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CBD : la France accro au bien-être (2/2)

CBD : la France accro au bien-être (2/2)

Malgré ses vapeurs nauséabondes, le salon du CBD (cannabidiol), qui se tient porte de Versailles, ne sent pas le soufre. Sous mille déclinaisons, VRP, charcutiers et brasseurs nous promettent le bonheur sans ordonnance. Qu’il est loin le temps où les paradis artificiels devaient mener à la révolution. A l’ère du vide, le culte du bien-être facilite la domestication des masses. Reportage (2ème partie).

Au salon du CBD, la marchandise provient de contrées moins dépaysantes : Suisse, Italie, Pays-Bas… Si le made in France y est rarissime, la responsabilité en revient à notre législation très tatillonne. A tort ou à raison, l’Etat maintient la filière française dans une situation paradoxale. « La France est le premier producteur d’Europe de chanvre, essentiellement pour un usage industriel. 95% du CBD vendu est importé », déplore Charles Morel. Qu’il s’agisse de cultures en extérieur (outdoor), en hangar (indoor) ou sous serres (greenhouse), les producteurs hexagonaux répètent ad nauseam que la législation française les handicape. Les variétés de chanvre permises dans l’hexagone – contre quarante dans l’U.E – ne sont pas nécessairement les plus pauvres en THC. Allez comprendre…

Fume, c’est du suisse !

Bilan des courses, « les Suisses sont clairement leaders » de la culture et de l’extraction, clame Mélanie. En vaporisation ou en infusion, le CBD n’est jamais aussi actif qu’attaché à un corps gras. Une marque telle que High society le décline à l’envi : vapoteuse, huile détente (pour humains, chiens et chats !), eau, chocolat, miel, « sauchichon » pur porc ou « beurre de Marrakech ». Un menu inclusif et œcuménique, sinon vegan, tel que la mairie de Grenoble en rêverait. 

Sésame, ouvre-toi ! Les Ali Baba du marketing ont pensé à tout. A chaque produit sa cible. Les huiles et cosmétiques s’adressent à la confrérie des anxieux et insomniaques, tous sexes confondus. Aux « hommes entre 28 et 50 ans qui cherchent une alternative au cannabis illégal », Mélanie conseille les fleurs de CBD. Même odeur et même saveur, l’effet psychotrope en moins. Dans un pays gangrené par l’herbe et la résine, leurs ersatz a un marché pléthorique devant lui.

Au milieu des marchands du temple, Baptiste promène ses allures de christ pasolinien devant le stand de sa société Third eye. Il faut l’entendre raconter ses tribulations avec une foi indéracinable dans les vertus du cannabis sur « le corps, l’esprit et l’âme ». Sa vie a débuté comme une chanson de Serge Lama : « Quand j’étais jeune, ma mère travaillant dans les avions, je me retrouvais seul plusieurs jours par semaine livré à moi-même. Elle prenait des antidépresseurs et j’avais l’intuition que ce n’était pas la meilleure chose à faire.» A 15 ans, il découvre le cannabis, en consomme pour lutter contre la dépression avant d’en cultiver deux ans plus tard. La suite ressemble à l’itinéraire d’un hippie des années 60, Internet en sus : voyage initiatique en Inde à travers l’Himalaya, Ibiza, le Portugal puis la création de sa société Third eye avec un autre mordu. Son credo tient en une formule aux accents New Age : « L’approche holistique est un chemin de vie ». Que les nostalgiques de l’Ordre du Temple solaire douchent leurs espoirs, Baptiste n’appelle pas au suicide collectif mais au retour à la terre. En prohibant le cannabis, « l’homme s’est coupé de la chaîne élémentaire, des effets de la biomasse que les animaux consommaient. Quand on mangeait des laitages ou des animaux, on prenait indirectement du CBD mais les lobbys du coton, du pétrole, du plastique et du tabac ont obtenu l’interdiction du cannabis », prétend le quasi-chamane. Belle histoire à dormir debout, d’après le Professeur Costentin. Pour cet expert, « le CBD a peut-être un effet apaisant au-delà de l’effet placebo, mais il n’est même pas avéré que le cannabidiol aide au sevrage du cannabis. » Qu’importe, Baptiste a plus d’un tour dans son sac de chanvre. Quoique sincèrement passionné, il avance un argument valant son pesant de cellulite : « Mon fournisseur a un brevet sur une formule de cannabinoïde à base de THCV [Ndlr : une autre composante du cannabis, non-interdite en France] contre l’obésité. » Sachant faire l’article, l’herboriste importe sa matière première des Pays-Bas « sans impatience ni appât du gain », ce qui est censé démultiplier les bienfaits de cette « plante extrêmement réceptive à l’intention ». Si Nicolas le Jardinier cultivait son jardin, Baptiste Lecordier ouvre grand ses chakras.

A quelques pas de là, Playboy écoule sa gamme d’huiles sublinguales helvétiques « premium et lifestyle ». Fume, c’est du suisse ! Blague scabreuse à part, Baptiste nous rappelle à l’ordre : mieux vaut éviter le calumet de la paix, la combustion polluant les bronches.

Traiter l’anxiété par la chimie

C’est à ce genre de détail que se révèle l’ambivalence du CBD. Jouant sur plusieurs registres, l’essor de la drogue du bien-être représente la version homéopathique de ce que Peter Sloterdijk nomme le « droit à la syncope ». Dans un essai ardu1, le philosophe de Karlsruhe voit dans la première opération mondiale pratiquée sous anesthésie le 16 octobre 1846 à Boston une « Bonne nouvelle sécularisée ». Cent cinquante ans plus tard, le marché du CBD marque le triomphe de l’hygiénisme comme dernière utopie universelle. Par la grâce du libre-échange, l’homo dolens est cordialement invité à ne plus prendre son mal en patience. Dès les années 1960, un Américain sur quatre ingérait régulièrement des tranquillisants2 pour son bien-être corporel et psychique. En plein festival de Woodstock, une grande partie de la vieille bourgeoisie américaine traitait déjà son anxiété par la chimie.

Une fois de plus, le capitalisme a eu le génie de récupérer et d’assimiler sa propre contestation. In fine, le ferment prétendument subversif des drogues a accouché de souris de laboratoire capables « de supporter avec un peu moins d’anxiété [leur] austère routine quotidienne »3. Loin de provoquer la moindre étincelle révolutionnaire, les anxiolytiques en tous genres constituent un extraordinaire instrument de domestication des masses. Ennemi du changement social, le « syndrome du bien-être »4 nous conforte dans l’illusion que « l’infléchissement de notre existence ne dépend que de notre bon vouloir, même lorsque les circonstances extérieures semblent jouer contre nous »5. Au risque de nous plonger dans des abîmes d’angoisse. A mesure que le culte d’une vie heureuse et en bonne santé devient l’horizon indépassable de l’Occident, le dernier homme se mue en « nihiliste passif » (Simon Crichtley). Onaniste replié sur lui-même, adepte du développement personnel, l’antihéros houellebecquien entend choisir sa fin, sa convention obsèques et le rituel qui présidera à sa crémation. Aide-toi, le CBD t’aidera !

1 – Peter Sloterdjik, Tu dois changer ta vie, Libella Maren Sell, 2011.

2 – Ibid

3 – Theodore Roszak, Naissance d’une contre-culture, La lenteur, 2021.

4 – André Spicer et Carl Cederström, Le syndrome du bien-être, L’échappée, 2016.

5 – Ibid

1e partie : CBD : la France accro au bien-être (1/2)

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