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Autopsie d'un déclassement

Autopsie d’un déclassement

L'édition contemporaine n'est pas encore totalement phagocytée par les CSP+ des beaux quartiers ayant décidé d'infliger aux lecteurs le récit de leurs pathétiques déboires psychologico-sentimentaux ou la description navrante de leurs névroses sexuelles diverses et variées. La preuve par Franck Courtès qui offre un vrai roman social, mettant son expérience personnelle au service d'une description en profondeur d'une société en cours de précarisation accélérée, se dopant à l'immigration incontrôlée pour finir d'atomiser et « d'ubériser » le monde du travail.

Dans À pied d’œuvre, paru chez Gallimard, Franck Courtès livre sa propre histoire : celle d’un ancien bourgeois déclassé, passé de semi-mondain qui a ses entrées à petit manœuvre sans argent. Loin des autofictions plaintives, son roman dépeint avec ironie et lucidité le nouveau monde du travail ubérisé.

À 50 ans, Franck Courtès plaque son boulot de photographe de presse, délaissant cet art qu’il ne reconnaît plus, pour devenir écrivain. Malgré quelques succès, ses maigres droits d’auteur ne lui permettent pas de vivre décemment ; devenu précaire, il est contraint de déménager dans un studio que lui prête sa mère, connaît la misère et les petits boulots.

Prestataire bas de gamme, payé au rabais

Sans autre qualification que celle de photographe, il s’inscrit sur une Plateforme qui met en relation des clients et des personnes vendant leurs services aux enchères. Il enchaîne alors les petits boulots, embauché à la journée ou à la demi-journée pour des tâches payées parfois moins de 15 euros. BTP, restauration, jardinage, tout y passe : monter ou démonter des meubles en kit, installer rideaux et placards, déblayer des tonnes de gravats, servir, préparer, laver, récurer, déménager, installer, conduire, tondre…

Franck s’exécute, docilement : les commentaires et appréciations déposés sur la Plateforme par les clients influencent l’algorithme de l’application et font peser une pression constante. Un ouvrier non qualifié en remplace aisément un autre tant le contingent de précaires est inépuisable : il croise lors de ses missions des jeunes, souvent immigrés, prêts à réaliser n’importe quelle besogne ingrate pour quelques euros.

« Les genoux ne tiennent pas deux ans le rythme. Qu’importe, le flux migratoire fournit de frais mollets. On aura à n’importe quelle heure son plateau de sushis ou sa pizza, quoi qu’il en coûte en ménisques africains. »

La logique économique et sociale de la Plateforme est sournoise… et implacable : fini les communautés d’ouvriers unis dans une usine, la solidarité via les syndicats, place à l’isolement des travailleurs, la disparition des liens communautaires, à l’anonymat, qui fragilisent, tout en augmentant la fluidité économique du modèle.

Fonctionnant par le biais d’une application qui met en relation l’offre et la demande de bras, les conflits et négociations avec la direction n’existent plus. Avec ce nouveau modèle économique sans droit ni protection sociale, « on se dirige moins vers une société idéale d’ouvriers libres et indépendants que vers une société de serviteurs précarisés. »

Nouvelle vie sur l’autre rive sociale 

La littérature française est paradoxale : elle place sur un piédestal des écrivains à peine rémunérés et dont la plupart exercent un autre métier pour vivre. La difficile vie matérielle des auteurs, Franck Courtès l’explore en profondeur. 

Ces petits boulots mal payés et dégradant lui permettent d’être maître de son emploi du temps : il peut ainsi écrire autant qu’il le souhaite… mais ne sort pas de la misère. Il ne se chauffe plus, ne se rend plus au cinéma ou au théâtre, vend son stock de livres, se nourrit peu et mal, perd treize kilos en un an et parvient à dissimuler sa pauvreté grâce aux quelques vêtements chics qu’il a conservés.

Nouveau pauvre, il souffre du souvenir de ses anciennes richesses, de son incapacité à suivre le train de vie de sa classe originelle et de la fadeur de sa nouvelle vie sociale.

« C’est quand il faut faire avec, c’est-à-dire sans, qu’on se voit bien avec soi-même, jusqu’au fond, jusqu’à la vase. Pauvre, on ne choisit plus les événements, on ne dirige plus tout à fait sa vie, le volant est raide. On fait les courses au même endroit, le moins cher, on s’habille de la même manière on raconte les mêmes histoires, c’est-à-dire pas grand-chose. La pauvreté est aussi une monotonie. »

La lecture d’À pied d’œuvre rappelle celle du récit autobiographique de Florence Aubenas Quai de Ouistreham : elle y rendait compte des galères et humiliations vécues pendant 6 mois au contact des plus démunis, les petits boulots et le travail précaire à temps partiel. Ici, Franck Courtès nous présente un monde du travail toujours plus libéralisé et déshumanisant, sans misérabilisme ni indécence.

Photo : Autoportrait © Franck Courtès

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