Il suffit de s’éloigner un peu de la Grand-Place, ses dorures et ses touristes, pour tomber sur des hôtels aux façades fatiguées où se faufilent des demandeurs d’asile. Des établissements mis à genoux par la pandémie avant que l’État belge, aux abois, ne décide de les reconvertir en centres d’accueil d’urgence improvisés. L’Europe impose ; la Belgique paie l’hôtel. C’est absurde et choquant pour un pays qui vient d’imposer 10 milliards d’euros de privation à sa population.
La migration transfigure la pauvreté
Le pays tant loué pour son art du compromis impossible est aujourd’hui au bord du gouffre. Un État démembré, véritable puzzle institutionnel, où la politique migratoire est légiférée au niveau fédéral, exécutée partiellement par les Régions et cofinancée par les communes. Incapable d’absorber les flux migratoires, l’État belge, à travers son Agence fédérale pour l’accueil des demandeurs d’asile (Fedasil), a été condamné à plus de dix mille reprises pour manquement à ses obligations en matière d’accueil des demandeurs de protection internationale (DPI). Les arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme pleuvent. Les astreintes aussi. L’année dernière, des huissiers ont même débarqué au cabinet de l’ancienne secrétaire d’État à l’Asile et à la Migration pour saisir… la machine à café.
Fedasil, qui opère actuellement 40 000 places d’hébergement pour les DPI réparties sur le territoire, a coûté 930 millions d’euros en 2024. Le citoyen belge, lui, doit trouver 10 milliards d’économies : coupes dans les minima sociaux, dans la santé, multiplication des taxes, dont l’énergie. Le gouvernement a joué sa tête sur ces questions budgétaires. Un compromis a été trouvé in extremis. Mais le malade n’est pas tout à fait tiré d’affaire puisque le pays a vécu trois jours de grève nationale qui augurent de la suite. Et ce « petit » milliard ne représente que le coût des demandeurs d’asile proprement dits. Les autres catégories – régularisés, déboutés, clandestins – pèsent sur les budgets régionaux et communaux. À Bruxelles, les sans-abri étaient 2 000 en 2008. Ils sont 10 000 aujourd’hui. Selon Bruss’help, l’organisme régional chargé du sans-abrisme, les étrangers hors Union européenne représentent environ la moitié de cette population.
Sous les tunnels, la misère
Sous couvert d’anonymat, les policiers de terrain rencontrés estiment la part réelle bien plus élevée : autour de la gare du Nord, la population de sans-abris d’origine européenne a quasiment disparu, remplacée par des Algériens, des Érythréens, des Afghans… Le quartier est devenu un marché à ciel ouvert de médicaments antiépileptiques. Détournés de leur usage médical et revendus à la pièce pour 2 ou 3 euros à peine, ils font office de stupéfiant low-cost très demandé par les migrants. Dans ce coin de la ville, les murs des tunnels exhalent une odeur de saleté tenace. On se retrouve plongé dans l’univers glauque et post-moderne d’une planche du prophétique Enki Bilal.
Dans ce chaos social, institutionnel et financier, l’hôtellerie a joué le rôle de variable d’ajustement. En mars 2022, la Brussels Hotel Association (BHA) s’était montrée volontariste pour accueillir les réfugiés ukrainiens – une aubaine pour le secteur après la pandémie et avant la flambée des prix de l’énergie. Aujourd’hui, beaucoup plus discrète, la BHA refuse de nommer les établissements qui hébergent encore des demandeurs d’asile, ni à quel prix, se bornant à préciser qu’elle ne représente pas la totalité des acteurs de l’hôtellerie bruxelloise.
Les dix-neuf centres publics d’action sociale (CPAS) de la Région de Bruxelles-Capitale pesaient 1,6 milliard d’euros en 2023. Personne n’ose publier le part exacte des personnes régularisées éligibles au revenu d’intégration sociale à charge des communes (environ 1 300 euros par mois pour un isolé). Le sujet est tabou. Plus de cinq cents jours après les dernières élections régionales, Bruxelles n’a toujours pas de gouvernement, faute d’accord budgétaire. Dernier coup de théâtre : Belfius, banque détenue à 100 % par l’État via son bras financier, la Société fédérale de participations et d’investissement (SFPI), vient de suspendre sa ligne de crédit de 500 millions d’euros à la Région. Les agences de notation ont dégradé la note de A+ à A, perspective négative. Dans ce contexte, le shutdown, à l’américaine se profile pour le début 2026.
En traversant Schaerbeek, l’une des plus importantes communes de la capitale, on peut prendre le pouls de ce que Donald Trump n’a pas hésité à qualifier de Hell Hole : « Bruxelles ? C’est comme vivre dans un enfer ! » Entre la gare du Nord, véritable aimant à migrants, et le quartier européen où l’on impose le cap en matière de politique migratoire, cette commune assez représentative de la Région dessine un motif léopard : quartiers bourgeois dans un écrin Art nouveau, poches de misère rythmées par des fusillades, squats insalubres, centres d’accueil… En moins d’une rue, on peut basculer sans transition d’un monde à l’autre.
