J’ai connu Louis Pauwels le 31 octobre 1971 au VIIe séminaire national du Groupement de recherche et d’études pour la civilisation européenne (GRECE), dont j’étais alors le « secrétaire études et recherche ». Il avait accepté d’en être l’un des orateurs, aux côtés de Pierre Thuillier, de Stéphane Lupasco et du professeur Pierre Debray-Ritzen. Cette date allait marquer le début d’une étroite collaboration entre cet écrivain renommé et ce qu’il sera convenu plus tard d’appeler la « Nouvelle Droite ».
Louis Pauwels avait trouvé auprès de notre jeune école de pensée les idées qui répondaient à ses aspirations. « Je suis passé, en vous découvrant avec vos amis, confiera-t-il le 22 décembre 1981 à Alain de Benoist, d’une conscience solitaire à une conscience solidaire. » La lecture d’un livre de Louis Rougier, Le Conflit du christianisme primitif et de la civilisation antique, édité par le GRECE en 1974, l’avait passionné et semblait l’avoir conforté dans son refus du christianisme. Toutefois, l’élément décisif de ce ralliement avait été son admiration pour Alain de Benoist qu’il tenait, comme il l’écrira en 1977 dans le Journal du dimanche, pour « l’un des esprits les plus vastes et percutants de notre époque ».
Je me souviens des quelques voyages que nous avons effectués, Louis et moi, pour des conférences du GRECE dont il était l’invité. Un jour où nous revenions de Lille en voiture, il me parla longuement de la forêt de Saint-Germain-en-Laye où il aimait à se promener. Sa propriété du Mesnil-le-Roi n’en était guère éloignée. Comme je lui confessais ma lassitude de l’habitat parisien, il me suggéra de prendre contact avec l’une de ses amies qui s’apprêtait à quitter son appartement du parc de Maisons-Laffitte. C’est ainsi que nous sommes devenus voisins ou presque deux ou trois mois plus tard.
À la même époque, il me donna rendez-vous aux Champs-Elysées, dans les bureaux des éditions Retz où était publiée sa revue « Question de ». J’y fis la connaissance d’Hélène Renard, que j’allais retrouver au Figaro Magazine, et de Jacques Bergier, son acolyte du Matin des magiciens, tapi dans un petit bureau encombré de livres. Brillant et confus, c’est le souvenir que j’ai conservé de ce personnage insolite. Je compris, ce jour-là, que Louis s’apprêtait à tourner une page. La mort de Bergier allait encore lui inspirer Blumroch l’admirable (Gallimard, 1976), mais une autre aventure intellectuelle avait déjà commencé.
Louis travaillait alors sur le projet d’un hebdomadaire du week-end. C’était, pensait-il, le seul moment de la semaine où le lecteur était vraiment disponible. Les news magazines, disait-il, avaient épuisé leur formule. Leurs articles insipides et interchangeables lui tombaient des mains. Il voulait en revenir aux grandes signatures, aux articles stimulants pour la réflexion et estimait que les hebdomadaires devaient s’adapter à la civilisation des loisirs. La presse était un domaine qu’il connaissait bien pour l’avoir longuement pratiqué. Avant de fonder la revue Planète, il avait été rédacteur en chef de Combat et d’Arts, éditorialiste à Paris-Presse, avait dirigé la rédaction de Marie-France, collaboré à Carrefour et au Figaro littéraire, etc. Déjà considéré comme l’une des meilleures plumes de la « jeune droite », il avait été victime d’un guet-apens dans les locaux de L’Express, le 24 juillet 1956. Il y avait été attiré et physiquement malmené. Il ne parlait pas souvent de cette mésaventure mais je ne peux m’empêcher de penser que l’hebdomadaire dont il rêvait était aussi une façon de se venger de l’affront qu’il avait subi ce jour-là.
À plusieurs reprises il nous a réunis, Alain et moi, pour évoquer ce projet auquel il tenait à nous associer. J’en garde un souvenir ému, car la confiance qu’il nous témoignait, mais aussi sa gentillesse et l’accueil toujours chaleureux de son épouse, Elina Labourdette, avaient de quoi toucher le cœur du modeste jeune homme que j’étais. Pour trouver les financements nécessaires, Louis comptait sur la caution et l’appui de Georges Pompidou, alors président de la République. Il avait réussi, je ne sais comment ni par quels intermédiaires, à le convaincre de la nécessité d’un tel hebdomadaire. Mais, en 1974, la maladie emporta le chef de l’Etat et le projet tomba à l’eau. Louis en fut profondément peiné mais ne renonça pas. L’idée n’allait cesser de l’habiter.
En juillet 1975, Robert Hersant fit l’acquisition duFigaro, avec le soutien des deux personnalités qui se voulaient la « conscience » de ce grand quotidien : Jean d’Ormesson, son directeur, et Raymond Aron, son éditorialiste. Mais les rapports se dégradèrent peu à peu et, lorsque le nouveau propriétaire annonça en mai 1977 qu’il se réservait le droit d’écrire des éditoriaux, Raymond Aron donna sa démission, bientôt suivi de Jean d’Ormesson. Le premier s’en alla aussitôt à L’Express, tandis que le second, après avoir fait marche arrière, négociait avec Hersant un nouveau statut qui lui permettait de conserver un salaire confortable et quelques-uns des privilèges attachés à son rang d’académicien. Toutefois, les fonctions de directeur lui étaient définitivement retirées.
Préoccupé par la succession de Jean d’Ormesson, Yann Clerc, qui était secrétaire général du Figaro, s’enquit de trouver une personnalité politiquement fiable dont il pourrait suggérer le nom à Robert Hersant. J’avais connu Yann quelques années plus tôt, lors de la fondation du Syndicat des journalistes CGC. Nous étions très amis. Je lui parlai de Louis Pauwels. L’idée lui sembla excellente. Hersant, en réalité, ne souhaitait pas désigner un nouveau directeur. Il s’attribua ce titre mais accepta de rencontrer Louis Pauwels. Et c’est ainsi que prit corps un autre projet qui consistait à doter « Le Figaro » d’un supplément culturel encarté dans le numéro du samedi mais portant le nom de Figaro dimanche.
