Le magazine des idées

Berlioz et la fonction cérémonielle de la musique

Nous fêtons en ce moment l’anniversaire de la mort d’Hector Berlioz, qui reste un des compositeurs français les plus plébiscités du XIXe siècle. Jean-François Gautier dresse le portrait de ce géant musical, dans son siècle et au regard du nôtre.

Décédé voilà cent cinquante ans, le 8 mars 1869 à Paris, Hector Berlioz fait toujours partie des énigmes musicales. Peu joué en France, en dehors de sa Symphonie Fantastique (1830) dont Pierre Boulez jugeait l’harmonie « assez pauvre », il doit, depuis les années 1960, sa résurrection à quelques remarquables chefs d’orchestre anglais, dont Colin Davis (1927-2013) qui enregistra la première intégrale des œuvres avec orchestre. Grâce à eux, et maintenant au jeune chef français François-Xavier Roth à la tête de son orchestre Les Siècles, Berlioz prend cette année une forme de revanche par le biais du cent cinquantenaire de sa disparition : près de 250 concerts en Europe, dont 90 en France, avec la Fantastique reprise jusqu’à l’épuisement (70 fois dans la seule année 2019).

Reste que, même si les revues spécialisées le mettent en couverture et les archives audiophiles en paquets de 10, 15 ou 25 CD à prix gaufrés, l’exceptionnalité de Berlioz n’est nulle part interrogée. Elle regarde pourtant le monde contemporain : pourquoi son œuvre est-elle « à part », aujourd’hui encore ? Bien sûr, il y a une masse extraordinaire de partitions d’orchestre, le plus souvent cachées au public, non pas intentionnellement ni par méchanceté ou méfiance, mais parce que difficile à exécuter à cause du nombre d’interprètes requis et, très souvent, de la durée très étendue des spectacles. Mais cet obstacle, à la fois pratique et dérogeant par rapport aux habitudes, est-il suffisant pour comprendre ? Ce n’est pas certain. Il semble plus utile, pour illustrer la situation historique et musicale de Berlioz dans son époque et la nôtre, de jeter un regard en arrière.

La musique était autrefois un rite et une institution

Les anciens régimes politiques, religieux ou civiques avaient donné aux arts – qu’ils soutenaient financièrement – des fonctions cérémonielles. Musique, peinture et sculpture participaient soit de la vie sociale des églises et des temples, soit de celle des cours. Plus que des éléments du décor, ces arts participaient à l’élaboration de la matière même des cérémonials. Johann Sebastian Bach (1685-1750) passa l’essentiel de sa vie créatrice à Leipzig, à la tête des institutions scolaires et musicales de la paroisse Saint-Thomas où, les dimanches et grandes fêtes religieuses, sa fonction importait au moins autant que celle du pasteur. A peine prenait-il plaisir à compléter sa charge en dirigeant au Café Zimmermann un petit orchestre, le Collegium Musicum, fondé par son ami Georg Philipp Telemann qui, à Hambourg, fut aussi le premier à organiser en ville des saisons de concerts et d’opéras. En Italie, l’opéra battait lui aussi son plein, surtout à Venise où il accompagnait les saisons de carnaval ; mais dans le reste de la péninsule, Naples exceptée, la musique était d’abord de cour (ecclésiastique ou princière) et d’église.

Il en allait de même en France, où les grandes partitions de cour, les Cantates de Richard De Lalande, les carêmes de François Couperin ou les alliages de théâtre-ballet de Lully et Molière n’eurent que fort peu d’auditeurs mais participèrent néanmoins à la mise en scène ou à la mise en forme du pouvoir à Versailles. Comment, en France, avaient subsisté et s’étaient reproduites les écoles, les sélections et les éducations qui aboutirent à l’éclosion de tant d’artisans remarquables, formés depuis l’enfance ? Comme dans le reste des pays d’Europe, il y eut deux types d’institutions très anciennes attachées à ces fonctions, mais qui furent, en France, toutes deux bloquées à la fin du XVIIIe siècle par la Révolution : les corporations de ménétriers, interdites par la loi Le Chapelier de 1791, et les églises avec leur manécanteries, fermées par la Révolution dès 1792.

