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Baroud d’honneur pour un pays défunt. Une journée de résistance agricole à Manosque

Baroud d’honneur pour un pays défunt. Une journée de résistance agricole à Manosque

Le bruit avait couru la veille au soir que les blocages organisés ces derniers jours par les agriculteurs s’étendraient aujourd’hui dans l’ensemble du pays, gagnant possiblement jusqu’à notre département des Bouches-du-Rhône. Portés par la rumeur, dans la nuit finissante, en ce petit matin du 25 janvier, nous scrutons attentivement l’arrivée d’éventuels tracteurs au niveau du péage de Meyrargues, sur l’A51.

À proximité, dans l’unique bâtiment éclairé d’une zone commerciale totalement désertée en cette heure matinale, nous trouvons refuge chez un des derniers artisans boulangers du coin à se lever encore courageusement aux aurores pour confectionner des viennoiseries non surgelées. Au détour d’un café et d’un pain au chocolat, nous évoquons avec lui la question des agriculteurs, raison de notre présence matinale dans les environs. Comme une immense majorité des Français, il soutient le mouvement et sera aujourd’hui avec les agriculteurs par la pensée. Sa situation personnelle n’a pourtant elle aussi rien d’enviable. En moins d’un an, depuis février dernier, sa facture d’électricité est passée de 2 500 à 8 000 euros par mois. Triste concours que la France actuelle, où chaque artisan est voué chaque jour à creuser à la sueur de son front le trou qui le rapprochera toujours plus proche des malheurs de Job. Depuis le parking de la boulangerie, en sortant, nous apercevons à quelques mètres de nous l’arrivée klaxonnante des premiers tracteurs fièrement ornés de drapeaux bleu-blanc-rouge. La gendarmerie les laissera seuls emprunter une autoroute rendue déserte jusqu’à Manosque. C’est là-bas qu’il nous faudra retrouver le cortège.

Bleu-blanc-rouge de colère

Par le truchement de diverses routes nationales, nous arrivons finalement à Manosque un peu avant huit heures, cueillis subitement à la sortie de notre voiture par la fraîcheur d’un petit vent venu des Alpes après avoir suivi tranquillement la Durance jusqu’à nous. Nous retrouvons au niveau du péage, toujours bien amicaux, les mêmes gendarmes que nous avions laissés derrière nous à Meyrargues.  Juste en face, sur un rond-point portant encore les stigmates des épisodes passés des Gilets jaunes, nous faisons la connaissance de Neal, agriculteur d’origine albanaise installé un peu plus haut dans les Alpes de Haute-Provence, et de quelques-uns de ses collègues, jeunes agriculteurs des environs. Leurs drapeaux et leur banderole arborent désormais fièrement le rond-point : « Ici commence la résistance agricole. » La journée, elle aussi, peut ainsi commencer.

Sur une autoroute parfaitement vide, bloquée au nord (la Saulce) comme au sud (Meyrargues), des rangées de camions et tracteurs de toutes les couleurs occupent la chaussée dans un alignement irréprochable. Au milieu des pancartes (« Agriculteur c’était mon choix, c’est devenu mon chemin de croix »), des bennes pleines de fumier et des pick-up, on alimente de bottes de paille et de palettes en bois un gigantesque feu sur le terre-plein central. Des hommes, pour la plupart habillés de kaki, certains couverts de bonnet et beaucoup portant leur veste orange de chasseur, s’y réchauffent en petits groupes. Ici l’on discute en rigolant des combines pour démarrer un tracteur doté d’un éthylotest anti-démarrage avec un coup dans le nez, là-bas plus sérieusement de savoir qui de Marine Le Pen ou Jordan Bardella fera, pour l’entre-deux-tours de 2027, le meilleur débateur du Rassemblement national.