Propulsé à la direction des services culturels du Figaro en septembre 1977, Louis avait proposé à Alain de Benoist de collaborer à ce supplément et m’avait sollicité pour le poste de rédacteur en chef. Je ne pouvais malheureusement pas accepter, car j’étais retenu par mes fonctions de directeur des éditions Copernic. Nous avions créé cette maison en octobre 1976. Elle venait de remporter un grand succès, à la fois commercial et d’estime, avec la publication de l’ouvrage d’Alain de Benoist, Vu de droite, que l’Académie française allait doter de son grand prix de l’essai en 1978.
Je me souviens encore de la déception de Louis. Nous étions chez lui, au Mesnil-le-Roi, avec Alain. Il insista, puis, se rangeant à mes raisons, il nous demanda de trouver quelqu’un d’autre capable d’assumer cette responsabilité. Le nom de Patrice de Plunkett, qui était alors à Valeurs actuelles, nous vint à l’esprit. C’était un militant du GRECE et ses compétences professionnelles ne faisaient aucun doute. Louis ne le connaissait pas mais nous faisait confiance. Pressé de trouver une solution, il souhaita que nous l’appelions immédiatement, malgré l’heure tardive. Ce que je fis, en disant simplement à Patrice que nous devions l’entretenir de toute urgence d’une affaire importante. Une heure plus tard, Alain et moi étions à son domicile. D’abord incrédule, il se laissa facilement convaincre. L’offre, il est vrai, en valait la peine !
Le Figaro dimanche fut une formidable tribune pour les idées de la « Nouvelle Droite ». Alain de Benoist y alternait des chroniques avec Louis Pauwels. Le 8 octobre 1977, une page entière fut consacrée au livre du professeur Hans J. Eysenck, L’Inégalité de l’homme, publié aux éditions Copernic. Le 4 février 1978 fut annoncée en bonne place la parution, aux mêmes éditions, du livre de Jean Cau, Discours de la décadence. La semaine suivante, Louis Pauwels consacra sa chronique à un numéro d’Éléments, l’organe officieux du GRECE. Des exemples parmi d’autres, car la plupart des sujets qui étaient alors au centre des préoccupations de la « Nouvelle Droite » furent relayés par Le Figaro dimanche. Mais, au printemps 1978, Robert Hersant prit la décision de transformer ce modeste cahier supplémentaire en véritable magazine dont la date de parution était fixée au mois d’octobre.
Louis trouvait là l’occasion de mettre en œuvre son vieux projet. De nouveau se posa le problème de la rédaction en chef. Tout en estimant que Patrice de Plunkett n’avait pas démérité, Louis le jugeait trop cassant et n’avait pas totalement confiance en lui pour un projet de cette envergure. Aussi voulait-il le flanquer d’un autre rédacteur en chef. Il me sollicita donc pour la seconde fois. L’enjeu était si important que je ne pouvais plus décemment refuser. Les éditions Copernic avaient encore besoin de moi. C’était si vrai que mon départ n’allait pas tarder à poser de sérieux problèmes. Mais l’idée de participer à cette grande aventure m’enthousiasmait. C’était, de toute évidence, l’occasion ou jamais de donner à nos idées une audience considérable.
Le Figaro Magazine devait faire appel à de grandes signatures, celles du Figaro, bien sûr, mais d’autres aussi, moins conformistes ou plus surprenantes. Je pense notamment à Jean-Edern Hallier, qui avait déjà collaboré au Figaro dimanche. Certains journalistes de la vieille maison allaient également y collaborer et même, pour quelques-uns d’entre eux, être transférés d’une rédaction à l’autre. Mais il fallait recruter pour compléter l’équipe. Louis me chargea de cette mission, sachant et souhaitant que je fasse appel, dans la mesure du possible, à des journalistes acquis aux idées du GRECE dont j’étais encore, pour quelques semaines, le secrétaire général. Il ne cessa d’ailleurs, bien après que j’eus démissionné de cette fonction, de me considérer comme le patron du GRECE. Comme sa timidité le mettait souvent mal à l’aise avec les journalistes, sauf avec les femmes, l’autorité que j’avais sur eux le rassurait.
Travailler avec Louis n’était pas de tout repos. L’esprit constamment en éveil, il nous bombardait, Patrice et moi, de notes de services dont je ne peux aujourd’hui encore consulter la collection sans un certain étonnement. Il pensait à tout, s’inquiétait, s’impatientait, s’enthousiasmait, poussant le sens de la perfection jusqu’à choisir lui-même les photos après d’interminables séances de projection. Il était capable de tout changer à la dernière minute et n’acceptait pas qu’on lui objectât une contrainte technique. Tant qu’il eut les coudées franches, son instinct ne le trompa jamais. Il n’avait qu’un défaut : celui de ne pas savoir dire non aux solliciteurs qui assiégeaient son bureau. Il le savait et, chaque fois qu’il se laissait piéger, il m’appelait et, devant l’importun, prenait un air malicieux pour me prier de lui donner satisfaction. Ce n’était évidemment qu’une comédie que nous avions fini par roder à merveille.
Louis nous avait affublés, Patrice et moi, d’un titre de rédacteur en chef qui ne correspondait pas à la qualification figurant sur nos bulletins de salaire. Pour ma part, j’étais chef des informations et, comme tous les autres journalistes du magazine, j’émargeais à l’Agence de presse et d’information (AGPI) que Robert Hersant avait créée pour ne pas avoir à octroyer à ses nouvelles recrues les sacro-saints « avantages acquis » auxquels la rédaction du Figaro ne voulait pas renoncer. Nous ne figurions pas davantage dans « l’ours » du Figaro Magazine. A mes yeux, cela n’avait aucune importance, puisque j’avais, au sein de la rédaction, l’autorité et la marge de manœuvre nécessaires.
Dans un premier temps, Louis nous avait demandé, à Patrice et moi, de superviser à tour de rôle un numéro du Figaro Magazine. Cette rédaction en chef tournante était censée nous laisser à chacun quinze jours pour préparer un numéro et donc de le peaufiner, mais la formule, séduisante au premier abord, n’était pas viable. Il y renonça très vite et répartit les tâches entre nous : Patrice se vit confier les pages culturelles, tandis que me revenaient les pages politiques et société. Un troisième secteur, celui de l’art de vivre, consacré principalement au tourisme, relevait de la seule responsabilité de Maurice Beaudoin, le directeur exécutif. Ce vieux briscard appartenait à la hiérarchie parallèle mise en place par Robert Hersant qu’il connaissait depuis longtemps. En dehors de Louis, il était, d’ailleurs, l’un des rares et probablement le seul de la rédaction à être en contact direct avec lui. Personnellement, je n’ai rencontré Hersant qu’une seule fois, le 7 septembre 1978, lorsqu’il jugea bon de dire quelques mots aux journalistes du Figaro Magazine. Je l’ai par la suite croisé dans les couloirs. Il semblait raser les murs. Etonnant personnage !
