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« Beaufs et barbares », l’autre « vivre-ensemble » ?

« Beaufs et barbares », l’autre « vivre-ensemble » ?

Dans une société où les clivages communautaires et ethniques se radicalisent, Houria Bouteldja, militante décoloniale, propose une analyse percutante des dynamiques raciales et capitalistes qui façonnent nos réalités. Au-delà des lectures superficielles et des réflexes pavloviens, Louis Faraud se penche sur son ouvrage « Beaufs et barbares. Le pari du nous », pour explorer le « pacte racial » qu’elle théorise, unissant élites et classes populaires blanches, et interroger les tensions et les possibles convergences entre « beaufs » et « barbares ».

Nous, les Blancs, sommes enfoncés jusqu’aux mollets dans des sociétés multiraciales. Nous y serons demain jusqu’à mi-corps, après demain jusqu’au cou et après… à la grâce de Dieu !

Que nous y soyons enthousiastes ou réticents, ce nouveau monde s’impose à nous et il convient (a fortiori si on y est réticent) d’ouvrir grands les yeux pour le comprendre, l’anticiper et s’y adapter pour espérer « être et durer ».

Un regard extérieur peut nous en dire plus sur nous-mêmes et ce qui nous arrive que les habituels discours qui tournent en boucle dans « le champ politique blanc », que celui-ci soit de gauche ou de droite.

Née en Algérie en 1973, Houria Bouteldja et ses parents ont immigré en France peu après sa naissance. Considérant qu’il y a un continuum colonial dans le système capitaliste, que ce soit à l’échelle mondiale (impérialisme du Nord sur le Sud) ou dans les anciennes métropoles (les non-Blancs demeurent en bas de l’échelle sociale dans les pays blancs), elle se décrit comme une militante décoloniale et cofonde le Parti des indigènes de la République qu’elle quittera en 2020. Après Les Blancs, les Juifs et nous. Vers une politique de l’amour révolutionnaire (2016), elle publie, en 2023, Beaufs et barbares. Le pari du nous.

Dotée d’une solide connaissance des luttes sociales et de l’histoire de la gauche française en particulier (plus d’un tiers du livre porte sur les relations entre le PCF et la CGT avec les conflits décoloniaux, puis avec les travailleurs issus de l’immigration), Houria Bouteldja n’en demeure pas moins une « identitaire » maghrébine qui ne joue pas le jeu de l’antiracisme. Elle déclarait ainsi en 2020 dans le média [Ehko] : « Je n’aimais pas ce “Touche pas à mon pote” qui puait le paternalisme. […] D’abord je n’ai aucun problème à dire “nous”. La question de l’appartenance est légitime. Je peux dire “nous les Maghrébins”, “nous les Algériens”, “nous les Arabes” sans éprouver le besoin de complexifier mon identité. » C’est de cette ambivalence qu’elle tire la spécificité de son analyse.

Le premier point de l’ouvrage, préalable indispensable à la compréhension de la suite, est de réaffirmer « le caractère organique de la race comme technologie d’organisation de la société » capitaliste. Autrement dit : le capitalisme moderne, depuis la découverte des Amériques jusqu’à aujourd’hui, s’appuie sur les divisions raciales pour se structurer et optimiser son fonctionnement afin d’identifier qui « serait bénéficiaire du partage des richesses et qui en serait privé ».

Cet usage du ressort de la race s’articulera avec celui de la classe sociale et des sexes. Le Code civil est une sorte de Code noir des rapports familiaux et communautaires. Il mutile une réalité, la solidarité naturelle de la famille élargie, pour centraliser l’accumulation des capitaux dans la seule cellule de la famille nucléaire et plus spécifiquement dans celles du bonus pater familias.

De même, la conquête capitaliste du monde prendra soin de désigner les bénéficiaires et les autres afin de ne pas dilapider son énergie et, par là même, poursuivre son développement.

Dans cette vision capitaliste, la race peut, à la marge, être davantage un concept abstrait qu’une réalité se basant sur des différences entre les ethnies. Dans les Antilles du XVIIIe siècle, un métis pouvait basculer chez les Blancs si son père l’était aussi et le reconnaissait comme héritier légitime, car cela ne remettait pas en cause l’accumulation du capital.

Ce qui était valable aux colonies l’est désormais dans les métropoles multiraciales et à l’échelle mondiale puisque le capitalisme s’est étendu à l’ensemble du globe comme le « système-monde ». Houria se considère ainsi comme une « indigène » ou une « barbare » vis-à-vis des Blancs en métropole, mais reconnaît, dans Les Blancs, les Juifs et nous. Vers une politique de l’amour révolutionnaire : « Je ne suis pas innocente. Je vis en France. Je vis en Occident. Je suis blanche […] Indigènes de la République, nous le sommes en France, en Europe, en Occident. Pour le tiers-monde, nous sommes blancs. La blanchité n’est pas une question génétique. Elle est rapport de pouvoir. » Il n’en demeure pas moins que ce rapport de pouvoir prend appui sur les réalités ethniques qu’elle décrit plus loin : le « pacte racial ».