Vers les neuf heures, quelques femmes se joignent au mouvement, portant avec elles des sacs chargés de croissants, de galettes des rois et autres tartes des Alpes à la myrtille. Le stand des boissons se garnit et bat son plein ; la fumée des gobelets remplis de café se mélangeant à celle des cigarettes pour s’envoler paisiblement dans la pureté parfaite d’un ciel d’hiver provençal. Un peu plus tard, des klaxons retentissent et les tracteurs équipés de drapeaux tricolores que nous avions aperçus le matin même à Meyrargues font leur entrée dans Manosque. Ils auront été au passage rejoints par quelques petits tracteurs vignerons des viticulteurs du Luberon. Les bras chargés de cubis en provenance de leur cave coopérative, ces derniers regagnent la foule ; on se méfie ici de l’esbroufe d’un beau soleil de janvier, et l’on sait pertinemment que la nuit qui suivra sera froide.  

Un pays à l’envers, comme les panneaux

Sur les coups de dix heures, comme si les choses allaient subitement se mettre en branle, un pistolet d’alarme vient faire retentir à plusieurs reprises quelques détonations au-dessus de nos têtes. Mais il est écrit, dans les consignes syndicales du jour, que l’humeur restera bon enfant ; et que le fumier et la colère attendront encore le lendemain pour se répandre un peu partout. C’est du moins ce que nous confirme Neal, revenu vers nous en se tenant le dos, trop peu habitué à rester debout sans rien faire toute une matinée. Aux Mées, son père est resté à la ferme ; il gardera leurs trente vaches et veillera sur leurs trois mille oliviers et les dizaines d’hectares de champs de céréales qu’ils possèdent, au moins le temps que la mobilisation porte ses fruits.

Assis contre la roue d’un tracteur, son bonnet noir dans les mains, il nous raconte en toute franchise, dans une dignité virile qui ne se raconte pour autant pas d’histoires sur l’avenir qui l’attend, l’inclinaison bureaucratique et infernale dans laquelle son métier n’a inlassablement cessé de dégringoler au fil des dernières décennies. Il évoque son amour pour la France, ce pays qui a accueilli ses ancêtres il y a soixante ans, ce pays au sein duquel sa famille a su si bien prospérer à force de travail. Puis son incompréhension face à ce même pays, ce pays qui crache aujourd’hui sur ces mêmes travailleurs qu’il adore harceler, qui n’oblige pas « les pédés au RSA et au chômage » des environs à venir cueillir pour lui les olives quand il n’a aucune main-d’œuvre sous la main, ce pays qui paie gracieusement sa compagne venue de Macédoine six cents euros par mois pour apprendre le français, ce pays qui pousse son salarié albanais à quitter son travail pour ne pas toucher un salaire inférieur à la somme de ses aides, une fois son cinquième enfant venu au monde. Ce pays qui n’a plus ni bras ni jambes, mais qui continue, héroïquement, à tourner en rond en marchant sur la tête.

Ce monde ancien

« Et si on allait bouffer maintenant ! » Instinctivement, comme revenu à la vie par le mystère d’un appétit joyeux enfoui sauvagement au fond de lui, Neal ressort tout à coup de la triste rêverie logorrhéique à laquelle nous nous étions accoutumés, comme si celle-ci devait ne jamais prendre fin. Au-dessus de nous le soleil brillait et dans nos vestes nous avions presque chaud. Nous allions quitter nos amis agriculteurs, les laisser partager entre eux cette belle après-midi de répit qui leur était encore offerte comme un sursis de bonheur. En nous frayant un chemin à travers la foule, et croisant quelques groupes de personnes jouant aux cartes ça et là sur des tables de fortune, je comprenais soudain l’étrange sentiment de sérénité qui m’avait habitée toute la matinée. Un dernier regard jeté sur cette assemblée bigarrée, unie dans un même esprit et oubliant dans ses poches jusqu’à l’existence même de ses téléphones portables, m’offrait le spectacle nostalgique d’une forme de sociabilité désuète. En laissant derrière moi cet espace hors du temps, et avec lui l’intensité vitale de ce petit îlot de ruralité échoué entre deux péages autoroutiers, je ne pus m’empêcher de penser au fond de moi que nous assisterions tous, tôt ou tard, au dernier baroud d’honneur du pays réel, à l’effacement inéluctable de cette curiosité anthropologique plus que jamais surnuméraire et incongrue dans ce troisième millénaire balbutiant, mais si pressé, hélas, de courir à sa perte.

25 janvier 2024

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