L’enfance de Berlioz

Lorsque, le 11 décembre 1803, naquit Hector Berlioz, fils d’un médecin de La Côte-Saint-André, près de Grenoble, les Conservatoires créés par la Convention en 1795 étaient encore vagissants. Et leur vocation première fut de former en priorité des instrumentistes à vent pour accompagner en plein air les hymnes révolutionnaires. A l’inverse des terres germaniques, la France se trouvait ainsi, et par avance, en défaut de musiciens bien formés à l’écriture, et capables de constituer les ardents bataillons de ce qui deviendra outre-Rhin la génération romantique. Berlioz sera, en musique, le seul créateur romantique français.

Enfant et adolescent, il avait bricolé le solfège et les sons avec un professeur de flûte et un autre de guitare. Lorsqu’à vingt ans il accepta de se plier aux leçons d’écriture du Conservatoire de Paris, il était surtout nourri de Virgile et de Shakespeare. Des arts de cour, il n’avait rien connu. Il avait surtout entendu des flons-flons à vent défiler dans les rues ou occuper les kiosques des jardins publics. La souveraineté, lui avait-on dit, appartenait maintenant au peuple. Berlioz sera donc celui qui, bien que fort peu républicain du point de vue politique, va théâtraliser la sensibilité de la nouvelle cour, une cour exclusivement française, détentrice de la souveraineté, celle d’un peuple à séduire avec force cérémonies, et en recourant pour cela aux moyens entendus depuis l’enfance : ceux du plein air et du grandiose.

Société nouvelle, écriture nouvelle

Que le cérémonial social premier, du fait de la Révolution politique, ait changé de public, c’est-à-dire de scènes et de tuteurs, de motifs et de justifications, voilà qui éclaire ce que peuvent avoir en commun trois artistes de la trinité romantique française résumée par Théophile Gautier : Berlioz en musique, Delacroix en peinture et Hugo en littérature. Il est toujours possible de repérer, chez chacun de ces créateurs, des particularités techniques ou thématiques, et d’examiner en quoi elles diffèrent de celles des prédécesseurs ou des contemporains. Reste que seule la prise en compte de la mutation socio-politique du cérémonial artistique, passé de la cour, qui est une réalité sensible, au peuple, qui est un concept abstrait, éclaire les motifs de leurs originalités respectives. Ils exploraient un monde et un public neufs, appelant des habiletés nouvelles, ignorées de leurs prédécesseurs, aux exceptions près du service de l’agora populaire qu’incarnèrent autrefois les textes homériques ou, beaucoup plus près de nous, les pièces de Shakespeare au théâtre.

Pour cela, il fallut inventer une écriture musicale nouvelle. Bien que limité par ce que Boulez qualifiera très injustement d’« harmonie de guitariste », Berlioz mit au point une écriture en timbres instrumentaux qui marquera non seulement son futur ami Franz Liszt, mais aussi et surtout toute l’école russe à venir, celle de Rimsky et de Borodine, avant de s’imposer à Debussy et à Ravel, et plus tardivement à Messiaen. Ecrire en timbres, c’est s’apprendre à entendre les complémentarités ou les incompatibilités entre un alto, une flûte, un hautbois, les timbales, les cloches, ou les très récents ophicléides et saxophones. Toute l’écriture orchestrale de Berlioz en sera issue, une écriture de coloriste dont il résumera une partie des recettes sensibles dans un grand Traité d’instrumentation et d’orchestration (1843), futur livre de chevet de compositeurs russes ou tchèques et, en Allemagne, de Bruckner ou de Richard Strauss.

