer, sinon, que la modernité soit la seule époque incapable d’élever des temples ? Elle élève, certes, des choses qui reçoivent un tel nom. Mais ce ne sont même pas des temples où l’on célèbre, disait Nietzsche, « les funérailles pour la mort de Dieu ». Ce qu’on célèbre dans les temples-hangars de nos jours, laids à vomir, laids à dessein, c’est une sorte de messe noire de la Laideur et de la Foutaise. Si l’esprit, si le sacré n’imprègne pas l’air du temps, le Beau – non pas comme raffinement esthétique : comme ébranlement – disparaît des temples, de la cité et de la vie.

Becket a bien raison si ce qu’il veut dire, c’est que l’avènement du divin ne se commande pas. Cela advient ou n’advient pas. Rien ne serait plus vain que de prétendre, par une folle proclamation de volontarisme, faire advenir un dieu susceptible de « nous sauver », étant entendu qu’un tel salut ne doit pas être compris au sens chrétien de « rachat des péchés », mais au sens de réenchantement du monde. Et pourtant, me direz-vous, c’est bien l’avènement d’un tel dieu que cherche Heidegger – et moi avec. Certes. Je dis seulement que personne ne peut savoir si un tel dieu adviendra ou pas. Seul le Destin, le Fatum, cette puissance à laquelle les dieux eux-mêmes étaient soumis, peut en décider.

Il y a pourtant quelque chose que nous savons, ou que nous devrions savoir. Un tel dieu – une telle expression du mystère instituant de l’être – ne saurait advenir qu’à une condition : que sa nature mythique soit reconnue ; ce qui ne devrait pas empêcher que le divin reste enveloppé d’autant de zones d’ombre ou de suspension du jugement que l’on voudra. Le mystère instituant de l’être doit toujours rester mystère. Sinon, c’est l’être lui-même qui disparaît.

Une telle chose est-elle envisageable ? Est-il possible de reconnaître et célébrer la nature poético-mythique du divin ? Ou cela implique-t-il, au contraire, une impossibilité de principe ? À la lumière de notre histoire et de notre sensibilité chrétienne, cela semble, certes, impossible. Mais n’y a-t-il pas d’autres situations historiques où le divin s’est présenté de la sorte ? L’histoire du paganisme ne l’atteste-t-elle pas ? Comme l’écrit Alain de Benoist, « dans le paganisme, l’art ne peut lui-même être dissocié de la religion. L’art est sacré […] Non seulement les dieux peuvent être représentés, mais c’est en tant qu’ils peuvent être représentés, en tant que les hommes en assurent perpétuellement la représentation, qu’ils ont un plein statut d’existence » (Comment peut-on être païen ?).

L’entrelacement des hommes et des dieux, de l’art et du divin : voilà la clé. Et entrelacement signifie : les deux termes se requièrent, rien n’est premier, ni les hommes ni les dieux. Pour exister, les dieux ont besoin des hommes qui les célèbrent et de l’art qui les représente. Pour exister, les hommes ont besoin des dieux, de cette altérité, de ce sacré sans lequel les hommes ne seraient plus.

ÉLÉMENTS : Fort bien. Mais, et c’est vous qui le dites, le surgissement du divin ne se commande pas, pas plus que le retour du paganisme ne se décrète… Que reste-t-il alors ?

JAVIER PORTELLA. Il nous reste la seule religion qui, pour chancelante qu’elle soit, sinon même dégénérée, se tient encore là. Je veux parler de ce christianisme dont certains de ses fidèles – aujourd’hui rejetés, peut-être demain excommuniés – se situent, quelles que soient nos différences, du même côté de la barrière où nous nous tenons. A contrario du christianisme officiel, tel qu’il s’est développé depuis le Concile et qui, loin de sauver ou de réenchanter le monde, œuvre à la perte du monde.

Est-ce là quelque chose d’inéluctable ? Je n’en sais rien. Je sais seulement qu’une fois, une seule fois, certes, les choses se sont déroulées tout autrement. Lors de la grande aventure de la Renaissance, ce n’est pas seulement la société qui fut ébranlée par sa (re)découverte de l’Antiquité, c’est aussi l’Église, qui, pendant une bonne centaine d’années, entre le milieu du XVe et du XVIe siècles, connut un syncrétisme pagano-chrétien qui rendit possible, entre autres, la plus grande flambée jamais vue de l’art. C’est pourquoi je consacre à ce syncrétisme des pages qui me semblent d’autant plus nécessaires que l’affaire est étonnamment peu connue.

Qu’en reste-t-il ? À peu près rien, j’en conviens. N’empêche : cela a été. Et si quelque chose a été, il n’y a aucune impossibilité de principe à ce que quelque chose d’approchant puisse voir le jour. Ainsi, chaque année en Espagne, singulièrement en Andalousie, les processions de la Semaine Sainte charrient des foules immenses (peu importe qu’elles soient « croyantes » ou plus sûrement « incroyantes ») qui s’émeuvent, pleines de ferveur, au passage de Vierges qui ressemblent à ces déesses dont le nom était accolé à celui de Marie, tandis que celui de Jupiter était accolé à Dieu le Père et celui d’Apollon au Christ dans des textes on ne peut plus officiels de la Rome d’Alexandre VI et des autres papes de la Renaissance.

C’est mince, je l’admets. Ce ne sont là que des signes : les signes – non pas les preuves – que je cherchais afin qu’ils nous éclairent quelque peu le chemin.

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