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Bruno Lafourcade, un Cosaque contre les Cosette et les beurettes

Son matériau, c’est l’homme, sa bêtise, ses métamorphoses, ses métastases. Serial chroniqueur, puncheur d’exception, moraliste contrarié, historien des mentalités à sa manière, Bruno Lafourcade publie aux éditions de la Nouvelle Librairie un recueil de chroniques ciselées, effilées, tranchantes, « Les Cosaques & le Saint-Esprit » – véritable phénoménologie de la connerie contemporaine.

ÉLÉMENTS : Le dernier Pasolini a parlé d’une « mutation anthropologique » pour qualifier notre époque. Les Cosaques & le Saint-Esprit la décrivent. Au fond, vous êtes l’anthropologue d’une nouvelle espèce. Laquelle ?

BRUNO LAFOURCADE. On pourrait l’appeler les freaks, comme dans le film de Tod Browning. Il n’est qu’à marcher cinq minutes dans une rue de n’importe quelle ville française pour la voir défiler, la monstrueuse parade : elle n’a rien à envier aux hommes-troncs, aux femmes à barbe et aux filles sans bras de Browning.

Monstrueuse, l’espèce l’est par « croisement », par « hybridité » : comme on parle de « voitures hybrides » disposant de deux sources d’énergie opposées, thermique et électrique, on pourrait parler d’une humanité hybride soumise à deux influences conflictuelles, africaine et américaine. Ce conflit intérieur entre le boubou et les Chicago Bulls fait défiler sans intermittence le spectacle permanent des Nigérianes blondes, des blondes rastas, des Suédoises en sarouel et des trentenaires moulés dans des tee-shirts Hello Kitty d’une virilité de majorettes. Un hybride veut tout sans rien choisir, il emprunte à tous sans être personne. Dans le livre, je crois que je le décris dans un texte intitulé « Le camembert de Singapour ».

Si tant de gens ont la nostalgie de certains acteurs, c’est que tout dans les corps de Gabin ou de Ventura niait l’hybridité.

Bien entendu, la monstruosité physique est la cause ou l’effet de la monstruosité morale : les freaks sont les premiers à dire sans parfois le penser que leur corps leur appartient, et à penser sans jamais le dire que celui des autres est une marchandise. Les nouveaux monstres, aujourd’hui, défilent simultanément pour leur fierté et la GPA.

ÉLÉMENTS : Vous êtes comme un chercheur d’or, sauf que vous cherchez des cons. Quel est le plus gros filon que vous avez trouvé ?

BRUNO LAFOURCADE. Le plus prometteur n’est peut-être pas le plus spectaculaire ; sa prolifération le rend même anodin : c’est l’hyper-démocrate – le dernier stade du démocrate, son cousin prognathe ; il bave un peu, on devine qu’on a mal soigné ses végétations.

Cet arriéré considère que son avis compte : dans l’hyper-démocratie, chacun est l’égal de tous. Il ne comprend pas la hiérarchie, il se voit comme l’interlocuteur légitime des plus grands savants, des plus grands artistes, des plus grands mystiques ; littéral et anachronique en permanence, l’hyper-démocrate a un problème de perspective : il ne voit pas qu’il est minuscule et se croit l’égal des géants. Il règne par exemple sur des sites « littéraires », où il bavarde et pécuchère sur Sénèque ou Flaubert.

« Le plus grand danger auquel on expose nos enfants par ce genre de lecture, écrivait par exemple une certaine “popie21”, sur Babelio, à propos de La Princesse de Clèves, c’est de leur confirmer que les livres sont un truc chiant et soporifique, uniquement destinés aux adultes vieillissants qui n’ont aucune idée de leur vie à eux et de ce qui est vraiment kiffant dans la life. »

Bien entendu, cette dame qui regrette que Madame de La Fayette ait ignoré ce qui est kiffant dans la life tient beaucoup à ce que l’on sache qu’elle est féministe.

ÉLÉMENTS : Vous vous placez sous les auspices du flamboyant Léon Bloy. De laquelle, parmi toutes ses incarnations, vous sentez-vous le plus proche ? De l’auteur de L’exégèse des lieux communs, de l’« entrepreneur de démolitions », du Désespéré, du Léon Bloy devant les cochons, sans parler du Mendiant ingrat ?

BRUNO LAFOURCADE. On aime le pamphlétaire, chez Bloy, quand on a vingt ans : tout ce qui est tonitruant nous plaît. Aujourd’hui, j’ai tendance à penser que la colère, en littérature, peut être une limite. Il n’y a rien comme le pamphlet pour tuer un romancier, par exemple. Je le dis d’autant plus facilement que mes livres s’apparentent souvent à des pamphlets. Un roman doit être un fleuve ou une rivière, pas un torrent. Je trouve que le romancier, chez Bloy, est diminué par ses rugissements.

En vieillissant, j’ai appris à aimer l’auteur du journal inédit, que l’Âge d’homme avait publié en quatre volumes dans sa version intégrale. Le vrai Marchenoir, on le trouve moins dans Le Désespéré que dans le journal : Bloy y est sans fards, avec ses angoisses, ses doutes, ses malheurs. Les journaux d’ailleurs m’intéressent souvent plus que les romans, précisément parce que les auteurs, même quand leurs journaux sont écrits pour être publiés, y jouent moins aux hommes de lettres. C’est la vie sans pose, le je sans jeu. Il est très rare de lire des écrivains qui ne jouent pas à l’être.

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