Je ne voudrais pas être dans la peau d’un « No border » en ce moment. Tout doit la meurtrir, l’écorcher, l’irriter. Déjà la notion même de peau, première des frontières. En plus, elles sont blanches, jaunes, noires. Pouah ! Partout les frontières se referment, partout les ténèbres. Claquemuré, le monde se couvre de barrières. Le cau-che-mar du « No border » est en passe de se réaliser ! Impossible pour lui d’ouvrir son poste sans attraper une crise d’urticaire idéologique. Le coronavirus est idiomatiquement souverainiste, au garde-à-vous devant le douanier qui aboie des ordres menaçants. Gestes barrières, aïe ! Distanciation sociale, ouille ! Fermeture des frontières, aïe aïe ouille ! Pour le « No border », le monde entier est un cactus, comme dans la chanson de Jacques Dutronc. Ne lui reste plus qu’à retourner chez lui, mais chez lui c’est partout, et partout c’est nulle part. Jamais l’insuffisance pulmonaire de sa vision du monde n’a semblé aussi criante.
Sous toutes les latitudes et longitudes, l’heure est au Covid-19, nuit et jour. C’est la coronaviralisation du monde sur fond de fermeture à double tour et de traque sanitaire aux agents infectieux. En un mois à peine, le registre sémantique du « repli sur soi » s’est prodigieusement enrichi. Les locutions populistes et les syntagmes prophylactiques fleurissent à tout bout de champ. Pour le coup, la langue, du moins pour les délicates oreilles antifascistes, est devenue fasciste, comme le proclamait le premier Barthes qu’un rien épouvantait : barrière de confinement physique, dépistage aux frontières, contact non étroit, masque de protection, indépendance nationale, circulation encadrée, quarantaine, isolement, démondialisation, etc. On écarte de ce champ le recyclage de la novlangue « corporate » qui permet aux mongoliens télétravaillant sur leur canapé de continuer à jouer au Bourgeois gentilhomme : l’apéro-skype, le clapping à 20 heures.
Home, sweet home
Fini le bougisme, adieu l’accueil de l’Autre, porté disparu le nomadisme. Tous assignés à résidence. Le confinement, c’est ironiquement le retour de la sainte triade maréchaliste dans une variante que les historiens n’avaient pas envisagée, chômage partiel oblige : Loisir, famille, patrie ! Tout ce qui hier était prescrit est aujourd’hui proscrit, tout ce qui était proscrit est prescrit. Le vivre ensemble n’est plus qu’un gros mot infectieux. L’ouverture à l’autre ? Une incitation malfaisante à la contamination. Partout la remigration forcée : chacun retourne chez soi, même les « anywhere », obligés de se glisser à contrecœur dans la peau des « somewhere ». Home, sweet home ? Les nations, qui étaient pareilles à ce que ce clown triste de Houellebecq a dit un jour de la France – « un hôtel, pas plus » –, sont redevenues centrales. L’histoire a de ces retournements !
Le monde s’est brutalement refermé moyennant un double mouvement de confinement, en direction de l’espace domestique et de l’espace national : le « chez soi » et le « chez nous ». Fussent-ils vieux jeu, ce sont les deux niveaux de pertinence et de décision plébiscités à peu près partout. Rien de surprenant : c’est là où les solidarités se nouent qu’elles s’avèrent les plus agissantes. Le foyer et le pays délimitent à leur niveau la frontière : le dedans et le dehors, l’ici et l’ailleurs, qui jouent chacun à leur manière la dialectique du Même et de l’Autre, de l’identité et de l’altérité (jamais l’une sans l’autre). L’espace privé est le cadre de la propriété domestique, l’espace public celui de la souveraineté nationale. Inclusion à l’intérieur, exclusion à l’extérieur. Dans le cas d’espèce pandémique qui nous occupe, la frontière est même la première ligne de défense immunitaire. Elle fonctionne comme un barrage filtrant. Les pays qui ont le mieux résisté à la contamination sont ceux qui ont instauré les premiers des contrôles étroits à leurs frontières.
Les hoquets de la pensée perroquet
Une fois de plus, les frontières ont résisté à leur effacement programmé. De tous les mythes universalistes, c’était pourtant le plus tenace. L’humanité avait vocation à célébrer son unité perdue et hâter la venue d’une altérité radicale. Ne restait plus qu’à ouvrir les frontières – ou les repousser plus loin. Dans ce schéma, la seule identité concevable n’était pas même relative, mais négative. C’était l’identité de l’absence d’identité, comme lieu vide, vidé du lieu. Un désert en somme. Tel raisonnait le prêt-à-penser contemporain, chez les journalistes, les politiques, les universitaires. La pensée perroquet. Écouter l’un, c’était l’entendre répéter l’autre.