Classe tampon entre dominants et esclaves

Le second point majeur de l’ouvrage est de mettre en lumière ce pacte « qui unit le grand capital, l’État moderne et les classes populaires blanches ». Ces dernières, aux temps des colonies, de la conquête de l’Ouest et désormais, nous l’avons dit, dans les métropoles multiraciales et à l’échelle mondiale font office, « entre les classes dominantes et les esclaves » [de] « classe tampon soumise à une extorsion moindre de la plus-value qu’elle produit ».

Cette mobilisation des Blancs par le capitalisme leur assurait une position privilégiée vis-à-vis des autres exploités, mais exigeait de leur part de faire bloc avec les dominants contre les revendications des indigènes. C’est, par exemple, toute la position inconfortable du PCF durant la guerre d’Algérie.

La tare majeure de cette position des Blancs dans l’appareil capitaliste est d’avoir été tout particulièrement dénaturé par celui-ci. Après avoir été déracinés, acculturés et urbanisés les premiers, ils ont, en bénéficiant de davantage de retombées que les autres exploités, été domestiqués au point de développer une aliénation envers le système qui les tient en laisse.

Alors que les indigènes peuvent conserver une aversion naturelle pour le système et ses institutions, les Blancs, souffrant du même syndrome que celui du colonel Nicholson dans Le Pont de la rivière Kwaï, y sont spontanément attachés, car c’est à la fois « leur bébé » (fruit de leur travail) et « leur maman » (qui administre leur vie du berceau au cercueil).

On notera, à titre d’illustration, la difficulté qu’ont eu les Gilets jaunes à saisir que les forces de l’ordre n’étaient pas « avec nous » et la quantité de gaz, de flash-ball et de mutilés qu’il leur a fallu encaisser pour intégrer ce qu’un vulgaire émeutier pour Nahel de l’été 2023, de par sa race, savait d’emblée.

Maintenant que le capitalisme a achevé sa phase d’extension (il n’y a plus d’Amériques à découvrir), qu’il est entré dans une phase de « contraction » et que l’Occident perd son hégémonie mondiale, la situation a changé : « les politiques ultra-libérales rognent sur le pacte social et trahissent les classes populaires blanches du fait de la baisse de la rente impériale, entre autres. »

L’immigration massive est la trahison la plus visible et sur ce point Houria fait preuve d’une empathie qui nous semble relativement exceptionnelle pour quelqu’un de son origine (tant ethnique qu’idéologique).

Dans une sous partie intitulée « Les petits Blancs, victimes de l’antiracisme d’État », elle constate que cette soft idéologie a poursuivi trois objectifs :

• Briser psychologiquement les petits Blancs, sur qui pèsent « près de quarante ans d’antiracisme moral », pour qu’ils acceptent la diversité forcée ;

• Amadouer les indigènes, en les favorisant symboliquement, pour qu’ils acceptent d’être les larbins des grands centres bourgeois ;

• Détourner le conflit vertical (social et économique) vers un conflit horizontal (racial).

Cela a fonctionné un temps, jusqu’à que « surgis de nulle part pour réclamer leur part de dignité sur un plan social et identitaire, les Gilets jaunes [expriment] dans leurs mots et leur mode d’action, anarchiques et désorganisés, quelque chose qui ressemble au slogan des Afro-américains : nos vies comptent ».

Désormais, les classes dirigeantes doivent ménager la chèvre indigène et le chou beauf. Intérêts contradictoires qui s’expriment parfaitement dans un Bruno Retailleau qui parle de restreindre l’immigration un jour, mais promet d’augmenter le nombre d’autorisations de travail dans le BTP et l’hôtellerie-restauration le lendemain.

Du « symbolique » pour apaiser les revendications sociales »

À défaut de concret, une partie des élites octroient à leur tour du « symbolique » aux Blancs : restauration de la cathédrale Notre-Dame de Paris, discours qui se « libèrent » sur le Net et même des médias mainstream plus « populistes », déclarations « choc » qui sont autant d’arnaques que les lois sécuritaires qui n’arrêtent nullement le processus migratoire et n’empêchent pas des dizaines de jeunes Blancs de périr chaque année d’un mauvais coup de couteau en sortie de boîte de nuit ou pour une cigarette refusée.

Les Blancs continuent de grogner, la mécanique du pacte racial ne fonctionne plus, ou pas assez pour éteindre le sentiment de trahison qu’ils éprouvent contre leurs élites. Seulement voilà, largement domestiqués par le système qui ne les favorise plus, les Blancs n’ont pas d’autre alternative que d’espérer un improbable retour en grâce auprès de leurs maîtres. Ils sont dans une impasse.

