Le magazine des idées
Ceux qui ne sont rien... Charles Bukowski

Ceux qui ne sont rien…

Prenant le contre-pied d’une société qui célèbre du matin au soir les « winners » à brushing rutilant et se pâme d’admiration devant les « self made men » aux dents blanches et mâchoires carrées, fiers et glorieux héros d’une « start-up nation » fantasmée, Jean Montalte, auditeur de l’Institut Iliade (promotion Léonidas), évoque pour nous la longue cohorte des « ratés », petits ou grands, magnifiques ou misérables, tonitruants ou discrets, qui habitent notre monde et en constituent l’une des précieuses richesses.

Des sons, comme des sentinelles indiscrètes, harcelaient mon esprit, évocations douloureuses d’une nuit qui s’achève, avertissements d’une fin. L’air recelait, au-dessus de la fumée qui s’extirpe du bol de café, la rumeur enthousiaste d’un appel. Un appel du lointain, tel celui menant Alice dans le terrier. La fenêtre avait été préalablement ouverte, qui donnait sur une rue passante. Les poubelles étaient en passe d’être ramassées par des hommes levés beaucoup plus tôt que moi, charriant des miasmes évanescents. Les glycines tombaient de l’étage supérieur sur une matinée moite. Tous les rituels de l’aube s’amoncelaient sans crier gare. J’étais campé sur l’autre versant de la nuit. C’était un réveil sans tragédie. Comme des ombres vaines, mes pensées de la veille avaient été archivées dans la fine poussière de mes songes, se sédimentant dans une sorte de musique intérieure lointaine, au style disloqué, peut-être un écho de La Nuit transfigurée de Schönberg. Autrement dit, l’instant était propice à la méditation. Alors, je me mis à penser aux ratés, aux appendices négligeables du monde.

Emil Cioran affirme, dans Syllogismes de l’amertume : « Plutarque, aujourd’hui, écrirait les Vies parallèles des Ratés. »

Du raté somptueux à l’exemple d’un Gatsby qui s’est bêtement amouraché de la greluche Daisy, au raté variété « clochard céleste » tel Charles Bukowski qui descend de la bière chaude en quantité astronomique pour faire passer une existence médiocre de White Trash dont il est la mascotte sans le savoir, il y a une gamme très riche à se mettre sous la dent. Il est devenu commun de célébrer le beau geste, le panache à la française, les causes désespérées, les batailles perdues d’avance et d’autant plus sublimes qu’elles sont perdues d’avance. Je ne dis pas non. Je réclame seulement au moins un peu d’attention pour les tocards sans envergures et sans gloire, les freluquets de la Chute, les seconds rôles de l’échec, les figurants de l’existence qui déambulent benoîtement dans leurs marasmes quotidiens sans y songer, qui allument leur cigarette le soir sur leur balcon de leur HLM pourri, sans crier au désespoir et se croire le dernier avatar d’une Cassandre, à la lucidité augmentée par le progrès des cafards grouillants du nihilisme qui signe son énième post-face au roman de l’existence. Nous autres, ratés, médiocres, ectoplasmes tranquilles, sommes légion. Tremblez, seigneurs de la vie, notre teint est cadavérique. Tremblez, Cioran, même sur les cimes de son désespoir sait être lyrique et admettre que son tour de France à vélo fut la période la plus active de son existence.

Parfois, le raté, William Burroughs pour ne pas le nommer, revenu de son meurtre accidentel au cours d’un jeu de rôle avec sa femme, façon Guillaume Tell, se fait agressif : « Gentil Lecteur, le verbe va se ruer sur toi, te broyer avec ses griffes d’homme-léopard, t’arracher doigts et orteils comme on fait aux crabes opportunistes, te pendre au gibet et happer ton foutre comme un chien scrutable, s’enrouler autour de tes cuisses à la manière d’un crotale et te seringuer un dé à coudre d’ectoplasme ranci… » Il y a des ratés qui poussent le vice jusqu’à explorer le monde, au bout de la nuit, selon une odyssée sombre – de Charybde en Scylla, d’Afrique en Amérique – et en tirent un enseignement qu’il m’a déjà été donné d’entendre lorsque mon oncle buvait le whisky de trop : « Le monde est une vaste entreprise à se foutre du monde. » Il faut bien des détours parmi les ténèbres pour en tirer de telles maximes. La sagesse aphoristique est grosse de nos désillusions…

