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Au contact de l’Orient, la philosophie grecque

Singulière mais aucunement renfermée sur elle-même, la philosophie des Grecs, un peuple de guerriers et de marchands, s’est nourrie d’influences orientales, tout comme elle a façonné l’Orient en retour, notamment avec les conquêtes d’Alexandre. Se battre contre les Perses n’empêchait pas d’écouter leurs chants sacrés. Des apparentements existaient entre vues du monde. Et si les Indo-européens avaient inventé, il y a trois millénaires, une philosophie de l’Eurasie ?

On dit généralement que la philosophie est née en Grèce. C’est exact pour la philosophie telle que nous la connaissons et la définissons. Car la philosophie ne vole pas dans le ciel des idées avec ses petites ailes. Elles existe pour un peuple, qui cherche des réponses à ses questions, sous un ciel et sur une terre qui ne sont pas de nulle part. Chaque peuple vit et pense en fonction de sa terre et de son horizon. Mais il y a bien sûr des interférences entre les pensées des différents peuples.

Il a existé, ailleurs qu’en Europe, des pensées de l’origine, des pensées des causes premières, des pensées de la sagesse qui ne s’appellent pas toujours philosophie – amour de la sagesse étymologiquement –, mais recouvrent le même champ d’interrogations. Des pensées qui recherchent la « science des sciences » ou encore la « pensée de la pensée ». Des pensées qui veulent savoir ce que penser veut dire, en essayant de se situer toujours plus en amont des choses qui existent.

En Grèce même, et nous parlons ici du monde grec au sens large, qui incluait l’Italie du Sud et l’actuelle Turquie, il y eut, avant les philosophes, les physiologues, des hommes qui s’intéressaient à la physis (la nature), l’homme n’étant pas découplable de cette dernière. Et dès le début, une grande distinction se manifeste : celle qui existe entre les ioniens (en actuelle Turquie, Grèce d’Asie avant 1923), et les éléates (Élée, en Italie du Sud, Campanie). D’un côté, les ioniens ou milésiens (de Milet en Ionie), qui insistent sur le changement (Héraclite), d’un autre côté, les éléates, qui insistent sur les permanences et sur l’être éternel des choses (Parménide).

La permanence du changement

La question de l’opposition entre changement et permanence est plus complexe qu’il n’y paraît. Ce n’est pas une histoire de verre à moitié plein ou à moitié vide. Les héraclitéens ne nient pas qu’il y ait des permanences. Mais il y a pour eux quelque chose qui ne change pas : c’est que tout change. Et ce n’est pas une boutade. En outre, la pensée du changement est surtout une pensée de la complémentarité des contraires. Le bien implique l’existence du mal. Le plein implique l’existence du vide (tout garagiste qui vous « fait le plein » le sait…), le grand implique l’existence du petit, etc. Dire qu’il y a des opposés, c’est dire qu’il y a nombre de vérités relatives : il n’y a pas d’hommes grands en soi, mais des hommes plus grands que la moyenne (sauf au sens symbolique où il y a, en histoire, de « grands hommes »). Ce sont en tout cas les tensions entre les pôles opposés qui font naître la vie même. « C’est la tension entre les contraires qui engendre l’existence », écrit Jeanne Hersch dans son indispensable Étonnement philosophique.

Tout cela a été débattu, et l’est encore dans la philosophie d’origine grecque. Mais cela ne s’est pas fait sans échanges avec des pensées pratiquées dans des contrées plus lointaines. Au Ve siècle avant notre ère, la Gaule et la Germanie étaient largement fermées à l’influence grecque. Restait bien sûr l’Italie, proche du monde grec. Mais d’où venaient les pensées susceptibles d’influer sur la propre pensée des Grecs ? De l’Est (Anatolie et plus à l’est) et du Sud-Est de la Méditerranée. Nous savons peu de choses de la pensée des Mésopotamiens du IIIe millénaire avant notre ère, entre le Tigre et l’Euphrate, vers Sumer. Il est probable qu’ils se posaient eux aussi la question de l’origine du monde. L’histoire commence à Sumer, dit le titre d’un ouvrage célèbre de Samuel Noah Kramer (1957). C’est en fait notre connaissance de l’histoire qui commence à être un peu moins lacunaire avec l’invention de l’écriture cunéiforme, à Sumer, en Mésopotamie, vers 3400 avant notre ère.

