Si Vladimir Poutine n’existait pas, il faudrait l’inventer. C’est, en tout cas, ce que pensent les dirigeants du régime oligarchique qui gouverne le monde occidental par la peur, le mensonge et la corruption. Afin de parvenir à leurs fins, ils doivent fabriquer un ennemi et pour cela ils ont besoin d’un bouc émissaire qui assume tout le poids de leurs fautes. Et la fabrique de l’information est indispensable pour la fabrication de l’ennemi.
Ils ont donc trouvé un moyen facile de se blanchir aux yeux de leur population en attribuant à cet ennemi public, devenu l’ennemi de l’humanité, leur propre stratégie de domination mondiale.
Pour expliquer leurs propres atteintes au droit des gens, il leur suffit de clamer à tout propos : « C’est la faute à Poutine ! » C’est la clé du processus qui, depuis la fin de la guerre monde, a conduit à une guerre fratricide en Ukraine et à la rupture entre la Russie et l’Occident dont les conséquences sont incalculables.
Docteur Angela et Mrs. Merkel
On ne saurait pour autant dédouaner la responsabilité de la Russie, des Russes et de Vladimir Poutine lui-même dans l’évolution qui a conduit à ce désastre. Il ne s’agit certainement pas de donner foi aux accusations qui alimentent une russophobie que la guerre en Ukraine a exacerbée en étendant à l’ensemble des Russes un discrédit qui tendait auparavant à opposer Vladimir Poutine et les intérêts de la Russie et des Russes. Désormais, c’est le peuple russe tout entier, c’est le seul fait d’être Russe qui est l’objet d’un rejet haineux et méprisant.
Mais il faut bien reconnaître que les Russes, en entérinant les changements ayant entraîné la fin de la guerre froide et en procédant à des réformes autodestructrices, sont eux-mêmes à l’origine de cette « diabolisation » voulue par les États-Unis et réalisée avec le concours de leurs victimes. Ivres de leur hubris et confiants dans leur victoire, les apprentis sorciers qui ont pris les rênes de l’Occident ne se rendent pas compte qu’ils mettent en danger la paix et la sécurité du monde. Mais jamais ils n’auraient pris cette voie si la Russie, après avoir mis fin à l’URSS, ne les avait pas encouragés à la prendre.
Le général Desportes, l’un des rares observateurs intelligents, honnêtes et informés de la vie politique, a indiqué dans un entretien récent l’une des clés, selon lui, d’une guerre qui ne fera sans doute que des vaincus, en rappelant le mot de Vladimir Poutine, qui, quand Madame Merkel lui demandait quelle était sa plus grande erreur, lui avait répondu : « C’est de vous avoir fait confiance. »
La leçon de Zinoviev sur la « suprasociété globale »
Les Russes ont toutes les raisons de reprocher à leurs dirigeants d’avoir contribué activement à leur déchéance. Mais, habitués à la passivité face à leurs gouvernants, ils n’ont pas réagi après leur refus de mettre fin à l’URSS dans le référendum organisé par Gorbatchev et laissé lettre morte. Ce n’est qu’après avoir subi, dans les sinistres années 90, sous la présidence de Boris Eltsine, les conséquences de cette autodestruction, qu’ils ont adoubé la politique de redressement entreprise par Vladimir Poutine.
Les résultats obtenus expliquent la popularité de ce dernier, mais, comme il l’a lui-même reconnu dans sa réponse à Madame Merkel, il n’est pas lui-même exempt de responsabilité dans l’asservissement de son pays à des puissances étrangères qui pratiquent sans scrupule le double standard.
Pour mieux comprendre la partie qui se joue actuellement entre la Russie et l’Occident par Ukraine interposée, il faut remonter à la fin de la guerre froide, marquée par la réunification de l’Allemagne et par l’autodissolution de l’URSS par son président Gorbatchev. La mort de Gorbatchev a donné lieu à un hommage discret des Européens et à un silence hostile de la part des Russes qui ne lui ont pas pardonné d’avoir trahi l’État dont il avait la charge.
