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Chacun sa corde ou la GPA dans un cadavre

Chacun sa corde ou la GPA dans un cadavre

Une étude publiée dans « Theoretical Medicine and Bioethics » suggère de se servir de femmes en état de mort cérébrale pour permettre à des couples de donner naissance à un enfant. C’est une « philosophe » norvégienne qui a avancé l’idée. Morbide et sordide. Est-elle la seule à le penser ? Que se trame-t-il dans les laboratoires des docteurs Frankenstein et des Docteur Folamour de la bio-ingénierie ? Les mères porteuses seront-elles demain des mortes-vivantes ? Gabrielle Liger, jeune journaliste, en a tiré une nouvelle « Chacun sa corde », à la fois légère et grave, qui ne déplairait pas à Xavier Eman et qui fait vibrer une corde plus musicale, mezza voce.

Tout le monde s’affairait autour du lit. Les machines n’en finissaient pas de crier leur détresse.

« Mais cet enfant est fou… »
Les soignants étaient affolés.
« Trente ans de métier, jamais vu ça… »
« Docteurs, s’il vous plaît sauvez mon bébé… »
Les parents pleuraient déjà. Comme s’il était mort.

L’échographie 3D confirma les craintes des médecins, le fœtus s’étranglait avec le cordon ombilical. La deuxième fois cette semaine. La sage-femme avait, à chaque fois, patiemment tourné de ses mains expertes l’enfant pour le libérer. Aussi dextre que lorsqu’elle retournait un bébé se présentant par le siège. Elle lui avait ensuite parlé à travers le ventre de la mère porteuse, chanté des berceuses ; cela semblait apaiser le petit.

C’était peut-être de l’attention qu’il voulait ? Déjà à cet âge-là ? Ce gamin risquait d’être un sacré casse-pieds…

Gamin ? Ou gamine, d’ailleurs ! Son sexe était encore flou, à chaque écho, on aurait dit qu’il le faisait exprès. Un coup, il pliait les jambes, un autre, mettait sa main, ou bien montrait carrément son dos. S’il avait levé son majeur, peu en auraient été surpris. Il avait dix doigts, deux mains, deux bras, deux jambes, deux pieds et dix orteils. Il avait l’air normal. À première vue du moins. Car ses sourires étaient déjà terrifiants, tantôt moqueurs, parfois assassins.

La GPA post mortem

Admunsen, le chef de service, s’était plusieurs fois mordu la langue pour ne pas demander aux parents s’ils étaient certains de vouloir le garder, après tout, ils pourraient tenter l’expérience avec un autre bébé moins…  nocif ? toxique ? Il devait reconnaître que parfois il lui foutait les jetons. À plusieurs reprises, il en avait fait des cauchemars de cet avorton. Dans les limbes de son cortex, il lui avait inconsciemment donné la voix du petit être décharné dans la trilogie de Tolkien et depuis, il tentait désespérément de se tenir loin de ce cas. Systématiquement, il refilait le bébé à ses subalternes, prétextant un emploi du temps de ministre. Mais depuis une semaine, il ne pouvait plus l’éviter, comme pour l’embêter, ce dégénéré cherchait à jouer les pendus. S’il n’avait pas su qu’avant la naissance les fœtus ne prenaient pas de décision, il l’aurait volontiers déclaré suicidaire ; le minus n’avait aucun instinct de conservation. Une grossesse à terme était-ce vraiment bien raisonnable ?

Pour une fois, il aurait aimé que la mère porteuse ait voix au chapitre mais, en état de mort cérébrale depuis quelques mois à présent, elle ne lui était d’aucun secours. D’habitude, lors de litige, il était fatigué de devoir arbitrer entre les parents biologiques et l’utérus ambulant mais ce jour-là, il aurait donné beaucoup pour avoir l’avis de celle qui portait cette petite chose en elle. Elle se serait rangée à son expertise. Logiquement. Elle l’aurait écouté, et il l’aurait fait passer. Comment aurait-elle pu ignorer qu’un truc quasiment démoniaque poussait en elle ? Le docteur, consciencieusement agnostique, ne croyait qu’en la science et le progrès mais là, il ne pouvait pas s’empêcher d’y voir des relents de superstitions religieuses, indignes de son éducation. Il n’en détestait que davantage le fœtus, il bouleversait même son mental cartésien.

Aujourd’hui encore, ils avaient pu éviter le pire. Les parents remercièrent chaleureusement les sauveurs ; les toubibs et infirmières se félicitèrent. N’étant pas de garde ce soir-là, fourbu par plusieurs heures éprouvantes, le professeur souhaita une bonne soirée à ses collègues du service et rentra chez lui. Son frigo était presque vide, il se résolut à contrecœur à se faire des œufs. Il n’y en avait qu’un, il devrait penser à faire des courses, sa poêle le déprimait.

Omelette norvégienne

Un coup de téléphone le fit sursauter.
« …
– Quand ?
– …
– Je comprends…
– …
– Et ?
– …
– Merci de m’avoir prévenu. À demain Nils. »

La troisième fois avait été la bonne. L’enfant avait réussi son coup. Admunsen se passa la main sur le visage. C’était sans doute mieux ainsi, après tout.

Peu freudien d’ordinaire, il se demanda tout de même si l’état de la mère porteuse aurait pu induire chez le fœtus qu’elle abritait un désir de mort. Peut-être que son homologue du pôle psychiatrie pourrait être intéressé : il y avait sans doute une étude clinique conjointe à mener, la première sur la GPA post mortem. Ça pourrait alors valoir un article dans une revue réputée, la reconnaissance de ses pairs, un prix même ? Il se prit à rêver.

Il fallait qu’il en parle à la directrice de la clinique dès le lendemain. Il retourna à ses fourneaux. Sans surveillance, ça avait attaché, et légèrement cramé. Il avait la désagréable impression que sa poêle cyclopéenne le narguait. Soudainement écœuré, il jeta son dîner dans la poubelle. À présent que c’était terminé, peut-être arriverait-il à nouveau à dormir comme un bébé ce soir ; cette expérience ratée avait fini par l’obséder. Après tout c’était vrai, on n’avait jamais fait d’omelette sans casser les œufs, même en Norvège.

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