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Sandrine Rousseau

Ce que la crise écologique doit aux femmes: réfutation de Sandrine Rousseau

Sandrine Rousseau publie une brochure introduisant le concept d’« androcène ». Pour elle, les hommes sont les principaux responsables de la crise écologique. Exploitation de la nature, capitalisme, colonialisme, guerres, etc., sont des produits de la domination masculine. Guillaume Travers, auteur de nombreux articles consacrés à l’écologie dans Éléments, est aussi le traducteur d’un livre de Werner Sombart, "Amour, luxe et capitalisme", qui ouvre des perspectives radicalement différentes. Si la crise écologique a une origine sexuée, celle-ci est bien davantage à rechercher… chez les femmes.

ÉLÉMENTS : Y a-t-il un sens à s’interroger sur la nature « féminine » ou « masculine » de la crise écologique ?

GUILLAUME TRAVERS. Il serait absurde de vouloir trouver un coupable unique à la crise écologique ou aux dégâts causés par le capitalisme. Néanmoins, dans l’histoire des idées, quantité d’auteurs se sont interrogés pour savoir si la modernité – et les crises qui lui sont associées – est d’essence « féminine » ou « masculine ». En ce sens, le débat est légitime. Il a déjà un premier mérite : celui de rappeler qu’il existe des valeurs masculines distinctes de valeurs féminines. Tous les auteurs classiques le savaient, mais il est étonnant de voir Sandrine Rousseau l’admettre.

ÉLÉMENTS : La crise écologique est-elle donc masculine ?

GUILLAUME TRAVERS. Une première remarque : beaucoup de féministes expliquent que, depuis des temps parfois préhistoriques jusqu’à l’époque moderne, les femmes ont été tenues dans un état d’infériorité. Or, ces périodes prémodernes n’ont connu ni le capitalisme ni l’exploitation systématique de la nature. À l’inverse, l’essor du féminisme, à partir du XVIIIe siècle, coïncide avec celui du capitalisme, et avec l’accélération de la dévastation des environnements naturels. Si la chronologie la plus simple nous enseigne quelque chose, c’est exactement l’inverse de ce que prétend Sandrine Rousseau.

ÉLÉMENTS : Est-ce là une simple coïncidence ?

GUILLAUME TRAVERS. On peut, avec Werner Sombart, penser que non. Selon lui, le capitalisme trouve, pour partie, son origine dans un changement des relations hommes-femmes, qui voit la femme prendre de plus en plus d’importance au fil des siècles. Historiquement, les dépenses somptuaires de consommation naissent dans les cours papales et princières, autour de ces femmes que sont les courtisanes. Si les princes multiplient les demeures, les châteaux, des fêtes, les dépenses de luxe, c’est pour le bon plaisir de ces dames – parce qu’elles ont acquis un pouvoir sur eux qu’elles n’avaient pas à des époques plus reculées. Pour satisfaire ces désirs de consommation, des circuits de production et d’échange de plus en plus étendus, de plus en plus massifs, se mettent en place. Sombart le montre sans ambiguïtés, à l’aide de statistiques irréfutables : les premiers biens de consommation à avoir été produits de manière capitaliste sont des biens de luxe destinés aux femmes : tissues et soieries, éléments d’ameublement intérieur, etc. Dans une large mesure, la même chose vaut pour les marchandises exploitées de manière capitaliste dans les colonies, à commencer par le sucre, dont la consommation est majoritairement féminine (et reste féminine de nos jours).

ÉLÉMENTS : Est-ce donc la consommation qui est féminine ?

GUILLAUME TRAVERS. On peut le montrer de multiples manières. Là où les domaines politiques ou religieux sont traditionnellement dominés par l’élément masculin, le domaine économique est davantage féminin : c’est celui du foyer, de la consommation. Tant que les domaines politiques et religieux occupaient une position première, la consommation restait secondaire. À l’inverse, l’affaiblissement de ces deux domaines coïncide très exactement avec l’essor de la « sphère économique », du marché, du capitalisme, etc. Sandrine Rousseau nous dit « le patriarcat a créé le capitalisme » ; c’est exactement l’inverse. Tant que l’on a affirmé la supériorité de certains « pères », soit dans le domaine politique, soit dans le domaine religieux, la sphère marchande a été contenue, car elle était subordonnée à autre chose. L’essor de l’économie est l’essor du domaine classiquement féminin.

ÉLÉMENTS : Qu’en est-il de nos jours ?

GUILLAUME TRAVERS. Si la crise écologique est liée à la surconsommation, au gaspillage, au court-termisme, aux modes trop rapides, aux injonctions publicitaires, alors la nature féminine de la société de consommation ne laisse aucun doute. Quelques chiffres : les femmes ont en moyenne 17 paires de chaussures, contre 8 pour les hommes ; les consommations de mode par les femmes sont en moyenne le double de celles des hommes ; les hommes renouvellent leur garde-robe moins fréquemment que les femmes ; si les deux sexes font du « shopping », 50 % des hommes considèrent ce moment comme désagréable, là où le pourcentage est bien plus faible chez les femmes. On pourrait poursuivre longuement.

ÉLÉMENTS : Sandrine Rousseau associe encore les hommes au colonialisme. Qu’en penser ?

GUILLAUME TRAVERS. Écoutons encore Sombart : que l’on parle du coton ou du sucre – deux denrées qui ont dominé le commerce colonial et justifié la traite négrière –, leur consommation était essentiellement féminine. Parlant du commerce triangulaire, Sombart a cette phrase qui ne plaira guère à Sandrine Rousseau : « Que les petites demoiselles de Paris et de Londres aient pu mettre sur pied cette gigantesque armée noire pour satisfaire leurs caprices est une idée qui ne manque pas d’intriguer. »

ÉLÉMENTS : Un dernier mot ? 

GUILLAUME TRAVERS. Sandrine Rousseau pense en termes de guerre des sexes. Elle veut un coupable, et désigne les hommes. Cette approche me semble fondamentalement insensée, de même qu’il serait insensé de désigner « les femmes ». En revanche, avec Werner Sombart, je crois que le grand changement moderne, qui a produit à la fois le capitalisme et la crise écologique, est avant tout un changement de mentalités : si nous avons pu exploiter la nature jusqu’à la dévaster, c’est parce que notre vision du monde, nos valeurs, ont été transmutées. S’agissant des valeurs modernes, elles sont, par bien des aspects, davantage féminines que masculines. Ce qui ne veut pas dire, du tout, que le capitalisme ait été mené ou dominé par des femmes. Des hommes y ont évidemment joué un rôle central, mais on peut affirmer qu’ils étaient eux-mêmes portés par des valeurs davantage féminines que leurs ancêtres. On pourrait aisément franchir un dernier pas et décrire la modernité comme une féminisation généralisée, y compris des hommes. La question de savoir si telle décision fut prise par un homme ou une femme n’a aucune importance ; on peut en revanche penser que la féminisation des valeurs est un fait majeur à analyser.

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