C’est depuis cette faille qu’Houria Bouteldja envisage sa proposition : les beaufs et les barbares ayant un ennemi commun, les élites qui les nomment ainsi, ils auraient intérêt à s’unir dans cette lutte primordiale. Les premiers devant être guidés par une élite révolutionnaire d’extrême gauche, les seconds par une élite décoloniale indigéniste.

Il y aurait beaucoup à dire sur l’irréalisme d’une telle proposition mais Houria fait elle-même la critique de sa « chimère », notamment :

• Elle reconnaît pudiquement la « hagra » que subissent les « babtous » qui « doivent ravaler leur colère lorsqu’ils se font rabrouer ou agresser au collège par leurs « camarades » indigènes » parce qu’ils ne peuvent échapper à la diversité ;

• Elle doute fortement que l’extrême gauche soit à même d’emmener les Blancs et les indigènes dans un récit commun puisque, si elle est celle qui comprend le mieux la nature du système capitaliste, lorsqu’elle est « internationaliste, elle ne comprend pas le besoin de nation (et partant de sécurité), lorsqu’elle est républicaine et universaliste, elle ne comprend pas le besoin identitaire et religieux. » Or, ce qui fait le plus défaut aux Blancs, c’est cette absence de dignité intrinsèque qu’ils ont perdu par leur domestication. Les seuls qui peuvent leur en proposer une, c’est l’extrême droite mais celle-ci ne comprend pas le système capitaliste.

Nous ajouterions comme critique le fait qu’Houria idéalise largement les indigènes qu’elle perçoit comme des êtres étrangers au monde de la marchandise et décidés à le détruire. S’il est fort probable que les précédentes générations (dont elle fait partie) pouvaient conserver des réflexes culturels freinant leur entrée dans la consommation de masse, une promenade à Châtelet-les-Halles ou au centre commercial de la Part-Dieu peut suffire à se faire une idée de la parfaite compatibilité de la jeunesse racisée avec les produits et pratiques les plus aliénantes du consumérisme capitaliste. Jaime Semprun constatait déjà, dans L’Abîme se repeuple, en 1997 : « le problème n’est pas que ces barbares refusent, même très mal, le nouveau monde de la brutalité généralisée ; c’est au contraire qu’ils s’y adaptent très bien, plus vite que beaucoup d’autres, qui sont encore encombrés de fictions conciliatrices. »

Déclassement ou déshumanisation ?

Mais ces objections mises de côté, le constat global demeure exact. Les Blancs occupent une place bâtarde dans le système capitaliste et le temps ne joue pas en leur faveur. Le tiers-monde est notre avenir tant sur le plan sociétal (sociétés multiraciales) qu’économique avec la disparition de la classe moyenne.

Le déclassement est promis à la plupart et, par-là, une disparition dans la masse des précaires. Houria le constate d’ailleurs : « Ils sont plusieurs centaines de milliers, peut-être des millions à s’indigéniser. »

Une infime minorité saura s’accrocher au wagon de tête des élites au prix de toujours plus de domestication et, à terme, d’une potentielle déshumanisation. Il suffit pour s’en convaincre d’observer la chute anthropologique des Blancs depuis que la plupart d’entre eux occupent des fonctions du tertiaire.

La troisième voie serait celle de la lutte sur les deux fronts. Jouer des coudes avec les indigènes pour garder (reprendre ?) une place parmi les êtres humains communautaires tout en gardant en tête que l’ennemi principal est au-dessus de tous. C’est à une étrange géopolitique à l’échelle moléculaire (ou communautaire) à laquelle il va falloir se livrer pour essayer d’y voir clair dans ce nouveau monde mais Houria nous donne plusieurs méthodes :

• « La BASE », comme elle l’écrit, c’est « l’asymétrie des affects » entre les beaufs et les barbares. Les uns se sentent envahis et remplacés, les autres exploités et déracinés. Chacun compte ses morts et aiment les siens, d’abord et surtout. Chacun est, avant tout et in fine, ethnocentré ;

• « La BASE […] c’est aussi le rapport de force que la puissance politique indigène doit continuer à créer avec, contre et séparément des forces blanches. » Il suffit d’inverser les termes « blanches » et « indigène » pour savoir qu’elle pourrait être la nature de nos relations avec les autres communautés. Au moins, Houria ne nous raconte pas d’histoires ;

• Et si des convergences (et non des agglomérats) peuvent avoir lieu à l’avenir sur certains sujets et avec certaines communautés, elles ne pourront avoir lieu que si celles-ci acceptent d’avoir les « mains sales ». Comprendre : accepter de marcher à côté de ceux qui ne sont pas de ma communauté parce qu’un combat ponctuel nous dépasse et nous concerne tous ;

• Enfin, le travail d’enquête : étudier les communautés qui nous entourent comme Houria l’a fait pour les blancs. Afin d’éviter des conflits inutiles ou prévenir ceux qui arriveront inexorablement.

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