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Alfred Schuler, le visionnaire de Munich

Alfred Schuler, le visionnaire de Munich

N’ayant presque rien publié de son vivant, Alfred Schuler a inspiré de nombreux écrivains, notamment une partie de ceux fréquentant le quartier de la bohème littéraire et artistique de Schwabing à Munich au tournant du XIXe et du XXe siècle. Lionel Baland nous conte l’histoire de ce penseur hors du commun, qui a été le mentor de Ludwig Klages, a influencé des auteurs célèbres, dont certains sont liés à la Révolution conservatrice allemande, et a été un des fondateurs du Cercle cosmique de Munich.

Le poète Stefan George dédie « Porta Nigra », paru dans les Blätter für die Kunst,à Alfred Schuler et plusieurs autres de ses poèmes sont influencés par les idées de ce dernier. Rainer Maria Rilke souligne que des passages de ses Sonnets à Orphée sont suggestionnés par la conception d’Alfred Schuler de la relation entre la vie et la mort. Thomas Mann évoque brièvement Alfred Schuler dans Docteur Faustus sous les traits du « docteur Chaim Breisacher », alors que l’ombre de celui-ci plane sur certaines pages de La Montagne magique et de Mario et le magicien. Alfred Schuler apparaît sous le nom de Delius dans le roman à clé Herrn Dames Aufzeichnungen oder Begebenheiten aus einem merkwürdigen Stadtteil (« Les notes de Monsieur Dame ou événements de la vie d’un quartier étrange ») de Franziska zu Reventlow. Il a été l’inspirateur de Ludwig Klages et a influencé Walter Benjamin, Gottfried Benn, Carl Schmitt et Oswald Spengler.

De Mayence à Munich

Né à Mayence (Mainz), fils d’un juriste qui deviendra magistrat, en 1865 dans une famille catholique, Alfred Schuler porte durant les deux premières années de sa vie le nom de sa mère, Katharina Ries, avant que ses parents ne se marient. Il passe son enfance à Zweibrücken. Il y effectue ses études secondaires. Son père meurt deux ans avant la fin de sa scolarité. Lui et sa mère vivent de l’allocation de veuve que cette dernière perçoit. En 1887, lorsqu’Alfred Schuler a terminé ses humanités, ils partent vivre à Munich dans le quartier de Schwabing. Il y entreprend des études de droit, puis d’histoire, d’histoire de l’art et d’archéologie à l’université Ludwig-Maximilian. Il ne termine pas le cursus et finit par décrire les adeptes de l’archéologie en tant que « fossoyeurs qui souillent les tombes ». Il passe, sans jamais travailler, le reste de sa vie, à l’exception de courts séjours, dans la capitale de la Bavière, au sein du quartier de Schwabing. Poète, mythologue et archéologue, il y donne de nombreuses conférences. Rejetant la société wilhelmienne, il perçoit dans la Rome antique un contre-monde à celle-ci.

En 1893, Alfred Schuler fait la connaissance de Ludwig Klages et de Karl Wolfskehl. En 1894, il passe plusieurs semaines à Rome. La même année, il côtoie le poète Ludwig Derleth. Il rencontre en 1897, via Ludwig Klages, pour la première fois le poète Stefan George. Aux environs de 1900, Alfred Schuler, Ludwig Klages et Karl Wolfskehl fondent le Cercle cosmique. En 1901, la relation entre Alfred Schuler et Ludwig Derleth se rompt, puis, en 1904, celle entre, d’une part Schuler et Klages, et, d’autre part, Wolfskehl et George. Wolfskehl, sioniste, est perçu comme ayant trahi idéologiquement le Cercle cosmique. Sous l’influence de Ludwig Klages, Alfred Schuler lit, à partir de 1902, l’ouvrage Das Mutterrecht. Eine Untersuchung über die Gynaikokratie der alten Welt nach ihrer religiösen und rechtlichen Natur (« Le droit maternel. Une enquête sur la gynocratie de l’ancien monde d’après leur nature religieuse et juridique ») de Johann Jakob Bachofen et adhère à cette thèse. La mère d’Alfred Schuler, avec laquelle ce dernier, homosexuel, a toujours séjourné, meurt en 1912. Il ne peut plus vivre d’une partie des allocations de veuve de sa mère. Il reçoit de l’argent de mécènes, notamment en exerçant la fonction de bibliothécaire privé pour l’un d’eux, et tient des exposés, en partie chez le couple d’éditeurs Hugo et Elsa Bruckmann. Rainer Maria Rilke assiste en cet endroit à des conférences d’Alfred Schuler. Ce dernier meurt le 8 août 1923, dans le cadre d’une opération chirurgicale liée à un cancer. Sa tombe se trouve dans la crypte du cimetière nord (Nordfriedhof) dans le quartier de Schwabing à Munich. Ayant très peu publié de son vivant, ses textes sont édités après sa mort.

