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Barbey d’Aurevilly

Barbey d’Aurevilly : Shakespeare dans un fossé du Cotentin

« Duc de Guise de la littérature », « connétable des lettres », « roi des ribauds », Barbey d’Aurevilly (1808-1889) fut un romancier sans pareil et un polémiste redoutable. D’un mot, il crucifiait. D’un trait, il exécutait.

Naître le jour des Morts n’est pas le moindre des privilèges de Jules-Amédée Barbey d’Aurevilly, double comme ses nom et prénom, tout entier contenu dans cette date de naissance, le 2 novembre 1808, « à deux heures du matin, par un temps du Diable », dans le fin fond du Cotentin. Un Normand réfugié à Paris et un Parisien qui réinventa la Normandie, champion intraitable de la monarchie et érotomane compulsif, tout ensemble vigie de la chouannerie et sybarite à l’allure sardanapalesque. Cocktail explosif que ce dandy doublé d’un janséniste parvint malgré tout à stabiliser pour la raison qu’il mesurait tout à l’aune de l’esthétique et du panache.

Gants blancs, talons rouges et idées noires

Souvent brandi, son catholicisme était fort peu évangélique. Il procédait autant du bourreau maistrien que du bûcher espagnol. Lui-même ne se délectait que de fruits défendus, qu’il cueillait dans des paradis non moins artificiels que ceux de Baudelaire. Brûlant comme les flammes de l’enfer, il remplissait son bénitier d’eau-de-vie, jamais d’eau bénite, qu’il recrachait sur les badauds et les paroissiens, histoire d’attiser le feu. Le jour, il défendait la Sainte Inquisition et publiait des libelles furieusement ultramontains. Le soir, il regagnait sa chambre, l’Enfer de Dante, où il couchait (au double sens du mot) dans le deuxième cercle, celui des luxurieux. Là, il rédigeait Une vieille maîtresse, parue la même année que Les Prophètes du passé (1851), ou Les Diaboliques (1874), un recueil de nouvelles saisi et retiré de la vente à sa sortie – des histoires d’adultère, de meurtre et de vengeance qui annoncent Histoire d’O ou certains livres de Georges Bataille.

En toute chose, le « connétable des lettres » fuyait l’aurea mediocritas, autant le prêchi-prêcha égalitaire que les cagoteries sulpiciennes. Au plat triomphe de Monsieur Prudhomme et de Monseigneur Dupanloup, il opposait son évangile de dandy, une sorte de répertoire stirnérien, « l’Unique » – lui, donc – défiant le troupeau des gnous et des punaises de sacristie. Gants blancs, talons rouges et idées noires. Aucune concession au monde, ni grammaticale, ni religieuse, encore moins vestimentaire. Tout se tenait pour lui. Le feu de la passion et le velours du style. « C’est un mets d’enfer », disait Anatole France de sa langue somptueuse, les piments ne retirant rien aux nuances subtiles, même si la cuisson était toujours un peu lente avec lui. Les histoires mijotaient des heures durant avec gourmandise. Avant d’arriver à la scène du crime, qui reste en général dans la pénombre, on a traversé d’innombrables pièces qui s’enchâssent comme son récit.

Caïn contre Abel

Causeur étourdissant, il fut l’un des derniers « conversationnistes » de son siècle, comme il se plaisait à dire, voltairien par le ton, maistrien et baudelairien par le fond. À bien des égards, ses romans sont des causeries. Il fait parler par ventriloquie des personnages qui deviennent les narrateurs de leur propre histoire. Art de la conversation hérité tout droit du XVIIIe siècle, comme le rappelle Philippe Berthier dans sa préface aux Lettres à Trebutien. Ce Trebutien, libraire à Caen, qui fut son confident, son premier éditeur, son archiviste et à qui il écrivit des centaines de lettres étalées sur plus d’un demi-siècle. Elles dessinent un autoportrait qui révèlent toutes les facettes de l’auteur, à commencer par son génie épistolaire – toujours l’art de discourir à bâtons rompus.

Greffier d’un tribunal des horreurs et d’un cabinet des excentricités, Barbey tenait registre de crimes d’infanticide et de crimes d’amour qui nous transportent dans la Rome de Messaline ou la cour d’Hérode. L’époque n’était-elle pas au « roman charogne », pour reprendre l’expression de Gautier dans Mademoiselle de Maupin ? Pas un de ses personnages qui ne relève d’une juridiction commune. À eux, les tribunaux d’exception. Il fut le grand romancier de la volupté interdite. Ce qui l’intéressait, c’était le territoire, alors inexploré, du désir trouble, des pulsions coupables, romantisme chargé de toutes les noirceurs. En bon byronien, il prenait toujours parti pour Caïn contre Abel. Car ici, « le sang parle », comme le signe Judith Lyon-Caen dans l’édition « Quarto » chez Gallimard.