Les sources égyptiennes

De l’Égypte, si proche de la Grèce par la mer, bien des échanges commerciaux et d’idées. En Égypte (IIe millénaire avant notre ère et ensuite), la dualité règne. Il y a la terre du visible, qui est périssable, et la terre de l’éternel. Sema est le souffle vital. Sema Taoui est la réunion par le souffle des deux terres : il unit les dieux de la Haute-Égypte et ceux de la Basse-Égypte. En Haute-Égypte, au sud, règne un dieu guerrier ; en Basse-Égypte, au nord, vers le delta, un dieu marchand. Le Nil : orienté nord-sud. À l’est, la naissance, le soleil. À l’ouest, la mort, le soir. Un monde puissamment architecturé. Le réel, c’est ce qui existe, mais pas seulement. C’est aussi l’éternel, c’est-à-dire ce qui pourrait exister, et ce qui a existé, ce qui pourrait revenir à tout moment. On pense à la distinction que l’on trouvera chez Aristote entre ce qui est en acte et ce qui est en puissance. Une autre opposition est celle qui existe entre la justice (Maât) et le désordre et l’injustice (Isfet). L’un des symboles de l’Égypte ancienne est la croix de vie (Ankh). Elle ressemble à l’Irminsul. Platon, qui n’a peut-être jamais mis les pieds en Égypte, la connaissait pourtant bien. Ce ne sont pas les témoignages de voyageurs qui manquaient à son époque. Il y portait un grand intérêt. L’Égypte a été à coup sûr une des sources d’inspiration de sa pensée la plus ésotérique.

Influences ? Il est fort probable que ce fut beaucoup moins le cas avec les Hébreux, eux aussi dans une relative proximité territoriale, et séjournant parfois en Égypte. Leur religion est moins une vue du monde qu’une construction fantasmatique autour de l’idée de leur salut en tant que peuple, après les mésaventures de la sortie d’Égypte. C’est une religion ethnique. Les Hébreux optent pour un dieu jaloux, un dieu qui verbalise, dans tous les sens du terme. Il s’agit moins d’avoir une cosmogonie que de savoir qui nous sauvera, peuple d’Israël. Les dieux sont réduits à un seul, et la question qui se pose est celle de l’alliance entre celui-ci et un peuple. Ce n’est certes pas la première fois qu’un peuple s’imagine privilégié par les dieux. Mais à partir du moment où il s’agit d’être privilégié par un dieu unique, par le seul vrai dieu, l’affaire prend plus d’envergure. « À dieu unique, peuple sans concurrence. » (Jean Duché). C’est un contrat d’exclusivité. Entre les hommes et l’universel divin, il y a un pont, et il passe par les Hébreux. Un pont à péage, pour les Hébreux eux-mêmes. Tikkun olam : réparation du monde. L’histoire, de cyclique qu’elle était, est contrainte de s’engouffrer dans un long tunnel, ponctué de stations qui ont pour noms rédemption (apolutrosis) – prescriptions (Mitzvot) – réparations (Tikkun ou Tikkoun). Cela fait peu d’éléments, chez les Hébreux, de nature à séduire les Grecs, avides de réponses moins ethno-centrées et moins téléologiques.

L’influence perse

Ce qui vient des Perses est beaucoup plus important pour les Grecs que ce qui viendrait des Hébreux. Pythagore, qui se prétendait la réincarnation d’un fils d’Hermès, prétend avoir rencontré Zarathoustra au cours d’une déportation à Babylone. Démocrite, de son côté, aurait connu l’influence de Zarathoustra (ce qui est bien sûr impossible pour des raisons de dates). De nombreuses études sur Platon et l’Orient (notamment du Père Festugière et de Joseph Bidez) montrent que Platon connaissait les idées de Zoroastre. L’opposition entre Grecs et Perses est ancienne. Ce fut notamment le cas pendant les guerres médiques (les Mèdes étaient un peuple de Perse), au Ve siècle avant notre ère. En outre, nombre de cités-États grecques ne dédaignaient pas les alliances de revers contre d’autres cités. On le vit pendant la guerre du Péloponnèse, peu de temps après les guerres médiques. Les paradoxes ne manquaient pas : ainsi, Xénophon, un temps soldat de Sparte, fut aussi un temps mercenaire de Perses contre d’autres Perses. Un brillant collaborationniste ? Il fut en tout cas banni d’Athènes. Un patriotisme grec à l’époque ? Il y avait encore beaucoup à faire : nous n’étions pas encore en 1830 !

