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Carnet de bord d’un néo-urgentiste au temps du coronavirus #11 : la colère d’une infirmière devant le manque de moyens de l’hôpital

Membre de la rédaction d’Éléments depuis plus de vingt ans, le docteur François Delussis est neurologue dans un hôpital de la région Rhône-Alpes. En direct des urgences, il nous livre son carnet de bord quotidien et rend hommage au professeur Rémy, décédé du Covid.

Lundi 13 avril

Depuis vendredi, plusieurs patients ont pu sortir de réanimation, sans pour autant être remplacés, et aux urgences, nous sommes passés à 10-15 suspicions Covid par jour, au lieu du double il y a deux semaines. Une décrue se profile, mais il est encore trop tôt pour la confirmer ; les week-ends sont souvent trompeurs.

Une infirmière, de retour dans le service de médecine conventionnel, après avoir été affectée 15 jours à un « secteur Covid », ne décolère pas devant le manque de matériel, à la seule et unique « charlotte » qu’elle devait garder la journée entière, aux masques qu’il n’était pas possible de changer aussi souvent qu’il l’aurait fallu (ils ne sont plus efficaces au bout de quatre heures, et elle n’en avait que deux pour une journée de 12 heures).

Problème d’autant plus épineux que beaucoup de ses patients sont âgés, avec des troubles de mémoire ou du comportement les empêchant de bien respecter les règles : bien souvent, ils retirent leurs masques, toussent sans précaution, certains même ne parviennent pas à rester dans leur chambre.

Hommage au professeur Rémy

J’apprends le décès du professeur Rémy, dans les Hauts de France, qui au début des années 1990, alors que j’hésitais entre plusieurs spécialités, avait joué dans mon orientation un rôle décisif. Vraisemblablement décédé du Covid, bien qu’il n’ait pas été testé, au vu des symptômes que me relate son épouse. Il était resté selon son souhait à domicile, pour « ne pas encombrer les urgences ». Je me souviens de sa carrure massive, de sa diction particulière (il insistait sur toutes les liaisons), de ses colères impressionnantes (jusqu’à éparpiller un dossier mal tenu sur le sol), et de la cigarette qui ne le quittait jamais (sauf avant d’entrer dans une chambre, où il la laissait dans le cendrier que portait la surveillante du service ; c’était un autre temps). À l’époque, la neurologie était le parent pauvre de la médecine, avec très peu de traitements actifs et des pathologies d’autant plus redoutables. Depuis lors, les choses ont un peu changé, notamment pour l’AVC avec l’apparition de techniques permettant de dissoudre voire de retirer le caillot précocement, ou la sclérose en plaques qui a vu arriver un grand nombre de traitements changeant son profil évolutif, mais c’est une spécialité qui n’en est pas moins toujours considérée comme « ingrate ».

Sous ses dehors particulièrement rugueux, ce professeur de médecine à l’ancienne m’avait appris que soigner ne signifie pas nécessairement guérir, que le degré d’attention que l’on doit avoir pour un patient ne dépend pas uniquement des possibilités thérapeutiques que sa pathologie nous offre, que les maladies incurables, ou prétendues telles, avaient d’autant plus besoin de praticiens. Je me souviens qu’il surprenait beaucoup par ses excellents résultats dans le cadre de l’épilepsie. Alors même qu’il n’utilisait que des médicaments classiques, et même parfois un peu dépassés, et que ses confrères usaient volontiers des médications les plus réputées du moment, son taux de guérison était bien meilleur. Il m’en donna un jour le secret : il passait deux fois plus de temps avec ses patients, sa consultation pouvait durer près de trois-quarts d’heure, quand dix minutes suffisaient à ses confrères. Ce n’était pas pour autant un adepte des techniques parallèles, des passes magiques et autres décoctions fantaisistes, juste quelqu’un qui avait compris que dans certains cas, la chimie peut être nécessaire sans pour autant être suffisante.

Carnet de bord d’un néo-urgentiste
• Lundi 30 mars et Mardi 31 mars – Coronavirus #1
• Mercredi 1 avril – Coronavirus #2 : la tension monte à l’hôpital
• Jeudi 2 avril – Coronavirus #3 : le manque de place l’oblige à des choix draconiens
• Vendredi 3 avril – Coronavirus #4 : « Dans mon hôpital, 43 travailleurs médicaux sont infectés par le virus. »
• Samedi 4 avril – dimanche 5 avril – Coronavirus #5 : vols de masques à l’hôpital
• Lundi 6 avril – Coronavirus #6 : Beaucoup d’entre nous « pensent Covid », « mangent Covid », « dorment Covid »
• Mardi 7 avril – Coronavirus #7 : Aujourd’hui, on a reçu un dessin d’une fillette de 8 ans pour nous remercier d’avoir « sauvé son papa »
• Mercredi 8 avril – Coronavirus #8 : affecté au «secteur Covid» des urgences, avec des patients agités et récalcitrants
• Jeudi 9 avril – Coronavirus #9 : aux urgences, une nette recrudescence des motifs psychiatriques
• Vendredi 10 avril – Coronavirus #10 : l’hôpital administre l’hydroxychloroquine après discussion collégiale

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