Le premier numéro parut le 7 octobre 1978 avec un portrait de Giscard à la Une. Les grandes signatures étaient au rendez-vous : Jean d’Ormesson, Philippe Bouvard, Jacques Chancel, Jean-Jacques Gautier, François Chalais, Bernard Gavoty, François Nourissier, Jean-Marie Benoist, Jean-Raymond Tournoux, Geneviève Dormann, Alain de Benoist, Jean-Louis Barrault, Joseph Losey, Anthony Burgess, Marcel Julian, James de Coquet, Pierre Daninos, Sempé, etc. Le premier ministre Raymond Barre et l’ancien président des Etats-Unis Richard Nixon avaient accordé de longs entretiens. C’était un bon début.
La première année se déroula sans histoire. Le succès ayant été quasiment immédiat, les journalistes en tiraient une légitime fierté. Nous nous sentions libres, peut-être trop, au point d’en être parfois un peu grisés. Louis n’était pas en reste. Dans ses éditoriaux, il vulgarisait les idées qui nous étaient chères et qui, par la grâce de son immense talent, acquéraient leurs lettres de noblesse. Avec le zèle du néophyte et ce courage qui frôle parfois l’inconscience, il assumait pleinement cet engagement à nos côtés. Les lecteurs ne s’en plaignaient pas, bien au contraire. Tout allait pour le mieux dans le meilleur des mondes. Tel était du moins mon état d’esprit lorsque Le Figaro Magazine ferma ses portes en juillet pour la durée des vacances d’été. J’avais décidé de profiter de cette interruption pour partir au Mexique sur les traces des Mayas et des Aztèques. Maurice Beaudoin, à qui j’avais proposé un article pour sa rubrique touristique, m’avait aidé à préparer ce voyage.
J’étais loin de me douter que l’été allait être aussi chaud pour « Le Figaro Magazine » ! Avant de m’envoler pour Cancun, j’avais eu le temps de prendre connaissance du Nouvel Observateur du 2 juillet portant en couverture l’emblème du GRECE frappé d’un titre en réserve blanche : « Les habits neufs de la droite française ». Je ne m’en étais pas ému outre mesure. Certes, le contenu du dossier n’était pas aussi objectif que le titre pouvait le laisser penser. Mais nous avions déjà été épinglés au cours de ces derniers mois. Le succès du Figaro Magazine ne pouvait qu’exciter la jalousie et l’inquiétude des grands médias acquis à l’idéologie de gauche. Et, surtout, j’étais habitué aux calomnies. Diverses officines avaient poursuivi le GRECE de leur vindicte depuis le début des années soixante-dix. Les rapports de police qu’elles avaient constitués traînaient dans les salles de rédaction. Ils pouvaient ressurgir à tout moment.
Je suis parti serein, sans imaginer une seconde que ce premier dossier n’était que le coup d’envoi d’une incroyable campagne de presse. Pendant tout l’été, nos chers confrères vont s’en donner à cœur joie contre Le Figaro Magazine et la « Nouvelle Droite », associés dans le même opprobre. Nous serons accusés de tous les maux, avec d’autant plus de mauvaise foi que nous n’étions pas en mesure de répliquer. Cette campagne de presse fut la première du genre. Elle révéla le goût de certains journalistes pour les méthodes de basse police et leur façon de se recopier les uns les autres, sans prendre la peine de vérifier les informations, chacun prenant soin, au contraire, de faire assaut d’imagination pour se singulariser.
L’objectif était clair : faire peur à la droite institutionnelle que nos adversaires soupçonnaient de prêter une oreille complaisante à nos idées. Louis Pauwels entretenait alors les meilleures relations avec le président Giscard d’Estaing. La participation anonyme d’Alain de Benoist au livre de Michel Poniatowski, L’Avenir n’est écrit nulle part (Albin Michel, 1978), était un secret de polichinelle. Quant à moi, j’avais dans Le Figaro Magazine cosigné des articles avec Alain Griotteray, l’un des fondateurs des Républicains indépendants. L’idée que nous puissions avoir la moindre influence au sein de la majorité de l’époque était insupportable aux petits marquis du prêt-à-penser. La gauche avait la prétention de détenir le monopole de l’intelligence. Il ne lui manquait plus que le pouvoir politique qu’elle espérait recueillir incessamment comme un fruit mûr. Mais encore fallait-il que la droite restât la plus bête du monde.
Bien entendu, nos détracteurs nourrissaient également l’espoir de discréditer la « Nouvelle Droite » auprès de Robert Hersant. Ils l’avaient pourtant accablé de leurs sarcasmes et ne s’étaient pas privés d’étaler ses erreurs de jeunesse. Feignant d’oublier que « l’ancien nazi » avait été élu député radical-mendésiste en 1956, ils en avaient fait une sorte de pacte avec le diable. Mais ils savaient aussi que le « papivore », confronté à d’incessantes difficultés financières, ne pouvait pas se permettre d’entretenir le scandale autour de son nom.
Parti pour le Mexique, je n’ai pas vécu cette campagne. D’autant que je fus victime, au troisième jour de mon voyage, d’un grave accident de voiture. Sur une route du Yucatan, je percutai une vache surgie d’une forêt que je croyais inhabitée. Souffrant d’un sérieux traumatisme crânien, je fus transporté à l’hôpital neuro-psychiatrique de Mérida, puis à l’American British Cowdray Hospital de Mexico, avant d’être rapatrié sur un brancard quelques jours plus tard. De nouvelles interventions chirurgicales m’attendaient à l’Hôpital Foch où de nombreux amis du Figaro Magazine vinrent me rendre visite. C’est ainsi que je découvris peu à peu l’ampleur de la campagne de presse : un délire journalistique de près de cinq cents articles, auquel n’avait pas échappé le vénérable Figaro sous la plume d’Annie Kriegel.
