Je me suis souvent demandé comment des écrivains aussi agréables à lire qu’Antoine Blondin ou Frédéric Beigbeder atterrissent invariablement dans le panthéon secondaire des « auteurs mineurs ». L’art étant en grande partie une entreprise masochiste dont l’idéal se situe nettement au-delà du principe de plaisir, la réponse est contenue dans la question : ce qu’on attend d’un grand auteur, au fond, c’est de passer un sale quart d’heure.
Et là, on est servi : Böszörményi n’a certes ni le démiurgisme linguistique d’un Céline, ni la fantaisie superlative d’un Lovecraft, et le monde très sui generis qu’il crée n’a pas l’originalité vintage d’un Yoknapatawpha (en un sens, c’est même tout le contraire), mais pour en baver, ça oui, on en bave. Là est même tout le prodige : plantés dans un décor qui n’est autre que celui du mode de vie mainstream qui, jusqu’à sa récente déclaration de faillite, semblait appelé par la globalisation à se généraliser sur toute la surface, sinon de la planète, du moins de son hémisphère Nord, les romans de Böszörményi réussissent néanmoins à donner cette curieuse sensation de dépaysement schizoïde, de vrai-faux réel cauchemardesque et d’enfer à ciel ouvert qui font toutes les ambiguës délices de Mort à crédit, de Barn burning ou du Procès.
Bienvenue à la Ville ! Vous êtes nouveau, n’est-ce pas ? Les habitants du Village façon Böszörményi ne portent pas de numéros, mais les prénoms en liste fermée, systématiquement dénués de nom de famille (ou, plus rarement, l’inverse) qu’il utilise dans tous ses romans reviennent à peu près au même. Tout au plus permettent-ils, dans le cadre d’une narration sans support visuel qui s’effectue, de plus, dans une langue – le hongrois – ignorant le genre grammatical, d’identifier en outre le sexe des personnages : les femmes sont en général Elsa, Nina ou Vanda, les hommes Walter, Fabien, Olivier et Henri. Cette onomastique composite, cosmopolite (probablement inspirée – mais qui s’en soucie ? – par le Canada, « pays neuf » où l’auteur a passé des années d’une importance déterminante dans sa vie), suffit déjà à nous rappeler la série mythique du Prisonnier. Au lieu des « unités travail » du Village, toutes les (très nombreuses) sommes, prix, etc., des romans de Böszörményi sont exprimées par de simples chiffres, sans précision d’unité monétaire concrète, si bien que, dans le cadre d’une analyse inspirée des hiérarchies référentielles (anaphore indirecte, etc.), on peut facilement les soupçonner d’être le véritable référent ultime de l’ample message constitué par lesdits romans, le non-dit fondamental où s’enracine le sens de tous les autres signifiés de la langue.
Du « Village » de McGoohan à la « Ville » de Böszörményi
Mais la ressemblance ne s’arrête pas là : comme tous les épisodes du Prisonnier ont pour cadre unique le « Village », tous ses romans se déroulent exclusivement dans la « Ville », une seule ville par roman (ou du moins par narration dans les cas de dédoublement narratif, comme dans Tendre est la nuit), toujours la même en réalité, et dont on ne sort pratiquement jamais, ou tout au plus pour de brèves excursions routières ou aériennes vers des périmètres de nature domestiquée et balisée (stations thermales, golfs tropicaux), en général pour baiser, prendre sa retraite ou se suicider, bref : comme lieu d’une sortie de scène verticale, mystique, anti-géographique. Théoriquement, la « ville » n’est pas la seule du « pays » (jamais nommé) : il y a aussi la « capitale », deus ex machina totalement abstrait d’où proviennent, de loin en loin, des instructions généralement redoutables, comme d’un invisible et inaudible « numéro 1 » qui n’est peut-être qu’un artefact de la paranoïa. À vrai dire, comparé à la « Ville » de Böszörményi, le Village de Markstein et McGoohan reste un endroit assez rassurant, sous l’égide saturnienne d’un Numéro 2 certes interchangeable, mais toujours humainement incarné : c’est le totalitarisme à la papa, le « spectacle concentré » de Debord, auquel il nous suffit en réalité de dire non pour retrouver l’issue de secours hégélienne qui ramène aux horizons de l’histoire et de la géographie.