Si Gorbatchev a eu le mérite de mettre fin au communisme, il a par là même détruit la puissance russe, construite par l’Union soviétique, dans l’héritage de l’empire tsariste. Dans la conscience collective russe, il a foulé aux pieds une histoire dont il était le légataire. Cette concordance a été fort bien analysée par Alexandre Zinoviev dans son livre sur La suprasociété globale et la Russie (L’Âge d’Homme, 1999). Dans sa conclusion, Zinoviev écrivait ceci :
« La trahison gorbatchévo-eltsinienne est la plus grande trahison de l’histoire de l’humanité par ses principaux paramètres, par l’importance de ses participants, par son degré de calcul et de préméditation, par son niveau social, par ses conséquences pour nombre de pays et de peuples, par son rôle dans l’évolution de l’humanité. De sorte que si on nous a volés, à nous les Russes, le droit d’être les premiers à découvrir une voie nouvelle, la voie communiste, de l’évolution sociale de l’humanité, on devrait reconnaître au moins que nous sommes les champions dans la sphère de la trahison. »
La non-application des accords de Minsk
À l’origine de cette trahison, il y a le syndrome occidental et le mirage démocratique. Dans La Russie sous l’avalanche, en 1998, Soljenitsyne décrivait l’effondrement de son pays et le délabrement d’une société livrée au pillage par les bandits au pouvoir, au nom de la démocratie. Dans ses reportages, il révélait le désespoir d’une population qui avait perdu la foi dans son avenir. Mais quelques-uns, toutefois, croyaient encore à l’arrivée d’un homme providentiel qui sauverait la Russie.
Quand Vladimir Poutine a pris le pouvoir et a mis au pas les oligarques, en rendant à l’État sa souveraineté, il s’est identifié à ce sauveur qui restituait à la Russie son histoire et sa mémoire. Et cela éclaire le soutien de sa population dans une guerre qui ne dit pas son nom et dont le peuple russe est appelé à souffrir dans sa chair et dans son âme.
C’est pourquoi, la russophobie, qui associe dans une même diabolisation les Russes et leur président, n’a pas totalement tort. Face à une croisade qui rappelle aux Russes d’autres croisades qu’ils ont vaincues par leur héroïsme et leur abnégation, le peuple est uni à son tsar. Mais il y a une différence entre des guerres patriotiques et l’invasion d’un pays frère, accusé de trahison.
Et si on en est arrivé là, c’est parce que Vladimir Poutine s’est trompé autant sur une Ukraine qu’il croyait inféodée que sur une Europe qui n’a jamais voulu appliquer les « accords de Minsk », destinés à résoudre pacifiquement le conflit entre le gouvernement de Kiev et les républiques séparatistes. Et s’il a commis cette erreur, c’est bien parce qu’en dépit de ses dires, il continuait, dans ses relations avec l’« Occident collectif » à faire confiance à des ennemis qu’il prenait pour des partenaires.
Les dangers d’une guerre qui jusqu’au bout n’aura pas dit son nom
En appelant cette invasion une « opération spéciale », Vladimir Poutine était sans doute conscient de l’impossibilité de faire la guerre, une vraie guerre, une guerre totale, à l’Ukraine, coupable de pactiser avec l’Occident.
Clausewitz avait pourtant mis en garde contre le danger de faire une guerre sans vouloir la faire, puisque la guerre n’est jamais que la continuation de la politique par d’autres moyens. L’armée russe, obligée de guerroyer non pour défendre son pays, mais pour agresser un autre pays, quelles que soient les raisons de le faire, constate aujourd’hui la justesse de cet avertissement. Entre une paix honteuse et l’escalade nucléaire les dés sont à présent jetés et la Russie, l’Europe et le monde sont en face d’un avenir incertain. Les stratèges de l’Otan, qui ont provoqué cette guerre pour maintenir l’existence de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord, pourraient s’en mordre les doigts.
Et il ne servira rien de crier pour se laver de leur responsabilité : « C’est la faute à Poutine ! »
© Photo : Alexanderstock23 / shutterstock. Riga, Lettonie, 21 mai 2022. Une caricature de Vladimir Poutine en face de l’ambassade de Russie à Riga.