L’opposition entre Grecs et Perses s’accompagnait, en tout cas, d’influences réciproques. Vers le XIe siècle avant notre ère, Zoroastre (Zarathoustra) est un prophète auteur d’hymnes (les Gathas). Ces hymnes font partie de l’Avesta (« l’éloge »), les textes sacrés de la religion mazdéenne, Mazda (« sagesse infinie », « lumière ») étant la divinité principale de la religion de Zoroastre. Le fils de Mazda est Mithra, dieu du soleil, des étoiles, de la lune, de tout ce qui brille dans le ciel. Le zoroastrisme est un monothéisme de principe et une religion dualiste quant aux forces en présence. Nietzsche, si moniste, n’ignorait sans doute pas qu’il jouait avec un concept paradoxal en prenant Zarathoustra comme porte-parole de sa pensée.

Une anticipation de Platon

Le mazdéisme, religion dualiste : selon Zoroastre, il existe un esprit saint et un esprit mauvais (Spenta mainyu et Angra mainyu). L’un représente le bien, l’autre le mal ; l’un le jour, l’autre la nuit, l’un la lumière, l’autre les ténèbres. À la fin triomphera le bien. La responsabilité de chaque homme est affirmée. Nul fatalisme. Si tu donnes le bien, tu récolteras le bien. Ce dualisme n’est pas fixiste. Il s’agit de progresser vers le bien, et le bien est aussi la force et la générosité (et là, on comprend bien le choix emblématique que fait Nietzsche en se référant à la figure de Zarathoustra). Il faut travailler dur, jouir sans honte et vivre fortement. Pas de larmoiement, de culpabilité outrancière, de « réparations ». Pas de martyre ni d’auto-flagellation. Pas d’adoration exhibitionniste des dieux ni même du « prophète » Zoroastre, qui ne se définissait pas comme un prophète. Poète et chanteur, pas prophète. Mais il y aura une résurrection et une vie éternelle. En attendant, les chants sacrés disent : « Tu [Zoroastre] me révèles la félicité des deux mondes, le matériel et le spirituel » (Gatha, I, 3). Il y a complémentarité entre le monde spirituel, l’intelligible, et le monde matériel. Le dualisme entre monde sensible et monde intelligible anticipe sur la pensée de Platon, même si celui-ci tempère ce dualisme par la notion de participation (metaxu : intervalle, entre-deux qui fait lien), comme quoi la matière tend à participer au divin bien qu’elle en soit une déclinaison éloignée. Surtout, Platon, homme de théorie, mais aussi de pratique politique concrète, cherche à tirer des leçons des différences et des proximités entre la Grèce et la Perse : « Examine cependant, et Clinias aussi bien que toi-même, si ce que je dis a quelque rapport avec la législation. Ce n’est pas en effet pour faire un récit que je fais cet exposé, voyez en effet quel est l’objectif de mes propos. Puisqu’en quelque sorte nous avons subi le même sort que les Perses, eux parce qu’ils réduisaient le peuple à une servitude absolue et nous, à l’inverse, parce que nous incitions les masses à une liberté absolue, comment orienter la suite de nos propos, en quoi nos propos précédents sont-ils bien appropriés » (Lois 699 d-e).