Tapez sur un moteur de recherche « sans frontière », vous verrez que tous les corps de métier s’y sont essayés. Les gynécologues sans frontière, les semences sans frontière, les ingénieurs sans frontière, les lévriers sans frontière, les radiothérapeutes, les opticiens, les avocats, etc. Des centaines et des centaines d’occurrences, rien qu’en France. Si tout cela ne dessine pas un horizon religieux – le sans-frontiérisme, le sans-papiérisme, le sans-discriminationisme –, c’est à n’y rien comprendre. Le sans-frontiérisme concentrait la croyance des élites. C’est ou c’était le nouvel horizon de l’humanité : l’humanité sans horizon. Le lointain, pas le prochain, sous l’œil attendri de Big Other, le Grand Autre, le Tout Autre.
On n’interroge guère ce refus de l’identité dans ses conséquences ultimes. De quoi est-il le nom, ce déni ? Ne cache-t-il pas derrière la rhétorique surjouée et divertissante de l’ouverture un désir de disparition, d’effacement, d’anéantissement, qui affleure dans les œuvres de Maurice Blanchot et de Michel Foucault, le maître secret de la déconstruction et son disciple le plus connu ? Il serait alors refus de la condition humaine, désir d’exhominisation, visible dans le transhumanisme (refus de la frontière entre l’homme et la machine), la théorie du genre (refus de la frontière entre l’homme et la femme), l’antispécisme (refus de la frontière entre l’homme et l’animal). C’est la question mortifère du nihilisme contemporain : pourquoi n’y a-t-il rien plutôt que quelque chose, pourquoi cette extinction du désir, ce renoncement de soi à soi ?
Un monde de migrants et d’errants
Comment interpréter autrement, et sous quel signe obscur, cette horreur d’être, cette horreur de l’Être, de l’étant pour l’Être. Nul plus que Michel Foucault n’en a été le siège, lui qui voulait vivre en « hétéropie », selon le néologisme qu’il a forgé, c’est-à-dire dans des « lieux autres » (Foucault parlera d’« espaces autres », encore plus diffus, encore moins assignables à une toponymie précise). Quels sont ces lieux de l’hétéropie ? Ce sont des lieux situés à l’intérieur d’une société, mais qui lui sont radicalement extérieurs, étrangers, hostiles. Les cimetières, les asiles, les hospices. Par extension, les prisons, les camps, les centres de rétention. Un monde de migrants et d’errants.
Eh bien, ce monde-là, qui aspirait à remplacer les murs par les ponts dans un simulacre d’altérité, a rencontré son mur invisible. Le système de croyances du gauchisme est venu s’y fracasser, en bloc : le réel de la frontière – son apocalypse virale. On fera valoir que la particularité de ce système de pensée est d’avoir depuis longtemps déserté le réel. Aussi, soyons-en sûrs, l’épidémiologie n’entamera-t-elle en rien le crédit que l’idéologie a acquis ici. Il n’empêche : le citoyen du monde est aujourd’hui aussi orphelin que possible, piégé dans un no man’s land, immense zone frontière aux dimensions d’un monde réglé par le brouillage permanent des identités. La confusion, le désordre, l’indétermination, l’entre-deux. Une chimère schizo qui n’aura pas résisté à la première pandémie venue.
Relocaliser la production, délocaliser l’humanité
Spectacle revigorant. La tour de Babel s’effondre comme un château de cartes, pour laisser place à une cartographie des risques qui obéit à la pérennité, on n’ose dire à l’intangibilité géopolitique, des frontières. Rarement et même pour ainsi dire jamais, une conscience mondialisée, à défaut d’être mondiale, n’aura émergé aussi rapidement, avec une pareille intensité, mais pour déboucher paradoxalement sur une crise sans précédent de la mondialisation. Le global s’en remet désormais au local. Il y a une ironie à voir un gauchisme déterritorialisé épouser, sur les ruines de l’atermondialisme, la cause du localisme, lui qui vit dans la prison mentale de l’utopie (étymologiquement, qui n’est d’aucun lieu). Le gauchiste n’a aucun droit de créance à faire valoir. Le monde d’avant est le sien, nonobstant ses dénégations ; celui d’après devra se faire sans lui, contre lui, malgré lui. Cela vaut pour l’ensemble de la nébuleuse gauchiste qui a déjà fait savoir par la bouche d’Attac que la gauche de la gauche devait s’emparer de la thématique du localisme pour ne pas en concéder le monopole aux droites populistes, en prenant soin de préciser que le nécessaire encadrement de la circulation des capitaux et des marchandises ne saurait s’appliquer aux personnes. Quel que soit le sujet, on retombe toujours sur les mêmes contradictions culturelles. Elles sont insurmontables, de l’ordre de la quadrature du cercle. Comment les occulter ? Comment défendre la relocalisation de la production tout en délocalisant les hommes ? Comment réguler les échanges marchands sans contrôler le déplacement des personnes, quand de surcroît celles-ci sont les vecteurs privilégiés de la contamination ? Pourquoi sanctuariser les espèces animales et refuser à l’homme un chez soi et un entre soi ? Serait-ce la haine de soi ? Alors aucun vaccin n’en viendra jamais à bout.
Illustration : © La Tour de Babel (Pieter Bruegel)
Musée Boijmans Van Beuningen, Rotterdam
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