Je n’en fus pas surpris, car j’étais bien placé pour savoir que les rapports entre Le Figaro Magazine et sa maison mère n’étaient pas bons. Louis m’avait demandé, un an plus tôt, d’assurer la liaison entre les deux rédactions qui, depuis l’expérience du Figaro dimanche, vivaient retranchées de part et d’autre de la rue du Mail. Chaque semaine, je m’étais rendu dans le bureau de Max Clos, le directeur de la rédaction du quotidien, pour lui transmettre le sommaire de notre numéro à paraître. Nous voulions ainsi éviter des doublons avec Le Figaro du samedi dans lequel le magazine était encarté. Louis souhaitait ainsi une normalisation de nos rapports. Mais ces efforts avaient été vains. Le Figaro s’était obstiné à traiter, certains samedis, les mêmes sujets que nous, dans une optique systématiquement différente. Au point que nous en avions été réduits à communiquer de faux sommaires. Max Clos et les chefs de service que je retrouvais dans son bureau m’avaient toujours accueilli poliment. L’un d’eux était même un ancien camarade de classe. Mais, à l’évidence, la vieille garde du Figaro se méfiait de nous. Notre succès aurait dû la réjouir, car il avait permis au quotidien d’augmenter ses ventes du samedi de quelque 100 000 exemplaires. Elle n’en tirait que jalousie et tremblait devant les censeurs de la presse de gauche.
J’étais encore en convalescence lorsque se déroula un événement nouveau dont je fus le témoin : le 9 décembre 1979, le XIVe colloque national du GRECE, qui se tenait au Palais des congrès de la Porte Maillot, fut soudainement attaqué par un commando d’une prétendue Organisation juive de défense (OJD). Plusieurs des nôtres furent grièvement blessés. Cette action violente – dont certains auteurs furent arrêtés mais relâchés le soir même après intervention de Jean-Pierre Pierre-Bloch, fils du président de la LICRA et alors député UDF de Paris – était d’autant plus malvenue que le thème du colloque était la dénonciation de tous les totalitarismes. Aussi suscita-t-elle de vigoureuses protestations. Un appel pour la liberté d’expression fut signé par plusieurs douzaines de personnalités qui ne partageaient pas toutes, loin s’en faut, les idées du GRECE. Louis Pauwels figurait, bien entendu, parmi les signataires.
Mais quelques personnalités récalcitrantes s’étonnèrent d’avoir reçu le texte du manifeste accompagné d’une lettre à en-tête du Figaro Magazine et s’en offusquèrent aussitôt. En janvier, alors que je venais à peine de reprendre mon travail, Louis me fit part de son intention de se séparer du journaliste qui avait commis cet impair. Il semblait très ennuyé mais sa décision était irrévocable. Le « coupable » devait partir et, comme c’était un membre du GRECE, c’était à moi de le lui faire savoir.
Le climat n’était plus tout à fait le même au sein de la rédaction. Un certain nombre de journalistes reprochaient à Louis Pauwels d’avoir un peu trop courbé l’échine. Ils sous-estimaient les pressions qui avaient été exercées sur lui et dont ils ignoraient l’ampleur. Mon absence n’avait pas arrangé les choses. Bien que mon remplaçant, Henri-Christian Giraud, se fût bien acquitté de sa tâche, Patrice de Plunkett, qui était le plus ancien dans le grade le plus élevé, avait profité de la situation pour élargir ses prérogatives. Il avait surtout senti le vent tourner et compris tout le profit qu’il pouvait tirer à se présenter auprès de Louis en élément modérateur. Sa nouvelle attitude ne pouvait qu’alimenter les soupçons et exacerber les critiques de ceux qui l’avaient connu beaucoup plus va-t-en-guerre.
Ayant décidé de confirmer Henri-Christian dans son titre de rédacteur en chef, Louis me nomma directeur de la rédaction. Déjà absorbé par la préparation du Figaro Madame dont le premier numéro était prévu pour le mois de mai, il avait besoin de quelqu’un qui puisse le seconder plus efficacement au Figaro Magazine. Mais, encore affaibli par mon accident, j’étais loin d’avoir récupéré la totalité de mes capacités de travail. De surcroît, mon bureau était devenu celui des doléances et il me fallut consacrer beaucoup de temps à essayer de calmer les esprits. J’étais moi-même troublé par la nouvelle attitude de Louis. Comme nous étions presque voisins et qu’il voyait bien que ma santé était encore fragile, il avait demandé à son chauffeur de passer me prendre à mon domicile. Pendant plusieurs mois, nous avons ainsi fait la route ensemble chaque matin. C’était évidemment l’occasion de discuter. Il se rendait bien compte que je n’étais pas disposé à accepter les avanies de nos adversaires. Il essayait de me convaincre de la nécessité de faire des concessions pour préserver l’essentiel. Et il ajoutait parfois de son regard malicieux : « Nous les aurons ! »
Je n’en étais pas convaincu. Mon expérience à la tête du GRECE m’avait appris qu’il ne faut jamais donner à l’adversaire le sentiment que l’on est vulnérable à ses attaques. Faire preuve de faiblesse, c’était s’exposer à recevoir de nouveaux coups, chaque fois plus douloureux. Il lui arrivait d’en convenir mais je sentais bien qu’il n’avait plus les coudées franches. Je compris également un aspect essentiel de sa personnalité : Louis avait une vision chevaleresque du débat des idées. Il se battait en honnête homme pour ce qu’il croyait être juste ou souhaitable, sans toujours mesurer la portée des formules assassines dont il avait le secret et sans bien se rendre compte que ceux d’en face n’avaient pas du tout envie de débattre.
