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Bertrand Blier sur le tournages des Valseuses

Bertrand Blier, l’art de scandaliser les bien-pensants

La critique a beau jeu de saluer Bertrand Blier (1939-2025), mais pourquoi avoir attendu l’annonce de sa mort pour célébrer sa filmographie ? La vérité, c’est qu’il incarne une figure insupportable à la presse progressiste : celle du jouisseur libre. Hier accusé de nazisme pour « Les Valseuses », aujourd’hui conspué pour son regard masculin, Blier a toujours dérangé. De « Libération » à « La Croix », en passant par « Les Cahiers du cinéma », tous lui ont reproché son goût pour la sensualité, le grotesque, et les dialogues crus. David L’Épée lui avait rendu un bel hommage dans un numéro d’« Éléments », où il répondait à ses nombreux détracteurs. Nous republions cet article in extenso à l’occasion de la disparition de Bertrand Blier. Rien n’y est à changer.

C’est durant son adolescence que Vincent Roussel a découvert Bertrand Blier. Par la médiation d’une critique élogieuse de Mad Movies qui pensait avoir trouvé dans Trop belle pour toi (un curieux trio amoureux entre Carole Bouquet, Josiane Balasko et Gérard Depardieu) une forme d’extension nouvelle du genre fantastique. Surprenant !

Dès lors le jeune homme s’est passionné pour cette filmographie unique en son genre, avec son « art du dialogue percutant, ses envolées lyriques, ses ellipses foudroyantes, ses apartés vers le spectateur, son goût pour la déconstruction du récit ». Ces quelques caractéristiques du cinéma de Blier nous disent son sens consommé de l’artifice (dans le meilleur sens du terme), ses mises en scène qui nous rapprochent bien davantage de l’univers esthétique du théâtre (pour lequel il a d’ailleurs écrit) que de celui de la Nouvelle Vague. Si le cinéaste a lui-même tant aimé Fellini ou Buñuel (jusqu’à s’abandonner lui-même à la « logique buñuélienne de l’emboîtement onirique »), c’est justement parce qu’il y voyait un « moyen de s’extraire de ce terreau du réalisme, de la gangue du vérisme ». Cette évasion qu’il goûtait tant chez ses maîtres, il l’a transposée dans ses propres films, afin d’« éviter la pesanteur du naturalisme à la française », lui préférant la « puissance de l’imaginaire et la stylisation contre la platitude d’un certain réalisme psychologique ».

Avis de grandes bourrasques d’émotions

Cet art de l’artifice se manifeste de différentes manières : l’atténuation de la frontière entre narration et dialogues, la théâtralisation des échanges de répliques, les suspensions de l’action, la place primordiale accordée à la musique (Mozart, Brahms, Schubert…) qui, « par un procédé qu’il affectionne particulièrement, permet un effet de distanciation » en quittant son rôle extradiégétique pour s’installer dans la réalité des personnages. Sous la plume des cinéphiles les comparaisons fusent : Beckett, Pirandello, Godard, Audiard… Il s’agit toujours et avant tout pour Blier de construire une atmosphère : « Aux petites et mornes audaces de ses confrères, il ose les grandes bourrasques d’émotions où il souffle le chaud et le froid au cœur même des scènes. »

Malgré quelques beaux succès en salles, Blier n’a jamais fait l’unanimité et s’est, dès le début (avec Hitler, connais pas), aliéné une partie de la critique. En 1974 déjà, ses Valseuses sont présentées dans Positif comme quelque chose de « salace, douteux, bas », la revue Écran allant jusqu’à parler d’un « film authentiquement nazi, tout entier marqué du sceau de la bassesse, putride comme un abcès mal soigné », tandis que La Croix y voit une « décharge publique ». Son film suivant, Calmos, est qualifié d’« abomination » par l’historien du cinéma Armel de Lorme1, et trois ans plus tard, les Cahiers du cinéma taxent son film Préparez vos mouchoirs de « subtile putasserie ». Avec le temps, la nature des reproches change, mais l’hostilité reste vive. En 2003, commentant la sortie des Côtelettes, Libération les résume à un « déluge de crétineries vasouillardes », d’« amabilités de piliers de bistrot », concluant élégamment : « Quelqu’un a oublié de tirer la chasse. » En 2005, les Cahiers du cinéma décrivent son œuvre comme une « alliance de vulgarité popu et de grandiloquence plate ».

À l’heure de MeToo et du male gaze

Selon Roussel, si l’on assiste depuis les années 2000 à une nouvelle levée de boucliers de la critique contre Blier, ce serait pour « lui faire payer la place centrale qu’il a occupée au sein du cinéma français des années 1980 ». L’auteur pointe dans la plupart de ces réquisitoires un « regard moralisateur, expression parfaite d’un certain puritanisme anglo-saxon » qui s’accorde mal avec le « côté hédoniste, rabelaisien » du cinéaste. La préfacière du livre, Claire Micallef, admet elle aussi qu’il s’agit là d’une filmographie « qu’il ne fait pas bon agiter en étendard et revendiquer comme matricielle de sa cinéphilie à l’heure de MeToo et de la contestation du male gaze ».

Lire les critiques hostiles à Blier, surtout celles de ces dernières décennies, permet néanmoins de comprendre, en creux, ce qui nous plaît tant dans son cinéma. Au-delà des polémiques stériles sur fond de misogynie ou de vulgarité, ce qu’exaltent ces films, ce qui leur donne leur saveur (et ce qui met si mal à l’aise tant de journalistes de Libé et des Inrocks), c’est leur sensualité, au sens très large du terme. Sensualité de l’incarnation, du langage (ces « dialogues gouleyants à souhait »), de la voix et de son phrasé, de la bonne chère, de la musique, de l’amitié dans ses gaillardises et dans ses pudeurs. Un cinéma intensément humain.

Vincent Roussel, Bertrand Blier, cruelle beauté, Marest Éditeur, 352 p.

1. Nous vous renvoyons à l’épisode de notre émission Cette année-là (sur TV Libertés) que nous avons consacré à son film Calmos (1976).

© Photo : Bertrand Blier sur le tournage des Valseuses avec Patrick Deweare, Gérard Depardieu et Miou-Miou.

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