Il y a le raté métaphysique qui semble vous enjoindre à vous laisser récurer l’âme par le désespoir, sorte d’invitation paradoxale à un alpinisme supérieur : « Cette humeur sombre si souvent observée chez les esprits éminents a son symbole dans le Mont Blanc : la cime en est presque toujours voilée par des nuages, mais quand parfois, surtout à l’aube, le rideau se déchire et laisse voir la montagne, rougie des rayons du soleil, se dresser de toute sa hauteur au-dessus de Chamonix, la tête touchant au ciel par-delà les nuées, c’est un spectacle à la vue duquel le cœur de tout homme s’épanouit au plus profond de son être. Ainsi le génie, mélancolique le plus souvent, montre par intervalles cette sérénité toute particulière déjà signalée par nous, cette sérénité due à l’objectivité parfaite de l’esprit qui lui appartient en propre et plane comme un reflet de lumière sur son front élevé : in tristitia hilaris in hilaritate tristis. » Arthur Schopenhauer, Le monde comme volonté et comme représentation. Voyez, le pessimisme est un esthétisme, il distribue des métaphores comme une huître des perles. Schopenhauer est le pessimiste le plus radical qui soit. Il ne se contente pas d’enterrer une culture, à la manière de Spengler qui circonscrit historiquement le désastre. Non, il sarcle toute espérance, en allant chercher les causes du désespoir à la racine – quadruple racine – du monde lui-même, dénué de sens, de direction comme de signification. Le pessimisme est métaphysiquement fondé. Par conséquent, il est total et ne dérive pas seulement d’une humeur fugace, le temps d’un instant, à l’occasion d’une mauvaise digestion.

Ratés poétiques et ratés ordinaires

Il y a le raté poétique, affublé du titre de « Prince des Poètes », à la suite de Ronsard et de Leconte de Lisle, dont Mallarmé déplore l’effacement dans la mémoire des hommes : « Il est caché parmi l’herbe, Verlaine. » J’avoue, en dépit de la force poétique indéniablement supérieure de l’herbe en question – Rimbaud – lire Verlaine plus souvent que son émule et amant infernal. Verlaine, revenu de tout, alternant de pieux poèmes aux accents liturgiques avec des pièces pornographiques pour payer sa fée absinthe, qu’il consommait non loin du boulevard saint-Michel, entouré de mignons et de catins, symbole de la condition humaine, coincée entre deux infinis, celui du désir et celui du salut, m’est cher. Verlaine « poète chrétien aux cuisses de faune, qui donne sa chair au diable, son âme à Dieu », selon l’heureuse formule de Charles Maurras. Verlaine, ce Caliban qui se rêvait Ariel, emporté par la tempête du poète « aux semelles de vent ». Verlaine ce raté dont Jacques-Henry Bornecque évoque le génie atavique de sa race : « C’est en lui et dans nul autre de sa lignée que se disposent à s’orchestrer enfin les impressions confusément amassées par tant d’hommes du Nord et de l’Est, voués aux longs crépuscules, aux automnes sournois ou pathétiques, à l’envoûtement des bois, des sous-bois, des eaux dormantes : c’est-à-dire bien plus qu’ailleurs, à l’emprise de l’instant qui fuit et du clair-obscur qui porte au songe.

Au pays de mon père on voit des bois sans nombre.

Là où les loups font parfois luire leurs yeux dans l’ombre

Et la myrtille est noire au pied du chêne vert.

Noire de profondeur, sur l’étang découvert…

raconte un poème d’Amour. »

Les ratés, les marginaux authentiques, qui n’ont pour eux aucune idéologie qui les adoube, n’appartenant à aucune catégorie choyée par l’esprit du temps, sont des démissionnaires du système, non de la vie. Bukowski en a exprimé l’allégresse secrète dans Un carnet taché de vin : «  Ce que je préférais, c’était d’avoir pour moi seul une table en contrebas d’une fenêtre par laquelle les rayons du soleil venaient me réchauffer la nuque, le haut du crâne, les mains, au point que je finissais par penser que tous ces livres avec leurs couvertures rouges, orange, vertes, bleues, si impeccablement rangés sur leurs rayonnages, étaient dépourvus d’intérêt, voire factices. Quoi de plus merveilleux que de sentir le soleil sur sa nuque, que de somnoler, que de rêvasser, sans avoir à se soucier de son loyer, de son ordinaire, de l’Amérique, de ses devoirs de citoyen ? Et pourquoi aurais-je continué à me demander si j’étais ou non un génie puisque je désirais, par-dessus tout, rester en marge de cette société ? L’instinct de conservation, la volonté de puissance dont mes semblables faisaient montre me sidéraient : qu’un homme passât ses journées à changer des pneus ou à parcourir les rues en vendant des ice cream ou à se présenter au Congrès ou à ouvrir le ventre d’un quidam dans une salle d’opération ou au cours d’une rixe, tout cela m’indifférait. Pas question que j’y participasse. Et, par parenthèse, je ne veux toujours pas y participer… Quand une journée s’achevait sans que j’eusse collaboré avec le système, je chantais victoire. »

Il y a, enfin, les ratés ordinaires. Les ratés ordinaires mènent leur vie dans l’ombre, sans penser à étendre leur propre nuit sur le monde. Ils n’en ont guère la possibilité et n’imaginent pas que c’est le meilleur moyen de faire carrière. Ils n’ont pas saisi les opportunités mirifiques ouvertes par un nouvel âge d’obscurantisme. Alors ils se terrent dans leur petite obscurité à eux, sans prétention, obscurité privée, finement obombrée par l’anonymat de tout un chaque rien. Ils réclament seulement que le Rien des autres, prospérant sur les décombres, de ces décombres mêmes, prétendant valoir pour tous, devant s’imposer à tous, les laisse tranquilles.

© Photo : Midjourney – l’écrivain Charles Bukowski

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