Louis offrait un curieux mélange de naïveté et de lucidité. Il avait parfaitement identifié nos adversaires. Il les connaissait pour les avoir déjà croisés sur son chemin. Il savait très bien ce dont ils étaient capables. Je crois qu’il les haïssait tout autant que moi. Mais la campagne de presse l’avait profondément déstabilisé. Il les découvrait plus influents encore qu’il ne les avait imaginés. Et cette toute-puissance l’effrayait. Il faut se souvenir du climat de cette année 1980. Nous étions à la veille de l’élection présidentielle. Mitterrand piaffait d’impatience et la gauche faisait feu de tout bois pour tenter de discréditer le pouvoir giscardien. Le chef de l’État était ouvertement soupçonné de sympathies vichystes et de dédain à l’égard de la communauté juive. Dans le livre qu’il a consacré aux Juifs dans la société française (Flammarion, 1990), Maurice Szaffran rapporte ces incroyables propos que lui a tenus un proche collaborateur de Michel Rocard : « Oui, je crois Giscard fondamentalement antisémite. Il appartient à cette bourgeoisie française où il n’est pas de bon ton d’épouser un juif. Et il y a une traduction politique de cet état d’esprit : Giscard a ouvertement méprisé les juifs. Si De Gaulle et Pompidou se sont opposés, à un moment de leur présidence, au judaïsme français, ils ne l’ont jamais méprisé. C’est cela l’antisémitisme à la Giscard. »
On accusait également ce pauvre Giscard de complicité avec des groupuscules néo-nazis dont les derniers soubresauts étaient systématiquement montés en épingle. La presse, surexcitée, nous révéla que des policiers étaient membres de l’un de ces groupuscules, la Fédération d’action nationale et européenne (FANE). Mais, au lieu d’en conclure que les Renseignements généraux avaient infiltré cette organisation, la plupart des journaux en conclurent que la police était contaminée par les idées néo-nazies. Il est vrai que cette infiltration avait de quoi laisser songeur. La FANE, qui existait depuis longtemps et semblait moribonde, s’était mise à commettre ou à revendiquer des actions violentes au moment où les flics l’avaient noyautée. Fâcheuse coïncidence. Je suis convaincu, pour ma part, que certaines officines de police travaillant pour le compte de Mitterrand ont sciemment manipulé la FANE pour tenter de créer un danger artificiel et de détourner l’électorat juif du pouvoir giscardien.
L’hebdomadaire Tribune juive du 26 décembre 1980 allait révéler que Jean-Yves Pellay, le plus excité des militants de la FANE, dont la journaliste Annette Levy-Willard avait rapporté les furieux propos antisémites dans Libération du 2 septembre 1980, était un agent provocateur de l’Organisation juive de défense. Il était demi-juif par sa mère. Après la mort de son père, résistant et déporté, survenue en 1958, il avait séjourné un an en Israël où il en avait profité pour apprendre l’hébreu. Et c’est après avoir contacté l’OJD aux Douze Heures pour Israël qu’il avait rejoint la FANE en mai 1980.
Mais cela, tout le monde l’ignorait lorsqu’une bombe de forte puissance explosa devant la synagogue de la rue Copernic, le 3 octobre 1980, à 18h 38, provoquant la mort de quatre passants. Moins d’une heure plus tard, un correspondant anonyme – nous savons aujourd’hui qu’il s’agissait de Jean-Yves Pellay – téléphonait à l’Agence France-Presse pour revendiquer l’attentat au nom des Faisceaux nationalistes révolutionnaires qui n’étaient autres que la reconstitution de la FANE dissoute par le gouvernement le 3 septembre précédent. Des centaines de juifs et de militants de gauche se réunirent aussitôt pour aller crier leur colère devant le ministère de l’Intérieur. L’émotion fut d’autant plus grande que cet attentat, le premier de cette ampleur en France, intervenait huit jours après celui de la Fête de la bière à Munich qui avait fait treize morts, et deux mois après celui de la gare de Bologne où quatre-vingt-cinq personnes avaient trouvé la mort. Deux attentats attribués à « l’extrême droite ».
Le lendemain, samedi 4 octobre, une autre manifestation se mit en branle devant la synagogue de la rue Copernic à l’instigation de Henri Hadjenberg, alors président du Renouveau juif. Cette organisation n’en réclamait pas moins la démission du ministre de l’Intérieur, Christian Bonnet, et la constitution d’une commission d’enquête sur « le noyautage de la police par les fascistes ». Le même jour, en fin d’après-midi, le Comité de liaison des étudiants sionistes socialistes (CLESS) organisait un autre défilé aux cris de « Bonnet, Giscard, complices des assassins ! »
Ce samedi, je l’ai passé chez Louis, au Mesnil-le-Roi. Il m’avait appelé dès les premières heures de la matinée, pressentant avec son flair habituel de nouvelles attaques contre Le Figaro Magazine. Nous avions été les seuls de la grande presse, en effet, à ne pas sombrer dans l’hystérie lorsque Marc Fredriksen, le président de la FANE, avait été jugé, le 19 septembre, par la XVIIe chambre correctionnelle de Paris et à rapporter que des activistes juifs du Bétar avaient tenté d’introduire des barres de fer dans le palais de justice. Louis s’était d’ailleurs inquiété du texte que j’avais rédigé et avait demandé à Patrice de Plunkett d’en réexaminer la forme avec moi. Chaque mot avait été soigneusement pesé, mais le seul fait de dire la vérité était un outrage.
Je quittai Louis à l’heure du déjeuner après avoir tenté de le rassurer. Mais, à peine arrivé chez moi, je l’eus de nouveau au téléphone. Il venait d’entendre Jean Pierre-Bloch, le président de la LICRA, déclarer au journal de 13 heures de TF1 à propos de l’attentat de la rue Copernic : « Les assassins, ce sont aussi ceux qui ont créé le climat. Car il y a une certaine presse qui, depuis quelque temps, s’acharne à dénoncer par exemple les jeunes juifs comme des tueurs. Je veux tout de même rappeler Le Figaro Magazine de samedi dernier disant que les juifs venus au palais de justice pour le procès Fredriksen étaient venus pour tuer. Je dis que cet article prête à l’attentat et crée l’antisémitisme. Malgré ce que dira Monsieur Pauwels – il versera sans doute comme beaucoup d’autres des larmes de crocodile sur les victimes –, je dis que le responsable de l’assassinat, c’est cette presse. »
Je retournai au Mesnil où Louis m’attendait, effondré. Ses craintes s’étaient révélées justes. Il paniquait. Jean Ferré, qui tenait alors la rubrique radio et télévision du Figaro Magazine, arriva à son tour, en voisin, et tenta de détendre l’atmosphère, sans plus de succès que moi. Nous avions tort, d’ailleurs, de minimiser cette intervention de Pierre-Bloch car, le lundi suivant, Bernard-Henri Lévy prenait le relais dans Le Quotidien de Paris : « C’est toujours délicat d’établir des liens de cause à effet entre les discours et les actes. Mais il ne me paraît pas absurde de dire que tout le ramdam qu’on a fait récemment autour des thèses élitaires, indo-européennes, parfois eugénistes, des sous-développés de la Nouvelle Droite, par exemple, a préparé le terrain à la situation d’aujourd’hui. » Et le sous-penseur de la gauche-caviar ajoutait : « Le Figaro Magazine, en un sens, c’est pire que Minute ; c’est ce qui permet à des milliers de gens de penser qu’on peut être fasciste sans être un nervi ou une brute de la FANE. »
Pierre-Bloch et Lévy venaient d’inventer la thèse du « climat » que l’on verra ressurgir dix ans plus tard après la profanation du cimetière juif de Carpentras. Thèse d’autant plus absurde que la police n’allait pas tarder à découvrir que les auteurs de l’attentat de la rue Copernic avaient pénétré en France avec de faux passeports chypriotes. On sait aujourd’hui qu’il s’agissait de Palestiniens appartenant à un petit groupe dissident du FPLP de Georges Habbache, le « Palestinian Liberation Front Special Command » dont le chef s’appelait Salim Abou, et que l’explosif avait été acheminé par une valise diplomatique libanaise. Ces terroristes venus de loin ne pouvaient pas avoir été influencés de quelque manière que ce fût par la lecture du Figaro Magazine. Ils poursuivaient leur guerre à eux. Mais la vérité, pourtant révélée par « Le Point » dès le 23 mars 1981, fut longtemps occultée par la classe politico-médiatique, puisqu’en juillet 1981 Gaston Defferre, nouveau ministre de l’Intérieur, tentait encore de relancer la piste de « l’extrême droite ».