Les échecs de Berlioz

La bourgeoisie française, celle qui avait initié la Révolution avant de se caler dans les deux monarchies qui précédèrent le IIe Empire, ne laissa guère de répit ni de secours à Berlioz. Il ne dut sa subsistance ordinaire qu’à son activité de chroniqueur musical au Journal des Débats. Son premier opéra, Benvenuto Cellini (1837), déplut à un public qui, bercé par les habiletés (certaines) de Rossini et de Auber, n’y trouva pas son contentement : l’ouvrage n’était pas fait pour elle. Seconde tentative avec une Damnation de Faust (1846) qui ruina le compositeur. De ses Troyens (1858), il n’entendra que la seconde partie (1863) donnée pour deux soirs au Théâtre-Lyrique. Quant à Beatrice et Benedict (1862), créé à Baden-Baden, il attendra 1890 pour sa première française. A côté de ces échecs de Berlioz au théâtre chanté, il faut encore noter celui de la Grande Symphonie Funèbre et Triomphale (1840), écrite pour le déroulé du cortège parisien de cinquante cercueils de martyrs de la Révolution de 1830, et de leur inhumation sous la nouvelle colonne de la Bastille. Berlioz lui-même, marchant à reculons, la dirigea de la Concorde aux Boulevards en passant par la Madeleine, dans un grand bruit de manœuvres des militaires escortant les cercueils et couvrant la musique. Wagner, qui l’entendit en concert, la jugera « grande de la première à la dernière note », ajoutant qu’elle « perdurera et exaltera le cœur des hommes tant qu’il existera une nation nommée France ». Prophétie manquée, l’œuvre étant pratiquement oubliée depuis une mémorable représentation par 1 800 exécutants à l’Hippodrome de Paris en 1846 (la partition ne demandant, en toute rigueur, « que » 192 instrumentistes et 200 choristes).

L’art célèbre la splendeur sociale mieux qu’un discours

Si la présence de la musique avait encore une signification dans le déroulé des cérémonies civiques, le second mouvement de la Grande Symphonie, titré « Oraison funèbre », avec son émouvant solo de trombone, aurait pu être donné à Douaumont en de multiples occasions marquant les centenaires de différentes batailles de la Grande Guerre. L’absence de Berlioz – celui-là ou un autre – souligne, par son manque, que l’exercice d’un hommage à la souveraineté du Peuple – à un Tiers qui transcende les individualités – peine à trouver son objet, voire son motif, dans le monde contemporain. Ce symptôme ne doit pas être négligé. Les arts ont trop longtemps été considérés comme des incarnations sensibles de la substance métaphysique du Beau, pas loin de s’accorder au Bien substantiel incarné par le politique, ce qui est évidemment un leurre. Mais, séparés du politique, que sont-ils ? que peuvent-ils ?

Hors sa longue polémique avec Wagner, Nietzsche regrettait – il le dit dans sa correspondance avec le compositeur Köselitz, dit Peter Gast – ne pas maîtriser comme il conviendrait les techniques d’écriture musicale. Pourquoi ? Parce que, à son avis distillé entre les lignes, la célébration l’amor fati par la musique lui semble plus complète et décisive que par le langage ordinaire. La langue a besoin de la négation ? L’art s’en passe. L’art célèbre. Mais célèbre quoi ? D’abord, pour ce qu’il en est l’occasion, il dit l’habileté de l’artiste lui-même, sa maîtrise. Mais celles-là seraient vaines si elles n’ouvraient, au-delà d’elles-mêmes, vers ce qui hante la sensibilité du spectateur-auditeur-lecteur et qui, par principe, échappe au langage sans pour autant échapper à l’imaginaire, ou aux états sensibles du corps. Berlioz le souligne au premier acte de Benvenuto Cellini, quand une pantomime carnavalesque met en conflit la cantilène d’Arlequin fredonnée au cor anglais, et les cabrioles de Pasquarello trahies par l’ophicléide. La succulence de l’art s’y oppose au mercantilisme du vulgaire. Belle polémique, certes. Mais à quelles fins ?

La même question est reposée par l’absence de la musique de Berlioz dans les répertoires ordinaires. Si, non comme technique mais comme cérémonial, la musique ne se comprend que sur fonds d’exaltation d’une certaine perfection, de reconnaissance d’une certaine souveraineté, alors, où est aujourd’hui passée, non pas sa matière acoustique, mais sa visée collective, sa célébration d’une splendeur sociale ? Est-ce encore un dessein ?

Laisser un commentaire

Sur le même sujet

Actuellement en kiosque – N°207 avril-mai

Revue Éléments

Découvrez nos formules d’abonnement

• 2 ans • 12 N° • 79€
• 1 an • 6 N° • 42€
• Durée libre • 6,90€ /2 mois
• Soutien • 12 N° •150€

Dernières parutions - Nouvelle école et Krisis

Prochains événements

Pas de nouveaux événements
Newsletter Éléments