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Jean Cau et Bardot

«Au temps béni des colonies …»

«Au temps béni des colonies ... » : le titre gouailleur d’une chanson populaire sur l’Afrique de grand-papa, ses petits plaisirs et ses petites bassesses. Il résume assez bien le dernier roman de Jean Cau : 220 pages de rêve, d’aventure et de nostalgie, qui font danser la poussière du grenier national sous un curieux soleil tropicalo-patriotique. À lire au premier comme au deuxième et au troisième degré. Le temps de la culpabilisation est passé. Le moment d’examiner, sans fausse pudeur l’aventure coloniale est peut-être venu.

La maîtrise absolue d’un style qui transforme chacun de ses livres en numéro d’équilibriste sur fil de fer, la pratique hebdomadaire du journalisme à grande diffusion, l’agréable certitude d’émouvoir – d’enthousiasme ou de rage, peu lui importe – chaque fois qu’il trempe sa plume dans le vitriol de son encrier, tout cela permet aujourd’hui à Jean Cau d’écrire n’importe quoi. La virtuosité en bandoulière comme un alibi, le voici, seul gazetier à être aussi grand écrivain. Son dernier roman se nomme tout bonnement La conquête de Zanzibar et, comme dirait sa concierge, « faut l’faire ! ».

Un homme, lui, vous, moi, comme on veut, rêve qu’il part à la reconquête du continent africain perdu. Il délire de fièvres tropicales pendant plus de deux cents pages, pour se retrouver à l’asile psychiatrique, très aseptisé goulag d’une démocratie dont le libéralisme avancé a réussi à gommer radicalement toute nostalgie d’empire. Au premier degré – et c’est quand même celui qu’il faut commencer par grimper – ce livre n’est rien d’autre qu’une apologie féroce et souriante du colonialisme. Pas celui des missionnaires, des négociants ou des fonctionnaires de la France d’Outremer. Mais le vrai, le seul, l’unique, celui des fusils, de la poudre et des balles. Le grand-père Zig, dont il est beaucoup question dans cette songerie, ne fait pas de détail : il est un conquérant, l’archétype impérialiste de l’homme blanc, l’affreux absolu. Pire qu’un diable aujourd’hui : un diplodocus.

Le second degré a quand même l’avantage de nous rappeler que nous sommes tous les petits-fils, ou les arrières-petits-fils, de ce grand-père Zig. Ce n’est pas si vieux, la Belle Époque, le siècle dernier… Bien ? Mal ? Peu importe, cela, comme on dit, appartient à l’Histoire. L’Europe ferait quand même mieux de l’assumer que de masturber sa mauvaise conscience. Comme si on était devenu meilleurs aujourd’hui en regardant le dimanche matin dans son fauteuil la messe télévisée à l’intention des travailleurs immigrés. Spectacle raffiné d’hypocrisie pleurnicharde que j’aurais regretté d’avoir manqué.

La main dans la main du grand-père Zig, le narrateur s’avance donc à l’éternelle conquête de Zanzibar et des Afriques. Dans la colonne, rien que de vrais Français, au cœur tricolore. Est-ce un hasard si ce sont des adjudants corses et des quartiers-maîtres bretons ? J’aime à imaginer les petits-fils de ces grands-pères Zigi et Zigec reconvertis dans le FLB ou le FLNC. Cela apprendra aux Français ce qu’il en coûte de brader un empire. Il faut bien que jeunesse se passe… Et c’est là, enfin, le troisième degré de cette étrange Conquête de Zanzibar : le retour à la jeunesse. La nostalgie de l’Afrique perçue comme la nostalgie de l’enfance.

Quinze ans après Le meurtre d’un enfant, la blessure n’est pas encore guérie. Elle saigne et elle suppure. Jean Cau, ancien combattant de la guerre des boutons, nous  raconte éternellement ses campagnes. Brain dans l’Aude, c’est son Verdun de la Meuse. C’est exactement le sujet de la Conquête de .Zanzibar. Quand on est un petit garçon pauvre, né en 1925, au soleil du Midi comme dans les brumes du Nord, de Dunkerque à Perpignan, la République vous a fait, dès l’école primaire, le plus beau des cadeaux, de quoi remplir tous les rêves, ces grands nuages roses sur les cartes de géographie, là où flotte le même drapeau que sur l’école du village, une Afrique dont chaque petit Français pouvait se dire : c’est à moi !

On imagine mal, en cette année du Patrimoine, quelle fut l’omniprésence sentimentale du patrimoine colonial dans cette France de la IIIe République. Le cœur de l’empire battait à gauche et ses chantres inlassables étaient les instituteurs patriotes et laïcards. Pas de discours de distribution des prix sans allusion à Jules Ferry le Tonkinois … On aurait bien tort de croire que le couplet africain de Jean Cau marque quelque déviation vers la droite de son pendule personnel. C’est au contraire à son enfance de gauche qu’il se montre plus fidèle que jamais.

C’est là où il gêne et agace certains. Qui, d’ailleurs ? Ceux qui ont, comme lui, dépassé la cinquantaine. Les autres ne peuvent savoir nos rêves d’enfance : « Étre explorateur »… L’ancre de marine de la Colo sur le képi cabossé, l’ermitage du père de Foucauld, le drapeau sur le « bordj » assiégé par quelque « djich » surgi des sables du désert. L’Indochine ? L’Algérie ? Mais c’était tout autre chose. Des combats d’arrière-garde, perdus d’avance, après la grande fracture de la seconde guerre civile européenne. D’ailleurs c’était bien précisé, on ne se battait pas pour l’empire, mais pour un « état associé » dans un cas et des « départements français » dans l’autre. Rien d’exaltant pour motiver le militaire, pour prolonger en lui le feu de l’enfance et de son fusil de bois.