L’âme du monde

Encore plus vers l’Orient : l’Inde, elle aussi, comme la Perse, globalement de peuplement indo-européen. Il s’agit de l’Inde du Nord-Ouest, vers le Cachemire. C’est pourquoi il n’est guère étonnant qu’il y ait des points communs avec la religion de la Perse, si proche (l’actuel Afghanistan est entre les deux contrées). Le dieu de ces peuples d’Inde du Nord est Brahman. L’hindouisme proprement dit fera suite au brahmanisme (dit encore religion védique). Le texte sacré de la religion de Brahman est le Veda (XVe siècle avant notre ère). Quatre textes constituent le Veda. L’un de ces livres, le plus ancien, est le Rig-Veda, ou Livre des hymnes. Le mot Veda veut dire « connaissance ». Le monde est cyclique, incréé, et il est Un. À l’origine du monde, il y a l’énergie divine, qui est le principe premier. Il y a d’un côté tout ce qui vit, les corps organiques, et a une âme, et d’un autre côté ce qui ne vit pas, les corps inorganiques : l’éther, le vent, l’eau, le feu, la terre. Les Upanishad sont des commentaires du Veda. On les date des années 800 à 500 avant notre ère. Ils sont donc susceptibles d’avoir été en partie connus par les présocratiques et par Platon. Le monde est une émanation du Brahman. Celui-ci se définit par ce qu’il n’est pas. Cela veut dire qu’il ne cesse de donner, d’offrir ce qu’il serait s’il n’était pas justement le don même. Es gibt, dira Heidegger (de geben, « donner »). Une conception peu éloignée de celle du monde sensible comme émanation de l’Idée chez Platon. C’est alors l’Idée (qui est le Bien et qui est le Dieu) qui « donne » le monde.

L’univers, chez les brahmanistes, est le corps de l’esprit, le corps de l’énergie vitale. « Le feu est sa tête, la lune et le soleil ses yeux, les points cardinaux ses oreilles et sa parole les védas révélés. Le vent est son souffle, tout l’univers est son cœur. La terre provient de ses pieds. Il est, de tous les êtres, l’âme intérieure » (Mundaka-upanishad, 2-1-4). Brahman se pense lui-même. Il est la pensée de sa pensée. Il est l’union du subjectif et de l’objectif (c’est ce que visera Hegel avec l’esprit absolu). Brahman, devenant l’objet de sa propre pensée, pourra se démultiplier. C’est en ce sens que, Un à l’origine, il fera apparaître Vishnou le conservateur, et Shiva le destructeur. Non pas pour détruire l’unité primordiale, mais pour montrer que celle-ci est une lutte et un mouvement. Brahman est à la fois conservation et destruction. Du déploiement vital de Brahman sont nés le feu et l’eau, et le monde lui-même, avec la terre. Deux principes, le masculin et le féminin, s’opposent mais dans une dynamique qui crée la vie. Une âme du monde anime tout ce qui est, et pénètre jusque dans l’âme de chacun. Le Brahman voudrait que tout ce qui est soit l’émanation de lui-même, c’est-à-dire d’un principe de beauté et de bonté. L’intellect (le noûs en grec) est l’intermédiaire entre l’âme et la matière pour organiser cette dernière.

En amont de Platon

Or, Platon, dans le Timée, un de ses écrits tardifs, envisage que le monde aurait été créé par un démiurge (un artisan). Il aurait ajouté le feu à la matière, puis l’eau et l’air. Imitation ? C’est évidemment bien autre chose que du recopiage. Mais il y a influence et plus encore rencontre, voire communion de pensées dans des schémas mentaux proches, dans des idéalités apparentées (mais fort heureusement non identiques) entre peuples indo-européens. Cela se constate de la Grèce à l’Inde en passant par la Perse. Et aussi plus au nord avec les Indo-Scythes, créateurs de la civilisation de l’Oxus, autour des villes de Gonur-depe, de Termez et du fleuve Amou-Daria (Oxus en grec), au IIe millénaire avant notre ère, entre âge du bronze et âge du fer (en actuel Turkménistan et Ouzbékistan).

Perses, Parthes et peuples de la Bactriane forment ainsi un pont entre les civilisations de l’Inde et celles de la Grèce. Ce n’est qu’en se réappropriant notre histoire dans la longue durée que nous sortirons de l’idéologie de l’homogénéisation du monde et du Grand Effacement des peuples. Au « monde des fourmis » que dénonçait Stefan George, un monde qui abolit le sens, il faut opposer la longue mémoire de notre créativité historique.

Auteur de nombreux ouvrages, Pierre Le Vigan vient de publier Comprendre les philosophes (Dualpha) et Éparpillé façon puzzle. La politique de Macron contre le peuple et les libertés (Libres).

©Photo : Bas-relief de la Parade de Shapur Ier, Naqsh-e Rajab, Iran.

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