La Ville, tout comme ce monde dans lequel nous avons nous-mêmes failli nous attarder à l’époque où Fukuyama proclamait la fin de l’histoire, est un système bien plus sournois, relevant du « spectacle diffus » et de la répression intériorisée. Sa constante expansion immobilière est alimentée par des flux migratoires de jeunes actifs débarquant sans parents ni passé, pour perdre leur nom et leur lignée dès l’atterrissage, comme les morts en traversant le Styx. Ils rejoignent sur la case départ une nouvelle cohorte de zombies, métaphysiquement égaux devant la réalité purement quantitative d’une mobilité sociale de jeu de société : l’association de deux professionnels indépendants mène à l’optimisation des profits, qui mène au remplacement du travail par la gestion, qui mène au passage du statut de locataire d’appartement à celui de propriétaire de maison dans un quartier résidentiel ; mais le même saut statutaire-immobilier, appuyé sur un détournement de fonds, mène à la faillite, qui mène au divorce, qui mène au suicide. Entre battants et losers, positivés et dépressifs de ce manège socio-darwiniste, seul le choix de parcours tactiques inégalement efficaces conditionne la divergence de destins dont les prémisses et les fins ultimes relèvent apparemment de « lois de la nature ».
Des séries, des pions, des numéros
L’univocité de ce modèle productif et relationnel, reflétée par celle du modèle politique (réduit à la confrontation apathique, vidée de toute idéologie, de deux ou trois « écoles de gestion » du bien collectif), trace bien vite les contours exacts d’un « parc humain » au sein duquel l’omniprésence des inégalités (de fortune, de bonheur, d’intelligence) ne fait paradoxalement que confirmer l’impossibilité de la différence, dans une existence déductible où le mérite tactique se combine à un fatum païen pour répartir des êtres parfaitement interchangeables – les pions de Böszörményi – sur le plateau d’un Monopoly sans noms de rues, meublé d’« immeubles » « à 1,2,3… étages », de « maisons » (sans autres signes distinctifs), de « showrooms » et de « restaurants » où des plats génériques sont accompagnés de « champagne » pour célébrer, de « vin » pour séduire, tandis que l’intimité masculine baigne invariablement dans le « whisky ». En deux romans totalisant presque un millier de pages, trois ou quatre marques sont citées, toutes mondialement connues, universellement disponibles et archétypiques d’un standard statutaire homogénéisé et massifié : Henessy (et non Dupeyron), Glenlivet (et non Jura ou Tamdhu), Mercedes (et non Jaguar ou Alpha Roméo). La Ville, espace de commensurabilité totale ouvert à la frénésie compétitive, ignore autant le goût que la singularité.
Entre le mariage, débouchant nécessairement sur la fondation d’une famille monocellulaire à enfant unique (ou, le plus souvent, sans enfants) et la consommation désinhibée des produits de la prostitution organisée s’ouvre dans la ville l’espace bien délimité de l’« amour », unifiant le lyrisme idéaliste du « couple », qui présage une éventuelle recomposition statutaire débouchant sur la formation d’une nouvelle monade familiale, et la précision technique de la « passion », qui respecte tout naturellement la hiérarchie des services sexuels tarifés, culminant dans le combo fellation + massage prostatique – apothéose logique d’un éros productiviste, ou, si j’ose dire, du plein emploi des sphincters.