Idées

Alfred Schuler désire réactiver des forces vitales antiques liées au paganisme, comme le Blutleuchte (« luminaire de sang »), afin de contrer la décadence, due au progrès, issue de l’abstraction rationnelle dont, selon lui, le christianisme est responsable. Le Blutleuchte est une étincelle immortelle du passé païen permettant de provoquer une régénération cosmique et une renaissance de l’humanité.

Alfred Schuler développe le concept d’une illumination intérieure païenne exclusivement romaine. Pour lui, l’empereur Néron, qu’il désigne sous l’appellation d’Ultimus Paganorum (« dernier des païens »), a été l’ultime grand homme antique à incarner le « paganisme de lumière ».

Il pense déceler chez Élisabeth d’Autriche (Sissi), Louis II de Bavière et le philosophe Friedrich Nietzsche les traces du luminaire de sang, ainsi que dans l’œuvre de Friedrich Hölderlin, dans les poèmes de Goethe « Divan occidental-oriental » et « Faust II » et dans celui de Stefan George intitulé « Algabal ».

Il souhaite faire sortir Friedrich Nietzsche de la folie à l’aide de danses dionysiaques qui doivent être exécutées devant ce dernier, mais la sœur du philosophe, de retour du Paraguay, s’y oppose.

Sources :

AURNHAMMER Achim, BRAUNGART Wolfgang, BREUER Stefan, OELMANN Ute (Hrsg.), in Zusammenarbeit mit Kai Kauffmann. Redaktion: Birgit Wägenbaur, Stefan George und sein Kreis. Ein Handbuch, 2. Auflage, De Gruyter, Berlin/Boston, 2016.

EGYPTIEN Jürgen, Stefan George. Dichter und Prophet. Biographie, Theiss, Darmstadt, 2018.

FROMMEL Wolfgang, KEILSON-LAURITZ Marita, SCHULER Karl-Heinz, Alfred Schuler. Drei Annäherungen, Castrum Peregrini, Amsterdam, 1985.

KADMON [HALLSTATT Gerhard], Blutleuchte « Le luminaire de sang ». Petite histoire du Cercle des cosmiques, Les Éditions du Lore, s.l., 2017.

MARTYNKEWICZ Wolfgang, Salon Deutschland. Geist und Macht 1900-1945, Aufbau Verlag, Berlin, 2009.

MOHLER Armin, Die Konservative Revolution in Deutschland 1918-1932, Friedrich Vorwerck Verlag, Stuttgart, 1950.

MÜLLER Baal (dir.), Alfred Schuler der letzte Römer. Neue Beiträge zur Münchner Kosmik: Reventlow, Schuler, Wolfskehl u.a., Heft 242-243, Castrum Peregrini, Amsterdam, 2000.

MÜLLER Baal, Kosmik. Prozeßontologie und temporale Poetik bei Ludwig Klages und Alfred Schuler: Zur Philosophie und Dichtung der Schwabinger Kosmischen Runde, Telesma, München, 2007.

NORTON Robert E, Secret Germany. Stefan George and his circle, Cornell University Press, Ithaca & London, 2002.

SCHRÖDER Hans Eggert (dir.), Ludwig Klages 1872-1956. Centenar-Ausstellung 1972, Bouvier, Bonn, 1972.

SCHULER Alfred (herausgegeben, kommentiert und eingeleitet von Baal Müller), Gesammelte Werke, Telesma, München, 2007.

SCHULER Karl-Heinz, Alfred Schuler. Bibliographie, Telesma, München, 2006.

WEGENER Franz, Alfred Schuler. Der letzte deutsche Katharer, KFVR, Gladbeck, 2014.

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