Dans les jours qui ont suivi l’attentat, les journaux, les radios et les télévisions firent assaut de bêtise et d’aveuglement. Dans Le Quotidien de Paris, Jean-Marie Rouart affirmait que, de mai 1977 à mai 1980, cent vingt-deux « attentats » auraient été commis par « des groupuscules armés d’extrême droite » et se disait « effaré de voir, face à ce chiffre, le nombre dérisoire des arrestations ». Le futur rédacteur en chef du Figaro littéraire oubliait, peut-être sous le coup de l’émotion, les nombreux attentats dont « l’extrême droite » avait été victime et dont les auteurs n’avaient jamais été identifiés ni arrêtés. Ainsi, trois attentats avaient frappé les bureaux de Minute : en mai 1971, août 1974 et février 1975 (il y en aura d’autres après Copernic) ; en juin 1972, un engin explosif déposé devant le portail de François Brigneau avait blessé un éboueur ; le 19 juin 1977, un autre engin avait ravagé les locaux de L’Œuvre française et, le 19 septembre, des inconnus étaient venus les mitrailler ; encore en 1977, une partie de l’immeuble où résidait Jean-Marie Le Pen avait été détruite par une bombe ; le 18 mars 1978, François Duprat avait été tué par une bombe déposée dans sa voiture.
L’attentat de la rue Copernic ne pouvait que relancer les accusations portées contre Giscard. « La vérité, écrivait Jean-Pierre Chevènement dans “Le Monde” du 8 octobre, est qu’une véritable osmose s’est créée entre une partie du personnel dirigeant giscardien et l’extrême droite française, de Vichy au Club de l’Horloge en passant par l’OAS. » Trois jours plus tôt, François Mitterrand, de passage à Tarbes, avait déjà dénoncé « l’impuissance du gouvernement après les avertissements qui n’ont jamais été entendus » et rappelé la présence « d’activistes d’extrême droite » dans les rangs du service d’ordre du candidat Giscard en 1974. Certains ayant agité l’épouvantail d’un « vote juif », Chirac lui-même, bien décidé à en finir avec Giscard, se répandait sur les ondes pour affirmer que le « racisme » et « l’antisémitisme » étaient à l’origine de l’attentat de la rue Copernic.
L’hystérie des médias, s’ajoutant à la radicalisation de la communauté juive, inquiéta sérieusement Louis Pauwels. Après avoir obtenu de Christian Bonnet une protection policière dans sa propriété du Mesnil, il me demanda, dès le lundi 6 octobre, de lui trouver deux gardes du corps et exigea d’eux, malgré mes mises en garde, qu’ils fussent armés. Je les vois encore faire les cent pas dans le couloir qui menait à son bureau et l’accompagner dans chacun de ses déplacements. On peut en sourire après coup, mais l’échauffement des esprits était tel qu’un geste criminel n’était pas à exclure. Le 7 octobre, quatre jours après l’attentat, alors qu’une imposante manifestation « antiraciste » se déroulait sur les Champs-Elysées, un homme de 84 ans, Charles Bousquet, victime d’une homonymie (probablement avec l’ancien responsable de la police de Vichy), était vitriolé à son domicile par un commando de l’OJD qui allait récidiver, quelques semaines plus tard, sur la personne de Michel Caignet, ancien responsable de la FANE.
Pour riposter aux calomnies, Louis Pauwels décida simultanément de porter plainte contre Jean Pierre-Bloch et d’organiser un débat avec Jean Elleinstein. Cet intellectuel juif, qui était alors en train de rompre avec le Parti communiste, en accepta le principe. Il s’agissait de poser au directeur du Figaro Magazine les questions qui lui permettraient de se dédouaner des accusations les plus infamantes. Ce débat se déroula au Mesnil-le-Roi, en ma présence. J’étais chargé, en effet, de le mettre en forme. Le texte fut publié dans le magazine du 9 octobre. Elleinstein avait parfaitement joué le jeu et allait, quelques semaines plus tard, se montrer courageux en déclarant au Quotidien de Paris du 14 janvier 1981 : « En France, nous ne souffrons pas de trop de liberté, du fait du monopole de l’Etat sur la télévision et de la concentration des grands moyens de communication de masse et d’information, mais plutôt du contraire. Protéger notre liberté, c’est l’étendre. Je ne préfacerais pas un livre de Faurisson mais j’admets qu’il le publie, quitte à en combattre les idées et à en démontrer la fausseté. » Pourtant, son débat avec Louis, trop axé sur un « racisme » et un « antisémitisme » imaginaires, était une concession inutile à l’idéologie dominante, un aveu de faiblesse. Il ne fut pas suffisant, en tout cas, pour calmer les esprits. La campagne de presse continuait et le groupe Hersant était confronté aux risques de représailles financières. Certaines agences de publicité, qui n’avaient jamais caché leur antipathie viscérale pour « Le Figaro Magazine », menaçaient de le rayer de leurs plans médias. L’une d’elles, Publicis, n’avait d’ailleurs pas attendu l’affaire de la rue Copernic pour le boycotter. Je me souviens encore de Maurice Lévy, directeur général de cette agence, nous expliquer hypocritement au cours d’un déjeuner – c’était en septembre 1978 à la veille du lancement du magazine – qu’il ne pouvait pas miser sur un magazine voué à un échec certain !
