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Carnet de bord d’un néo-urgentiste au temps du coronavirus #1

Le docteur François Delussis est neurologue dans un hôpital de la région Rhône-Alpes et membre de la rédaction d’Éléments depuis plus de vingt ans, sous pseudonyme. Il nous livre son carnet de bord quotidien. En direct des urgences.

Lundi 30 mars

Retour aux urgences, ce qui à vrai dire ne m’était pas arrivé depuis une vingtaine d’années. Dans cet hôpital général d’environ 400 lits de la région Rhône-Alpes, les médecins spécialistes sont en renfort des urgentistes pour l’accueil des patients depuis mi-mars. Bien entendu chacun sait traiter « ses » urgences : l’AVC pour le neurologue, l’infarctus du myocarde pour le cardiologue, etc., mais reprendre du service pour n’importe quelle pathologie est inédit… Au fil des jours, nous pouvons être affectés à la filière des patients suspectés d’être atteints par le Covid-19, ou à celle de patients venant pour d’autres motifs. Le tri s’effectue à l’extérieur de l’hôpital dans une sorte de poste avancé, et les parcours sont ensuite bien distincts. Il en est de même pour les services, certains étant étiquetés « Covid », d’autres non. La question étant bien de savoir s’ils resteront étanches.

Sur le week-end, de nouvelles entrées ont porté le nombre de patients Covid-19 à 50 en secteur médical standard et à 30 en réanimation. Habituellement, il y a 14 lits de réanimation dans l’établissement. Nous sommes passés à 43 lits en transformant des unités, et surtout, en formant de manière accélérée des personnels non affectés d’ordinaire à la « réa ». C’est bien en cela que cette situation peut être comparée à une guerre : tout le monde au front, où se côtoient l’armée de métier et les recrues civiles, les expérimentés comme ceux qui ne le sont pas.

Sur la route vers l’hôpital, Marine Le Pen assure sur France Info qu’avec des masques pour chacun, le confinement aurait été en quelque sorte individuel, ce qui aurait permis d’éviter le confinement généralisé… Sauf que le virus reste un certain temps présent sur les surfaces que l’on touche, et le masque ne protège guère que de la contamination interpersonnelle, laquelle disparaît si l’on reste à au moins un mètre les uns des autres. Dans un certain nombre de situations, donc, le masque ne suffit pas. Toucher une boîte de conserve, puis toucher son visage est possiblement contaminant. C’est le lavage des mains qui est le plus important, et la sortie la plus limitée possible de chez soi.

L’interne du service est revenu ce matin. Contaminé avec certains de ses collègues juste avant le confinement, il n’a plus désormais de symptômes particuliers ; si ce n’est une perte totale du goût qui ne semble pas régresser. Il nous raconte ses journées passées à tousser par quintes exténuantes et sa crainte quotidienne de l’essoufflement qui l’aurait conduit à son tour aux urgences. Il est de garde ce soir.

Un poster a été placardé dans un couloir, pour recenser des phrases de soutien au personnel soignant, collectées sur les réseaux sociaux. Depuis ce week-end, un gros « Macron, démission ! » les barre en diagonale, en majuscules et au marqueur indélébile. En dessous, quelqu’un d’autre a rajouté : « Quel rapport ? »

Une famille entière s’est présentée en début d’après-midi : deux filles de dix et douze ans, leurs parents, et leur grand-mère. Tous les cinq avec de la toux et une forte fièvre. Tous les cinq en grande discussion pour savoir qui est le fautif ayant contaminé les autres… Les résultats des tests seront pour demain soir, mais la positivité est vraisemblable. En attendant, le père et la grand-mère ont besoin d’oxygène et doivent rester, les trois autres peuvent rentrer. La dispute bruyante laisse place aux dernières embrassades, avant la longue séparation qui s’annonce. La mère des enfants me confie gênée que ce sera peut-être mieux comme ça, qu’ils auront ainsi plus de place dans le petit appartement devenu invivable.

Les livraisons de masques doivent arriver entre demain et jeudi, après quoi il nous en manquera pour certains secteurs. Depuis le début, ils sont toujours arrivés à temps, mais à chaque fois in extremis, la veille d’une pénurie. Cette attente hebdomadaire reste angoissante pour tous.

Mardi 31 mars

Vingt nouveaux cas de patients suspectés entrés depuis hier soir. Les bâches de protection commencent à faire leur apparition au sein de chaque service pour délimiter un secteur de patients infectés, ceux que les services d’infectieux et de pneumologie, saturés, ne peuvent plus accueillir.

Deux infirmières, les mains rouges et craquelées à force de les laver plusieurs fois par heure, comparent leurs « mains de film d’horreur ».

Un collègue réanimateur m’apprend que cela fait quatre jours très exactement que Sibeth Ndiaye, la porte-parole du gouvernement, n’a pas proféré de bêtises (il est vrai que cela fait quatre jours qu’elle n’a pas pris la parole). On a les décomptes qu’on peut. Tout ce qui peut aider à prendre de la distance avec d’autres chiffres est bon à prendre – en France 418 décès imputés au Covid-19 pour la journée d’hier, un record.

Pas de masques reçus ce jour, mais les stocks nous permettent de tenir jusqu’à jeudi inclus.

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