Cependant, outre les arcanes du marketing et le précieux know-how managérial, la Ville a aussi sa philosophie, que Thomas, le personnage-narrateur de Tant que je penserai être, étudie d’ailleurs, à l’« Université de la Ville » : la philosophie de René Descartes, qu’il apprécie tout particulièrement pour des qualités d’« élégance » et de « précision » somme toute assez proches des attributs techniques de la « passion » que lui témoigne sa maîtresse Vanda dans leurs moments d’intimité, après restaurant discret et petit cadeau cher. Cette philosophie lui inspire des méditations à caractère ontologique et phénoménologique qui ne semblent pas pouvoir jamais affecter la valeur réelle d’une « limousine à motorisation moyenne puissance » ou la légitimité des reproches qu’il adresse « au nom de leur vieille amitié » au gérant faillitaire d’une société cliente de l’entreprise de leasing pour laquelle il travaille. Il est d’ailleurs tacitement admis que la philosophie ne sert à rien, le diplôme du même nom n’offrant aucun « avantage professionnel » à ses titulaires, et toute l’« Université » admire ce professeur qui a plaqué le monde académique pour « relever le défi » de l’entreprise et faire fortune dans la fabrication de rafraîchissements vitaminés.
(In)habiter la ville
Pourtant, la conquête de cet inutile plein de noblesse répond aux critères structuraux du bien dans la Ville : elle coûte des efforts, implique de l’abnégation et de la persévérance, comme l’achat à crédit des véhicules et des maisons. Et à défaut de primes sur chiffre et de bonus annuels, la philosophie rapporte une plus-value relationnelle : c’est sur le campus qu’on rencontre Nina, fellatrice exemplaire pendulant entre l’amphi de logique et la barre du strip-tease, et Vanda, autre mécaniste habile de ses doigts, travaillant « pour une entreprise d’État » qui, naturellement, la paye trop mal pour qu’elle puisse boucler ses fins de mois. On voit ainsi se mettre en place, la « double économie », financière-marchande et sexuelle-marchande dont parle Houellebecq, mais sans la moindre trace de la loquacité sociologique qui accompagne, chez Houellebecq, cette découverte : à la différence de celle de la France, vieux bout d’Europe recroquevillé sur le cadavre encore chaud de la foi catholique, la structure sociale de la Ville n’a ni origines ni lendemain ; étant connaturelle à la Ville, elle n’est pas réformable.
J’avoue ne jamais réussir à réprimer totalement un léger frisson à chaque fois que je croise le milliardaire débonnaire et charitable, poète et père de famille qui, pendant ses après-midis d’été sur la terrasse de sa villa des Carpates orientales ou ses soirées d’hiver sur le sable blanc des Caraïbes, est capable, entre deux joggings parmi les ours ou après une petite pêche au requin, de créer ni vu ni connu, Davidof Millenium au bec, ce genre de Cthulhus-près-Dogville aseptisés en deux ou cinq cents pages. Je sais qu’il dort assez peu.
À vrai dire, je ne suis pas le seul : dans un monde où les clubs de foot et les actrices californiennes constituent des débouchés convenus pour l’excédent pécuniaire des grosses fortunes industrielles, personne ne comprend vraiment ce qui pousse l’ancien actionnaire principal de Luxten Roumanie à diriger des revues littéraires, publier des recueils de ses poésies et de celles d’autres poètes hongrois, et écrire des romans à la première ou à la troisième personne sur la vie en Ville – pas plus qu’on ne sait ce qui pousse son alter ego narratif, Thomas, à étudier la philosophie entre une après-midi de vente de bagnoles au showroom et un extra nocturne au pressing où bosse sa femme.
C’est qu’une sourde inquiétude habite ce monde trop bien minuté, ses plaisirs insipides et ses peines prévisibles. Le capital immobilier contourne les règlements urbanistiques que cherche à lui imposer l’État, et Thomas se fait payer au « black » ses extras au pressing. Les patrons pratiquent l’usure avec leurs propres enfants. Le cours de philosophie chinoise, assuré par un professeur invité envoyé par l’Université de Pékin (seul toponyme de Tant que je penserai être !) s’avère moins facile que prévu ; d’autres chinois délaissent le Tao pour inonder le marché de boissons miracles. Il y a quelque-chose de pourri au royaume de la Ville.
Zoltán Böszörményi, Tant que je penserai être, Éditions du Cygne, 188 p., 20 €.