Au même moment, Robert Hersant était confronté à la justice : inculpé pour infraction aux ordonnances de 1944 qui limitaient la concentration dans la presse, le « papivore » était harcelé par un petit juge du Syndicat de la magistrature sur lequel aucune pression gouvernementale n’avait prise. Il aurait fallu changer la loi, ce que feront les socialistes quelques mois après leur arrivée au pouvoir. Mais Giscard n’avait pas osé se lancer dans une réforme dont il craignait qu’elle fût nuisible à son image de marque. Ayant compris qu’il ne pouvait pas compter sur ses amis politiques, Hersant s’était offert les services discrets d’un avocat influent, Robert Badinter, dignitaire du Parti socialiste, membre éminent de la communauté juive et gendre de Marcel Bleustein-Blanchet, le patron de Publicis. C’est lui qui, si j’en crois les confidences que me fit Louis Pauwels, aurait conseillé à son client de donner des gages de bonne volonté : Le Figaro Magazine devait adopter une ligne plus « convenable » et se débarrasser de ses éléments les plus « compromettants ».
Quelques jours plus tard, Louis m’appelait dans son bureau pour m’annoncer que Robert Hersant lui avait demandé ma tête. Je devais m’en aller. Il en était désolé mais ne pouvait pas faire autrement. Bien entendu, je serais indemnisé, car il n’y avait rien à me reprocher. Un peu interloqué, j’hésitai sur la conduite à tenir. Maurice Beaudoin et Michel Dunois, ancien rédacteur en chef de L’Aurore qui venait d’arriver au Figaro Magazine comme conseiller de la direction, me suggéraient de faire le dos rond en attendant un retour au calme. Abondant dans le même sens, Alain Griotteray n’était pas persuadé que Robert Hersant, qu’il connaissait bien, ait exigé ma tête. Je m’interrogeai : n’était-ce pas plutôt Louis, à la recherche d’un fusible, qui la lui avait proposée ? Je n’ai jamais su ce qu’il en était réellement. Mais ce doute m’ôta toute velléité de résistance. Je me résignai au départ d’autant plus facilement, il est vrai, qu’un groupe de presse venait de me faire des propositions et que je n’avais pas de souci à me faire pour mon avenir.
Louis me remit une lettre datée du 14 octobre : « Cher Jean-Claude, c’est le cœur serré et l’esprit déchiré que je vous vois partir. Je n’avais pas le choix. On exigeait de moi cette mesure. Si je m’y refusais, je devais partir moi-même en justifiant du même coup les infâmes accusations portées contre moi, et en livrant l’ensemble de l’équipe à la curée immédiate. Nous avons résisté trois ans. Je ne regrette rien de ce que nous avons fait. J’en suis fier au contraire. Mais, aujourd’hui, nous sommes contraints de plier. Et, en pliant, je sais que je donne prise à d’autres attaques. Je ne me fais pas d’illusions. Je dois cependant retarder au maximum qu’on “nous rase” tous ici, comme le souhaite ce soir Michel Calef dans Le Monde. Mais, qui sait ? Le temps gagné peut aussi travailler pour nous. C’est, en tout cas, la seule chance à courir. Mon cher Jean-Claude, vous savez en quelle estime et amitié je vous tiens. Et vous savez que notre cause m’habite profondément. Je souhaite que vous puissiez la servir en liberté et avec force, et qu’elle bénéficie finalement de l’injustice qui nous [souligné] est présentement faite. Permettez-moi de vous embrasser. Louis. »
Tiraillé par le doute, je fus plus sensible aux marques de sympathie que me témoignèrent la plupart des journalistes du « Figaro Magazine », y compris ceux qui nous avaient rejoints plus tardivement et qui auraient pu avoir quelques raisons de se méfier. Je pense à Christine Clerc m’écrivant en date du 21 octobre 1980 : « Cher Jean-Claude, j’ai eu à peine le temps de vous connaître et je ne pourrai pas vous dire au revoir, ayant un rendez-vous chez Rocard ce jeudi après-midi. Je voudrais seulement vous dire qu’après vous avoir considéré avec une certaine méfiance (cette “Nouvelle Droite” et puis, n’alliez-vous pas chercher à m’étouffer ?) j’avais appris à estimer vos qualités professionnelles et plus encore votre délicatesse, votre respect des autres et votre profonde courtoisie. J’ai aimé travailler avec vous et je vous regretterai. Croyez à ma très sincère amitié. Christine Clerc. »
Louis aussi, je crois, m’a regretté. Pendant ces deux ans et demi, en effet, ma loyauté à son égard avait été sans faille. Après mon départ, la rédaction se fissura en plusieurs clans qui passèrent le plus clair de leur temps à se combattre dans l’espoir d’avoir les faveurs de la direction. Louis en était parfaitement conscient et m’en parla au cours d’un déjeuner, de même qu’il m’expliqua, à une autre occasion, les raisons qui l’avaient amené à renoncer à son procès contre Pierre-Bloch en échange d’une lettre de celui-ci, publiée en page 60 du Figaro Magazine du 8 novembre 1980, dans laquelle le président de la LICRA s’excusait platement d’avoir tenu des propos dépassant sa pensée. J’estimais que ce n’était pas la bonne stratégie. Nos discussions étaient néanmoins amicales et, malgré mon départ du Figaro Magazine, je le voyais assez souvent.