Lord Byron au Cotentin

Tout contre-révolutionnaire qu’il fût, il concédait à la Révolution un mérite, celui d’avoir ouvert une période de troubles, réveillé les passions sauvages et les tempéraments barbares, les seuls qu’il reconnaissait et dont son œuvre est le reliquaire néogothique. Autant de personnages qui vivent dans le sublime et l’horreur – saints dans le crime et la déchéance. Toujours l’excès, en bien ou en mal. Prêtres défroqués, courtisanes débauchées, vierges héroïques. Jeanne dans L’Ensorcelée, toute entière dominée par sa passion pour l’abbé de la Croix-Jugan, défiguré par les Bleus dans les guerres chouannes, et qu’on retrouve noyée dans un lavoir. La souffrance muette de Lasthénie dans Une histoire sans nom (1882). La Rosalba dans « À un dîner d’athées », l’avant-dernière nouvelle des Diaboliques. La Vellini dans Une vieille maîtresse. Nul ne l’a dit mieux que Vallès : Barbey avait « la sensibilité d’une femme dans un corps d’athlète ».

Il a voulu « faire œuvre normande », selon ses mots. Ainsi son pays d’origine va-t-il envahir progressivement son œuvre à partir des romans de l’« Ouest » : L’ensorcelée (1852), Le chevalier Des Touches (1864), Un prêtre marié (1865). Pour autant, la Normandie n’est jamais chez lui que l’une des modalités de l’exotisme. Omniprésente, mais corrigée par Lord Byron et Walter Scott, plus mythique que réelle, nourrie des contes et légendes d’autrefois. C’est tout à la fois son « voyage en Orient » et son retour au pays natal – une patrie charnelle et un ailleurs envoûtant. « J’ai voulu faire du Shakespeare dans un fossé du Cotentin », dit-il. Il y transplanta la fureur élisabéthaine et les sortilèges sévillans, décor infernal et lande sinistre balayée par un vent humide, pays brumeux peuplé de ladies Macbeth bas-normandes et de sorcières rustiques.

Comme un volcan sur un nuage

Il ne fut jamais économe de son mépris et de sa fureur, si bien que les méchantes langues le surnommèrent « Barbemada de Torquevilly ». D’un mot, il crucifiait. D’un trait, il exécutait. La cravate autour du cou et la cravache à la main : avec la première, il étranglait ; avec la seconde, il flagellait. Aux sots et aux bas-bleus, qu’il a rossés tout au long de sa vie, il réservait sa canne. C’est sûrement le journaliste qui s’est mis à dos le plus grand nombre de directeurs de journaux. Sa polémique n’a pas d’égal, sinon chez un Saint-Simon, par la souplesse de la langue, la liberté de ton, la férocité des formules. La plus fine lame de son temps. Il excellait dans toutes les manières de tuer. Ses jugements tombaient à pic, du haut de la falaise de Carteret, dans la Manche, assénés avec une autorité pour ainsi dire absolutiste – le seul régime politique qui avait ses faveurs.

« Il marchait comme un volcan sur un nuage », a dit de lui Louis Veuillot. Ainsi le jeune « lion » balzacien de la Monarchie de Juillet, qui exhibait sur les Boulevards des tenues baroques, ne connut-il jamais le sort du « lion devenu vieux » si bien décrit par La Fontaine. Jusqu’au bout, il resta ébouriffant, avec la superbe d’un Grand égaré dans une portion d’humanité envahie de lilliputiens. Son rugissement se fit plus rauque, plus mâle, plus puissant encore. L’animal était blessé, mais restait indomptable ; le dandy mourrait, mais ne se rendait pas. Romantique attardé, gravure de mode jauni par le temps, il vécut sous la IIIe République selon le goût des années 1830, continuant de parader avec ses tenues surannées, accoutrement improbable auquel il ne renonça jamais. Il avait choisi une fois pour toutes une manière de s’habiller, il s’y tint sa vie durant.

Don Quichotte d’une autre Manche

Hier comme aujourd’hui, il continue de nous souffler à l’oreille ce qu’il répondit un jour au jeune admirateur qui le suivit jusque chez lui pour le contempler (c’était le grand Léon Bloy) : « Eh bien ! Contemplez-moi ! » Ses romans, ses polémiques furieuses, ses Lettres à Trebutien nous offrent l’occasion de contempler en majesté ce Don Quichotte d’une autre Manche, au port de tête royal, à la crinière teinte, aux moustaches cirées, au regard d’aigle, à l’inusable cravate à jabot. Un grand seigneur aussi méchant homme avec les scélérats qu’accueillant avec les réfractaires.

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