FRONT POPULAIRE. La constatation de fond qui préside à votre livre est que « trop d’information tue l’information ». Pouvez-vous nous expliquer ce paradoxe ?
ALAIN DE BENOIST : Cela n’a rien de paradoxal. Trop d’images banalise l’image, trop d’informations tue l’information. On est là devant un exemple typique de contre-productivité telle qu’Ivan Illich a pu la décrire : la voiture est censée permettre de nous déplacer plus vite, mais quand il y a trop de voitures personne n’avance plus dans les embouteillages. Dans une optique voisine, rappelez-vous de ce qu’Alexandre Soljénitsyne disait à sa sortie d’Union soviétique dans son célèbre discours de Harvard : « Je viens d’un pays où on ne pouvait rien dire, et j’arrive dans un pays où on peut tout dire – mais où ça ne sert à rien ».
La profusion d’informations nuit à la compréhension. On en a un exemple frappant avec l’actuelle crise sanitaire : nous avons entendu depuis deux ans des milliers d’informations et d’opinions, généralement contradictoires (y compris entre spécialistes), et en fin de compte personne n’y comprend plus rien. Au trop plein s’ajoute encore l’impossibilité de hiérarchiser les informations selon leur importance. Dans la presse écrite, on peut encore présumer qu’un événement rapporté en première page est plus important qu’un événement signalé en page 23 (mais même là il y a des exceptions). La télévision, elle, hiérarchise selon les critères qui lui sont propres : elle préfère toujours mettre en vedette des informations à fort contenu émotionnel, lacrymal ou spectaculaire, même si leur importance réelle est à peu près nulle. Enfin, sur Internet et sur les réseaux sociaux, c’est le brouillage total.
FRONT POPULAIRE. Vous expliquez que le métier de journaliste demande l’humilité alors qu’il y règne plutôt un surcroît de prétention. Comment définiriez-vous le rôle d’un journaliste ?
ALAIN DE BENOIST : J’ai bien conscience que répondre à cette question relèverait avant tout du wishful thinking. La plupart des journalistes sont des gens qui ont entendu parler de tout, mais qui ne connaissent rien. Ils forment une caste tournée vers elle-même, à qui l’esprit critique fait défaut parce qu’ils sont sous l’influence de l’idéologie dominante (qui est toujours l’idéologie de la classe dominante). De surcroît, ils vivent dans l’immédiateté : la nécessité d’« informer » au plus vite leur interdit le recul nécessaire à la réflexion. C’est pour cela que les esprits libres sont extrêmement rares parmi eux et qu’ils pratiquent abondamment l’autocensure.
La grande nouveauté en matière de censure est que celle-ci ne provient plus fondamentalement de l’Etat, traditionnellement chargé de veiller à l’ordre public et aux « bonnes mœurs », mais des médias eux-mêmes, qui forment la principale caisse de résonance du politiquement correct et sont les premiers à organiser les chasses aux sorcières contre ceux de leurs confrères qui tentent d’aller à contre-courant. Les médias jouaient autrefois un rôle de contre-pouvoir. Ils sont aujourd’hui le relais sinon le moteur des nouvelles censures. C’est un changement radical, dont beaucoup n’ont pas encore pris conscience.
FRONT POPULAIRE. La révolution numérique a permis de faire sauter la chape de plomb du journalisme institutionnel, et vous y voyez plutôt un progrès. La « réinfosphère » et « l’info dissidente » doivent-elles pour autant être prises pour argent comptant ?
ALAIN DE BENOIST : Je me félicite de voir fleurir des sources d’« info alternative ». Le problème est qu’il ne suffit pas d’aller à l’encontre du « discours officiel » pour être de ce seul fait plus crédible. La « réinformation » se pose en contraire de la désinformation, mais elle peut être aussi bien être une désinformation en sens contraire. Bien des sites « conspirationnistes » en témoignent.
FRONT POPULAIRE. Le double phénomène de surabondance de l’information et de multiplication des canaux de transmissions n’entraîne-t-il pas une horizontalité des points de vue et un relativisme généralisé ? Est-ce qu’on appelle désormais la « post-vérité » ?
ALAIN DE BENOIST : Oui bien sûr, mais le problème est en réalité plus grave. C’est la notion même de vérité qui s’efface, d’abord parce que dans les débats actuels, on ne s’intéresse plus à ce qui est vrai et à ce qui est faux, mais à ce qui est ou non conforme au « bien » tel que le définit l’idéologie dominante (c’est l’« empire du Bien » dont parlait Philippe Murray), ensuite parce que le réel disparaît de plus en plus par rapport au virtuel et au simulacre. Je renvoie ici aux travaux de Jean Baudrillard, mais aussi à ce que disait Guy Debord : « Dans le monde actuel, le vrai n’est plus qu’un moment du faux ». C’est cet écart au réel que les gens constatent lorsqu’ils confrontent ce qu’ils voient autour d’eux tous les jours et ce qu’en disent les médias. On ne peut donc pas s’étonner que la défiance dont font l’objet les hommes politiques, les partis, les institutions, et les « experts » en tous genres, se double désormais d’une défiance gravissime à l’égard des médias.
FRONT POPULAIRE. Chacun reconnaît qu’un citoyen éclairé doit pouvoir s’informer convenablement pour penser le monde qui l’entoure. Or, est-ce encore possible lorsque faire le tri et prendre du recul devient un parcours du combattant méthodologique ?
ALAIN DE BENOIST : Le « citoyen éclairé » censé pouvoir s’informer convenablement et rationnellement fait partie de la mythologie issue de la philosophie des Lumières, au même titre que les « choix éclairés » du consommateur, les vertus supposées de la « concurrence pure et parfaite », la « vérité du marché » et autres calembredaines. L’homme n’est pas pure raison. Il y a toujours en lui une part d’irrationnel, qui tend à faire primer la réaction immédiate sur la réflexion. Raison de plus pour l’aider à y voir plus clair, y compris en lui-même !