En 1981, l’Union de la gauche étant arrivée au pouvoir, il me confia la mission de constituer une association destinée à rassembler les intellectuels de toutes sensibilités hostiles au nouveau régime. Alternative pour la France : tel fut le nom donné à cette entreprise dont il fut l’un des cinq parrains officiels aux côtés d’Alice Saunier-Seïté, ancien ministre des Universités, de Pierre Chaunu, du R.P. Bruckberger et de Patrick Wajsman. L’objectif était ainsi défini : « La diversité des opinions doit nourrir la réflexion et élargir le débat. Encore faut-il définir les principes essentiels communs autour desquels doit s’articuler une alternative tolérante et dynamique à l’idéologie socialiste. Pour la première fois, des personnalités de sensibilités différentes, mais d’accord sur l’essentiel, ont accepté de réfléchir et de combattre ensemble. »
Un premier forum fit salle comble au Pavillon Gabriel, les 5 et 6 décembre 1981. Mais nous avions frôlé la catastrophe : Raymond Aron, en effet, avait organisé une cabale, sous prétexte que nous avions abusivement utilisé son nom dans nos placards publicitaires. Nous n’avions fait que reprendre, en la référençant, une brève citation de lui, extraite de L’Express du 26 juin 1981 : « La bataille des idées commence et doit commencer… » C’était cette bataille que nous voulions engager et, malgré son refus de participer à notre forum, nous avions jugé légitime de le citer. « Monstre d’orgueil », selon la formule de Jean d’Ormesson qui l’avait pratiqué et s’y connaissait en matière de boursouflure de l’âme, il s’en formalisa et s’empressa de désavouer une initiative conforme aux vœux qu’il avait exprimés. Bien décidé à saboter notre forum, il exerça des pressions sur les personnalités qui nous avaient apporté leur soutien et promis leur participation. Il les mit en garde contre une opération dont il affirmait qu’étant pilotée par Le Figaro Magazine, elle ne pouvait être qu’une manœuvre de la « Nouvelle Droite ». La « preuve » en fut apportée par Le Matin : le 4 décembre, ce quotidien socialiste prétendit révéler que le siège de notre association, rue de Verneuil, était le domicile d’Alain de Benoist. En réalité, ce dernier n’y habitait plus depuis une vingtaine d’années. C’était le domicile de sa mère qui venait de décéder. Alain nous l’avait simplement prêté en attendant de le vendre.
Malgré tous ses efforts, Raymond Aron n’avait obtenu qu’un maigre résultat : le retrait de Norman Podhoretz, rédacteur en chef de la revue américaine « Commentary », et de quatre autres de ses compatriotes, dont nous étions ainsi dispensés de payer le coûteux voyage. Une dernière offensive fut lancée le dimanche matin, deuxième jour du colloque, dans un recoin du Pavillon Gabriel. Je vois encore Lionel Stoléru et Michel Drancourt, pour ne citer que les plus véhéments, m’annoncer qu’ils quitteraient le forum si Alain de Benoist persistait à vouloir prendre la parole comme cela était prévu au programme. Je m’insurgeai contre ce chantage. Hélas ! Aucune des dix ou douze personnalités présentes ne m’apporta son soutien. Même Alice Saunier-Séïté, qui ne manquait pas de cran et qui savait parfaitement à quoi s’en tenir sur le double jeu de certains, se défila. Alain Griotteray, dont j’escomptais l’appui, n’était pas encore arrivé. Quant à Louis Pauwels, il avait déjà été assailli au téléphone par Stoléru. Ce sinistre personnage – qui n’était sûrement pas le mieux placé pour combattre le socialisme puisqu’il allait devenir ministre de Mitterrand après l’avoir été de Giscard – n’avait pourtant émis aucune réserve lorsque je l’avais pressenti. La liste provisoire des intervenants que je lui avais remise le 20 octobre, chez lui, square du Ranelagh à Paris, comportait déjà le nom d’Alain de Benoist. Ce dernier, excédé par la mauvaise foi de ses censeurs, se retira de lui-même alors que je m’apprêtais à monter à la tribune pour dénoncer les manœuvres qui venaient de se dérouler en coulisses. Par la suite, j’ai souvent regretté de n’avoir pas révélé au public la vérité à laquelle il avait droit.
Le 18 avril 1982, dans les salons du Sofitel, Porte de Sèvres, Alternative pour la France organisa un second forum sur les menaces pesant sur la santé, avec des personnalités aussi peu suspectes de sympathies pour la « Nouvelle Droite » que Jean-Marie Rausch, lui aussi futur ministre de Mitterrand, le centriste Jacques Barrot ou le professeur Gérard Milhaud. Ce fut sa dernière manifestation. Je n’avais plus envie de continuer. A force de vouloir se dédouaner, l’association risquait de perdre sa raison d’être. Louis n’en était pas conscient. Nous en avons discuté amicalement au cours d’un déjeuner, le dernier que nous ayons partagé. Nous évoquâmes également sa « conversion » au christianisme et celle de Patrice de Plunkett dont il se moquait, car il ne la croyait pas sincère.
Huit années s’écoulèrent sans que nous eûmes d’autres contacts que d’épisodiques conversations téléphoniques. Nous n’étions plus sur la même longueur d’onde. Je déplorais que la souffrance physique ait eu raison de son stoïcisme et qu’il ait pu écrire dans Le Figaro Magazine : « C’est le sens du péché qui confère à l’homme sa dignité. » Cette volte-face me peinait d’autant plus qu’elle s’accompagnait d’une normalisation du Figaro Magazine. Mais nous conservions l’un pour l’autre une grande estime. Le 21 mai 1990, il m’écrivit ces quelques lignes après avoir lu l’un de mes articles de la Lettre de Magazine Hebdo dans lequel, déplorant l’hystérie des médias dans le traitement de la profanation du cimetière de Carpentras, j’avais rappelé le précédent de la rue Copernic : « Mon cher Jean-Claude. Vous êtes le seul dans la presse à rappeler l’action menée contre Le Figaro Magazine et moi-même à propos de l’attentat rue Copernic. Je vous remercie de l’avoir fait. L’extraordinaire est que personne n’ose se souvenir de la délirante campagne contre la Nouvelle Droite à cette époque. Cordialement, Louis. »
J’ai raté mon dernier rendez-vous avec lui : celui de ses obsèques. Je m’étais promis d’y aller, en voisin et en ami. Mais j’appris que Bernard-Henri Lévy serait présent avec quelques autres de son acabit, dont je n’avais pas oublié qu’ils avaient craché sur Le Figaro Magazine. La seule idée de les voir m’était insupportable. Louis avait passé l’éponge et fini par se trouver des affinités philosophiques avec eux. C’était son droit. Il n’empêche que ces gens restaient pour moi des malfaisants. C’est donc dans la forêt de Saint-Germain que je me suis recueilli, ce jour-là, loin des courtisans et des traîtres d’opérette.