Le capitalisme inclusif a trouvé son modèle pour faire du migrant une richesse
À côté de la splendide gare de Schaerbeek, le Train Hostel avait remporté en 2017 l’émission « Bienvenue à l’hôtel » sur TF1. Une consécration pour un projet à forte valeur ajoutée artistique dans un quartier à l’architecture remarquable, mais à la dérive sur le plan social. La façade insolite du bâtiment, surmontée d’une locomotive, promettait aux voyageurs une expérience ferroviaire immobile à quelques pas du Train World, scénarisé par François Schuiten. Aujourd’hui, l’établissement est loué à la Croix-Rouge pour des familles sans abri. L’un des concepteurs du projet parle d’une solution « gagnant-gagnant » : stabilité financière pour le propriétaire, toit pour les familles. On imagine, derrière le discours rationnel, une forme de résignation.
À quelques centaines de mètres du chaos de la gare du Nord, l’Hôtel Bentley, sis avenue Rogier 49 et 51. Les riverains sont excédés par les nuisances. L’immeuble a été illégalement agrandi sans permis, simplement en perçant les murs de la maison mitoyenne. Malgré des infractions urbanistiques majeures, Fedasil y loue des chambres pour placer des DPI. La commune de Schaerbeek, parfaitement informée des infractions, n’a jamais rappelé l’exploitant à l’ordre. Selon les rumeurs du quartier, ce dernier aurait un passé chargé dans le milieu et continuerait à louer parallèlement des chambres pour des passes ainsi qu’à des dealers de passage. Le quartier attend le drame qui fera la une des JT et mettra en lumière l’inexcusable inaction des décideurs locaux. Quant aux demandeurs d’asile, leurs conditions de vie réelles pas plus que leur mort, n’intéressent guère dans un écosystème où les professionnels de l’hypocrisie se taillent la part du lion sous couvert de critères éthiques et sociaux.
Sur le boulevard Lambermont, l’Hôtel 322, victime de la crise racheté en 2022, est reconverti en centre d’accueil pour mineurs étrangers non accompagnés (MENA) et loué à Fedasil par Inclusio, une société immobilière réglementée (SIR). Dotée d’un statut spécifique, celle-ci est cotée en Bourse et soumise à des règles de distribution de dividendes strictes. Parmi ses actionnaires, on retrouve la SFPI et la banque Belfius. Inclusio s’est spécialisée dans le logement « social et durable ». Contrat de longue durée avec des acteurs publics comme Fedasil ou les agences immobilières sociales et des ONG subsidiées telles que la Croix-Rouge. Loyers garantis, occupation quasi totale, critères ESG (environnementaux, sociaux et de gouvernance) irréprochables. Portefeuille de 360 millions d’euros d’actifs immobiliers constitué en moins de cinq ans. En deux ans, le titre a gagné 21 % à l’Euronext Bruxelles. Modèle parfait de partenariat public-privé : l’État paie, le privé encaisse les dividendes obligatoires (80 % du résultat dans le cas d’une SIR), et tout le monde se félicite d’avoir fait rimer fraternité et rentabilité. Le capitalisme inclusif a trouvé sa nouvelle martingale.
En France, Najat Vallaud-Belkacem rêve de régulariser 250 000 clandestins pour, selon elle, « faire rimer nos principes de fraternité avec l’efficacité économique ».
En Belgique le désastre est tel qu’Anleen Bossuyt, la nouvelle secrétaire d’État, promet de mettre fin à l’hébergement hôtelier. Elle n’y parvient pas encore. Mais à plus long terme, elle a indiqué opter pour des contributions financières – en réalité des pénalités – à l’UE plutôt que d’accueillir davantage de demandeurs d’asile, en demandant aux « États membres situés aux frontières extérieures » d’accueillir les migrants « afin d’éviter [qu’ils] ne poursuivent leur route jusqu’en Belgique ».
Le pays débordé, délègue au privé ce qu’il n’est plus capable d’assumer financièrement, transforme des hôtels en dortoirs, des investisseurs en bailleurs sociaux, et finit par faire peser la note sur Nicolas. Il paie ; il paiera encore, jusqu’à ce qu’expatriation ou mort s’en suive.
Plus que de places d’accueil, la Belgique a manqué de courage politique, celui pour s’opposer au cap migratoire imposé par « l’autre Bruxelles ».
© Photo : Werner Lerooy – Personnes marchant sur le pont Suzan Daniel à Molenbeek, région de Bruxelles-Capitale.