La conquête de Zanzibar, qui m’a un peu rebuté par ses virtuosités et ses répétitions, par son climat tropicalo-patriotique aussi, où l’on croit parfois découvrir un pastiche du vieux Gaulois réactionnaire Jacques Perret, ce livre, refermé, m’a brusquement fait murmurer : « Tiens, moi aussi. » On possède toujours dans une même génération ses mots de passe. La colonne Marchand à Fachoda, le sous-lieutenant Pol Lapeyre dont on ne sait rien d’autre que le texte d’une citation sublime : « Se fit sauter avec son poste plutôt que de se rendre », la Croisière Noire et ses autochenilles (avec quelques plaques de blindage, on en aurait eu bien besoin pour repousser en mai 40 les Panzers). Bric-à-brac du grenier national. Poussière et moisi. Peut-être. Mais seul rêve capable de nous lancer jadis hors de nous-mêmes, de faire de nous des conquérants, petits-fils du grand-père Zig. Mirage ? Moi, je veux bien, mais c’était notre H et cette herbe de la brousse en valait bien une autre…

Quoi qu’il dise et quoi qu’il écrive, Jean Cau, pas plus qu’un autre, ne pourra, selon  l’expression, « guérir de son enfance ». Lui, au moins, il a le rare courage de l’assumer. Il n’hésite pas à nous avouer qu’Hercule a été son dieu et Cortez son héros. On ne naît pas impunément dans la classe la plus populaire d’une nation « vénérant ses lois et ses drapeaux ». Et c’est chez les pauvres que la défaite fait le plus mal. Pas dans la bourgeoisie parisienne, prête à tous les abandons et qui demain larguera sans une larme la Corse ou la Lozère comme un paquet d’actions qui ne vaut pas un clou.

La nostalgie coloniale de Jean Cau n’est pas seulement française. Elle est aussi européenne. Là, je le retrouve comme un frère : « Chevaliers de Franconie, paysans d’Estramadure, lansquenets d’Alsace, Mores ralliés de Sicile, spahis de Compiègne, zouaves de Castelnaudary et ce sont les flottes de Venise, commandées par le doge Morosino, qui nous transporteront, Don Juan d’Autriche et moi, vers les Turquies d’Afrique. »

Lire cela aujourd’hui, quand même ! Et lire aussi qu’un homme n’a d’autre choix qu’entre l’héroïsme et la mort. Certes, je sais, il faudrait en rester au deuxième ou au troisième degré, rechercher l’ironie. Mais on peut aussi, avec une joie salubre et amère, se laisser prendre à ce piège et croire toujours vivant ce à quoi nous avons cru.

« En avant ! Vive la guerre ! » criaient les enfants en sarrau noir qui jouaient dans les vignes ou les torrents, avec leurs cartables et leurs frondes. Il y avait les Noirs et les Blancs, aussi ennemis que les gendarmes et les voleurs. Et on grandit… « Qu’est-ce qu’un adulte ? écrit Jean Cau. Je souffle le secret : un enfant en décadence. » Pour cette seule phrase, je lui pardonne toutes les longueurs et le verbiage un peu lassant de ce roman en forme de conte. Et je ne renonce pas au plaisir d’une autre citation, celle-ci irréfutable :

« Ô curiosité, tu fus le génie de l’homme blanc et la mère de tous les empires. Et plus le mystère était grand et plus nos courages fouettaient nos carcasses. » Ce qui s’éclaire quelques pages plus loin : « La prophétie n’annonce pas l’avenir, elle est la violence qui le crée. Son nom est désir ou, si tu préfères, volonté. »

Et la volonté de Jean Cau, par delà cette fable où l’on égratigne au passage les femmes et les préjugés, c’est de refuser le monde incolore de la grande égalité cosmopolite et bourgeoise. Ce n’est pas si délirant que s’exclame son héros : « Plus de guerres ? Plus d’Afriques ? Où irons-nous ? Plus de Blancs et de Noirs ? Qui serons-nous ? Des hommes gris, me disait une voix … »

Aussi ce livre de la Conquête n’est-il jamais un livre de la haine. Bien au contraire. Au milieu de personnages aussi « désarmants » qu’Adèle, l’éternelle petite poupée conservatrice et castratrice, les seuls héros capables de respirer à la même hauteur que le grand-père Zig sont quelques travailleurs immigrés. Balayeurs et fils de rois, ils détiennent la grande sagesse. À leur tour, dans leurs rêves, ils vont conquérir un Zanzibar. Et c’est par eux, finalement, que le narrateur existe, puisqu’on ne peut devenir soi-même que si les autres, eux aussi, cultivent le jardin secret de leur enfance. Il faut hélas craindre que La conquête de Zanzibar soit un livre mal compris de ceux qui en feront l’éloge. Parce qu’il est bien, trop bien écrit, ce palmier risque de nous cacher la forêt tropicale. Il nous enseigne pourtant une morale qu’il serait bon de méditer. L’homme blanc, qui s’est ridiculisé en enseignant aux petits négrillons que leurs ancêtres étaient des Gaulois, ne saurait se racheter de son « péché colonial » en voulant se persuader aujourd’hui que ses descendants doivent devenir des Zoulous.

Jean Cau : La conquête de Zanzibar, Gallimard, 224 pages.

Cet article est extrait du numéro 34 de la revue Éléments (Avril 1980).

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